Le Salut par les Juifs/Chapitre 18

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Joseph Victorion et Cie (p. 69-72).

XVIII


Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde, écrivait Pascal, — le plus déplorable, je crois, d’entre les grands hommes qui se sont beaucoup trompés.

Pensée d’une haute beauté triste que le janséniste farouche, assurément, n’eût pas expliquée, et qui ne pouvait être, à ses propres yeux, qu’une hyperbole de piété.

Il serait peu facile, toutefois, d’exprimer à quel point cette combinaison de syllabes a le pouvoir d’obséder un cœur profond qui la supposerait plus qu’humaine…

À force d’aimer, le Moyen Âge avait compris que Jésus est toujours crucifié, toujours saignant, toujours expirant, bafoué par la populace et maudit par Dieu lui-même, conformément au texte précis de l’ancienne Loi : « Celui qui pend au bois est maudit de Dieu[1] ». Comment aurait-il pu ne pas abhorrer les Juifs ?

La Passion était pour lui si contemporaine, si flagrante, le Sang du Christ si tiède encore, si vermeil, et ses oreilles bourdonnaient si fort de la Clameur exécrable !

Ce peuple démoniaque ne hurlait-il pas, s’adressant au Lâche condamné à laver éternellement ses mains homicides : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants » ? Il fallait bien le satisfaire, en accomplissant, par la vilipendaison à jamais d’un peuple entier, le pénal verset de ce Testament Nouveau, prophétique autant que l’Ancien dont il fut dit qu’un iota ou un point ne passera pas aussi longtemps que subsisteront le ciel et la terre.

Les souffrances de Jésus furent le pain et le vin du Moyen-Âge, son école primaire et le pinacle sourcilleux de sa clergie. Elles furent sa demeure, son foyer plein de brandons et d’étincelles, son lit pour naître et pour mourir et, quelquefois, le paradis de ses Saints qui n’imaginaient pas mieux que de pleurer avec la Mère aux Sept Glaives et le Bon Larron, pendant des éternités.

Elles furent et devaient être, en effet, la grande émotion, le poème toujours nouveau, la rédivive péripétie d’un drame toujours angoissant, pour une société naïve où les facultés d’enthousiasme et de dilection flamboyèrent avec une magnificence que les seules fournaises du Paraclet pourront rallumer un jour.

La Pauvreté du Seigneur était sentie merveilleusement par ces tendres foules, et la compassion pour un Dieu si lamentable faisait quelquefois mourir d’autres pauvres qui prenaient volontiers, par-dessus leurs propres misères, tout ce qu’ils pouvaient porter de son fardeau.

Pour mieux souffrir avec lui, ils se serraient contre la Vierge navrée qui tient sur ses genoux — comme sur une croix nouvelle[2], — son grand Fils mort et arrache de sa Tête, avec des tenailles précieuses, les dures épines qu’on y enfonça.

« — Vous êtes douloureuse et lacrymable, Notre Dame Vierge Marie, disaient-ils ; à qui Vous comparer ou Vous égaler ? Votre contrition est comme la mer. Faites-moi pleurer avec Vous, faites-moi porter la mort du Christ, faites-moi le convive de sa Passion et le miroir de ses Plaies[3]. »

Elle seule pouvait leur conter la peine infinie du Dieu Sans-avoir qu’elle avait mis humblement au monde chez des animaux et qui ne s’était jamais reposé d’avoir du chagrin et de festoyer la tribulation.


  1. Deutéronome, XXI, 23.
  2. Sainte Brigitte, liv. 1, chap. 10.
  3. Office des Sept Douleurs.