Le Roman du prince Othon/Livre deuxième/Chapitre V

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CHAPITRE V

… GONDREMARK EST CHEZ MADAME


La comtesse de Rosen avait dit vrai. Le fameux premier ministre de Grunewald se trouvait déjà renfermé avec Séraphine. La toilette était achevée, et la princesse, habillée avec goût, était assise devant un haut miroir. La description de Sir John était méchamment exacte, exacte dans les termes ; mais néanmoins un libelle, un chef-d’œuvre de misogynie. Son front était peut-être un peu haut, mais cela lui allait. Ses épaules pouvaient être un peu rondes, mais chez elle chaque détail était parachevé comme un joyau : la main, le pied, l’oreille, le port de sa tête gracieuse, tout était délicat et harmonieux. Sinon parfaitement belle, elle était du moins vive, changeante, colorée, jolie de mille jolies façons. Et quant à ses yeux, s’il était vrai qu’elle en jouait avec un peu trop d’affectation, du moins en jouait-elle bien. De tous ses traits c’était là ce qu’elle avait de plus attrayant. Et cependant ils rendaient constamment faux témoignage contre ses pensées, car, quoique du fond de son cœur encore inépanoui, inadouci, elle fût entièrement vouée aux ambitions mâles, au désir du pouvoir, ses yeux tour à tour hardis, provocants, fiers, attendris ou astucieux étaient ceux d’une sirène avide. Astucieuse, elle l’était, d’une certaine façon. Irritée de n’être pas homme, et de ne pouvoir briller par l’action, elle avait conçu un rôle féminin de domination responsable ; elle visait à la direction des autres pour ses intérêts privés ; elle voulait rayonner d’influence tout en restant froide de cœur ; et bien qu’elle n’aimât aucun homme, elle aimait à voir l’homme lui obéir. C’est là une ambition assez commune chez les jeunes femmes : telle était sans doute cette dame au gant qui envoya son amant au milieu des lions. Mais le piège est tendu pour l’homme tout aussi bien que pour la femme, et le monde est ajusté avec l’artifice le plus parfait.

Près d’elle, sur une chaise basse, Gondremark avait disposé ses membres dans une attitude de chat, voûté et soumis. La formidable mâchoire bleuâtre de cet homme, et son œil trouble et bilieux rehaussaient la valeur de son évident désir de plaire. Sa figure exprimait la capacité, le sang-froid, et une sorte d’improbité hardie, improbité de pirate qu’il eût été calomnieux d’appeler fourberie. Ses manières, comme il souriait à la princesse, étaient par trop belles, et pourtant sans élégance.

— Probablement, dit le baron, je devrais maintenant songer à prendre congé. Il ne faut pas que je laisse mon souverain faire antichambre. Venons-en donc tout de suite à une décision.

— Est-il impossible, tout à fait impossible de remettre à plus tard ? demanda-t-elle.

— Impossible, répondit Gondremark. Votre Altesse doit le reconnaître elle-même. Dans les commencements nous pouvons imiter le serpent, mais quant à l’ultimatum nous n’avons pas de choix : il faut être hardis comme les lions. Si le prince avait eu l’idée de rester éloigné, cela sans doute eût mieux valu ; mais nous nous sommes trop avancés pour temporiser.

— Qu’est-ce donc qui a pu le ramener ? s’écria-t-elle. Aujourd’hui surtout !

— Le fâcheux, Madame, suit l’instinct de sa nature, répondit Gondremark. Mais vous vous exagérez le péril. Songez, Madame, à quel point nous avons réussi déjà, malgré combien de désavantages. Est-ce qu’une Tête-de-Plume ?… Eh non ! Il souffla, en riant, légèrement sur ses doigts.

— La Tête-de-Plume, répliqua-t-elle, est toujours prince de Grunewald.

— Prince par votre tolérance seulement, et aussi longtemps qu’il plaira à votre indulgence, dit le baron. Il y a des droits naturels : le pouvoir à ceux qui sont puissants, voilà la loi. Si jamais il songeait à contrarier notre destinée… vous avez ouï parler du pot de fer et du pot de terre !

— M’appelez-vous un pot ? Vous n’êtes pas galant, baron ! dit la princesse en riant.

— Avant d’en avoir fini avec gloire, je vous aurai appelée par bien des titres différents, répondit-il,

La jeune femme rougit de plaisir. Mais Frédéric, monsieur le flatteur, dit-elle, est toujours bien le prince. Vous ne songez pas à faire une révolution, vous surtout ?

— Mais elle est déjà faite, chère Madame ; s’écria-t-il. Le prince, il est vrai, règne de par l’almanach, mais ma princesse règne et gouverne. En disant cela il l’envisagea d’un œil d’amour et d’admiration qui gonfla le cœur de Séraphine. Regardant son gigantesque esclave, elle savoura les joies enivrantes du pouvoir. Cependant il poursuivit, avec cette finesse massive qui lui seyait si mal : Elle n’a qu’une faute ; il n’y a qu’un seul danger dans la belle carrière que je prévois pour elle. Puis-je le nommer ? Puis-je être si irrévérencieux ? C’est en elle-même… son cœur est tendre.

— Son courage est faible, baron, dit la princesse. Si nous avions mal jugé !… Si nous allions être battus !

— Battus, Madame ! répliqua le baron avec une nuance d’humeur. Le chien se laisse-t-il battre par le lièvre ? Nos troupes sont cantonnées tout le long de la frontière ; avant cinq heures l’avant-garde de cinq mille baïonnettes frappera aux portes de Brandenau, et dans tout le Gérolstein il n’y a pas quinze cents hommes qui sachent manœuvrer. C’est simple comme bonjour, il ne peut pas y avoir de résistance.

— Cela ne semble pas un bien grand exploit. Est-ce là ce que vous appelez la gloire ? C’est comme si l’on battait un enfant !

— Le courage, Madame, est diplomatique, répliqua-t-il. Ceci est une entreprise grave : nous fixons pour la première fois les yeux de l’Europe sur Grunewald, et, selon les négociations des trois prochains mois, remarquez-le bien, nous résistons ou nous croulons. C’est là, Madame, ajouta-t-il d’un air presque sombre, que j’aurai à compter sur vos conseils. Si je ne vous avais pas vue à l’œuvre, si je ne connaissais pas la fertilité de votre esprit, j’avoue que je tremblerais pour les conséquences. C’est sur ce terrain-là que les hommes sont forcés de reconnaître leur incapacité. Tous les grands négociateurs qui n’étaient pas des femmes ont du moins eu une femme à leur côté. Madame de Pompadour fut mal servie ; elle n’avait pas trouvé son Gondremark. Mais quel puissant politique ! Et Catherine de Médicis… quelle justesse de vue, quelle promptitude de moyens, quelle élasticité dans la défaite ! Mais, hélas, Madame, ses Tête-de-Plume à elle étaient ses propres enfants ! Elle avait, de plus, un coin vulgaire, un trait bourgeois dans le caractère… elle permettait aux liens et aux affections de famille de restreindre sa liberté d’action.

Ces singuliers aperçus historiques, strictement ad usum Seraphinæ, ne semblèrent pas produire le charme qui d’ordinaire calmait la princesse. Il était clair que, pour le moment, elle avait perdu goût pour ses propres résolutions, car elle persista dans sa résistance à son conseiller. Elle le regarda, les paupières demi-closes, et avec une ombre de raillerie sur ses lèvres : — Que les hommes sont enfants, dit-elle ; comme ils adorent les grands mots ! Beau courage, vraiment ! S’il vous fallait récurer des casseroles, monsieur de Gondremark, vous appelleriez cela du courage domestique, je suppose !

— Sans aucun doute, Madame, dit le baron avec fermeté, si je les récurais comme il faut. Je donnerais un beau nom à une vertu, et ce ne serait pas de trop : les vertus ne sont pas si charmantes en elles-mêmes.

— Bien, mais voyons ! dit-elle. Je voudrais comprendre votre courage. Ne nous a-t-il pas fallu demander permission, comme des enfants ? Notre grand’maman à Berlin, notre oncle à Vienne, toute la famille nous a pincé la joue et nous a dit d’y aller. Du courage ! Vraiment, à vous entendre, je m’étonne.

— On m’a changé ma princesse, répondit le baron. Elle oublie où se cache le danger. Il est vrai que, de tous côtés, on nous encourage ; mais ma princesse ne sait que trop sous quelles conditions inacceptables. Et, de plus, elle sait comment, à la Diète, quand les choses se discutent en public, toutes nos conférences à voix basse se trouvent oubliées ou démenties. Le danger est réel. (En son for intérieur le baron enrageait de se voir maintenant forcé de souffler sur le tison qu’un instant auparavant il avait lui-même éteint.) Il n’en est pas moins réel pour n’être pas précisément militaire ; mais pour cette raison même il ne nous en est que plus facile d’y faire face. Si nous devions compter sur vos troupes, bien que je partage la confiance de Votre Altesse en la conduite d’Alvenau, il ne faudrait pas oublier qu’il n’a pas encore fait ses preuves comme généralissime. Mais pour ce qui regarde les négociations, leur direction nous revient, et avec votre aide je me ris du danger.

— C’est possible, dit Séraphine en soupirant. C’est ailleurs que je vois le danger, moi. Le peuple, ce peuple abominable… s’il allait se soulever sur-le-champ ! Quelle espèce de figure ferions-nous aux yeux de l’Europe, après avoir entrepris une guerre d’invasion alors que mon trône même était sur le point de crouler !

— Ici, Madame, dit en souriant Gondremark, vous n’êtes plus à votre propre hauteur. Qu’est-ce qui entretient le mécontentement du peuple ? Qu’est-ce, sinon les impôts ? Le Gérolstein une fois saisi, nous relâchons les impôts ; les fils reviennent couverts de renommée, les maisons s’embellissent des fruits du pillage ; chacun goûte sa petite part de gloire militaire… et nous voilà de nouveau tranquilles et heureux ! « Oui, ma foi ! se diront-ils l’un à l’autre dans leurs longues oreilles, la princesse, elle, comprend les choses ; oui, c’est une forte tête… nous voilà, voyez-vous, plus riches qu’avant. » Mais à quoi bon expliquer tout ceci ? C’est ce que ma princesse m’a elle-même démontré. Ce fut par ces raisons mêmes qu’elle m’a converti en faveur de l’aventure.

— Il me semble, monsieur de Gondremark, dit Séraphine assez sèchement, que vous attribuez souvent votre propre sagacité à votre princesse.

Pendant une seconde Gondremark fut décontenancé par la subtilité de l’attaque ; mais il se remit vite. — Est-ce vrai ? dit-il. C’est fort possible. J’ai remarqué une tendance semblable chez Votre Altesse.

La réponse était si franche et paraissait si juste, que de nouveau Séraphine respira librement. Sa vanité avait été effarouchée, et le soulagement qu’elle éprouva à ces mots ranima son courage.

— Enfin, dit-elle, tout ceci n’est pas bien à propos. Nous faisons faire antichambre à Frédéric, et j’ignore encore notre ordre de bataille. Allons, mon coamiral ; délibérons ! Comment dois-je le recevoir à présent ? Et que ferons-nous s’il se présente au Conseil ?

— À présent ? répondit-il. Oh ! à présent, je l’abandonne à ma princesse : je l’ai vue à l’œuvre. Qu’elle le renvoie à sa comédie ! Mais, tout en douceur ! ajouta-t-il. Déplairait-il, par exemple, à ma souveraine, d’alléguer une migraine ?

— Jamais ! dit-elle. La femme qui peut gouverner, tout comme l’homme qui peut combattre, ne doit jamais éviter une rencontre. Le chevalier ne peut déshonorer ses armes.

— Alors, reprit-il, que ma belle dame sans merci me permette de la supplier d’affecter la seule qualité qui lui fasse défaut. Ayez pitié du pauvre jeune homme ! Faites semblant de prendre intérêt à ses chasses ! Soyez fatiguée de la politique ! Trouvez, pour ainsi dire, dans sa société, une agréable récréation à l’aridité des affaires ! Ma princesse approuve le plan de bataille ?

— Enfin tout cela n’est qu’un détail, répondit Séraphine. Le Conseil… voilà la question.

— Le Conseil ? s’écria Gondremark. Que Madame me permette !

Il se leva et commença à se trémousser par la chambre, en imitant, non sans vraisemblance, la voix et le geste d’Othon : — « Qu’y a-t-il aujourd’hui, monsieur de Gondremark ? Ah ! monsieur le Chancelier, une nouvelle perruque ? Vous ne pouvez me tromper : je connais toutes les perruques de Grunewald ! J’ai l’œil du souverain. Qu’est-ce que ces papiers ? Certainement,… certainement. Je parie que pas un de vous n’avait remarqué cette perruque… Sans aucun doute. Je n’entends rien à tout cela… Eh ! mon Dieu, y en a-t-il tant que ça ! Alors signez-les, vous avez la procuration… Vous le voyez, monsieur le Chancelier, j’ai bien vu votre perruque. » C’est ainsi — conclut Gondremark en reprenant sa voix naturelle, — que notre souverain par la grâce spéciale de Dieu éclaire ses conseillers privés, et les soutient.

Mais quand le baron se retourna vers Séraphine pour jouir de son approbation, il la trouva de glace.

— Vous avez beaucoup d’esprit, monsieur de Gondremark, dit-elle. Peut-être avez-vous oublié où vous êtes. Mais ces répétitions sont parfois trompeuses. Votre maître, le prince de Grunewald, est quelquefois plus exigeant.

Du fond du cœur Gondremark la voua à tous les diables. De toutes les vanités blessées, celle du bouffon repris est la plus furieuse. Et quand de graves intérêts sont en jeu, ces coups d’épingle deviennent insupportables. Mais Gondremark était de fer : il ne laissa rien percer. Il ne battit même pas en retraite comme l’eût fait, après avoir trop présumé, un charlatan vulgaire. Il tint ferme : — Madame, dit-il, si, comme vous dites, il se montre exigeant, il nous faudra prendre le taureau par les cornes.

— Nous verrons, dit-elle, arrangeant sa robe pour se lever.

L’irritation, le dédain, le dégoût, tous les sentiments âcres, lui seyaient comme autant de parures. En ce moment elle était toute à son avantage.

— Dieu fasse qu’ils se querellent, pensa Gondremark… Cette sacrée pimbêche pourrait bien me faire défaut, à moins qu’ils ne se querellent. Il est temps de le laisser entrer… Allez-y, les chiens ! Zit, battez-vous ! — Sur ces réflexions, il ploya un genou, et baisa chevaleresquement la main de la princesse.

— Il faut, dit-il, que ma princesse congédie son serviteur. J’ai nombre de préparatifs à faire avant l’heure du Conseil.

— Allez ! dit-elle. Elle se leva, et comme Gondremark sortait sur la pointe des pieds, par une porte dérobée, elle toucha un timbre, et donna l’ordre d’admettre le prince.