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Le Sang du pauvre/L’Embarquement pour Cythère

La bibliothèque libre.
Stock, Delamain et Boutelleau (p. 55-60).


IV

L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE


Nulla discretio inter cadavera mortuorum nisi forte quod gravius fœtent divitum corpora, luxuria distenta.
Saint Ambroise.


Un homme riche est rencontré au seuil d’un mont-de-piété. — Que faites-vous ici ? Vous ne venez sans doute pas pour engager. — Je cherche une occasion. On rencontre quelquefois de petites femmes aimables privées d’amis et forcées par la misère de mettre en gage ce qu’elles peuvent avoir de plus précieux. Il y en a qui pleurent, ce qui les rend plus jolies. On se fait leur sauveur et neuf fois sur dix, en s’y prenant bien, on en est récompensé. Cela ne coûte pas cher et on a fait une bonne action.

On ne sait pas le nombre de ces bienfaiteurs qui n’ambitionnent pas la publicité et qu’on désobligerait en les divulguant. Tout porte à croire qu’ils sont très-nombreux. On sait que les patrons ou chefs d’emploi, dans le commerce ou l’industrie, pour ne rien dire des administrations les plus respectables, sont, assez ordinairement, des sauveurs en cette manière. Les anglo-saxons ne sont pas seuls à pratiquer ainsi l’Évangile.

— Tu as faim, ma pauvre fille, tu as faim pour toi et, peut-être, pour d’autres qui te sont chers. Eh ! bien, tu as de la chance d’être tombée sur un homme généreux ! Voici du pain, il est à toi, seulement tu le ramasseras dans mon ordure.

Jésus est sur sa Croix de misère et il voit ces choses. Il en voit d’autres que ne peuvent pas voir les hommes. Il voit de tels actes aller dans l’Infini et il voit le majestueux abîme de son Épouvante, à Lui. C’est donc pour cela qu’il a souffert et qu’il a eu peur, ainsi qu’il est raconté dans sa Passion ! Je ne pense pas que l’Imitation parle de cette peur de Jésus qui a certainement dépassé toutes les peurs, mais qui devrait pourtant être imitable, comme tout le reste. L’imitation de la Peur qui fait suer le sang ! Seulement il faudrait savoir et croire que nous sommes, en réalité, des créatures divines, infiniment importantes et incalculables, des « Dieux » ! Ego dixi : Dii estis. Or, nous ignorons et renions infiniment et incalculablement, comme des faux dieux.

Le xviiie siècle, par une profanation héroïque du sens des mots, a beaucoup parlé d’amour. « Tu l’as connu, ce péché si charmant… » Un art fétide et défigurant, sans force ni profondeur, même du côté où commence l’asphyxie, a traduit exactement les âmes de cette époque. Il y a encore des fabricants de fécule ou de suif de vache qui sont passionnés pour Watteau et pour Fragonard. Assurément la concupiscence charogneuse du roman célèbre de Laclos n’a pas la netteté ferme, la franchise de collier du maquignonnage cité plus haut. Mais c’est toute la différence. On est tous des cochons féroces et la misère dont abuse chiennement le flaireur du mont-de-piété, les Faublas et les Héloïses des fêtes galantes veulent absolument n’en rien savoir.

Sur le chemin de Cythère, un peu avant la guillotine où tout ce beau monde fit escale, il y avait le Hameau de Marie-Antoinette, où la pauvre reine, en robe de percale blanche et fichu de gaze, allait voir traire les vaches, idylle villageoise qui avait coûté cent mille écus. C’était l’extrême concession. Tous les bergers de France devaient avoir des houlettes et garder bucoliquement des moutons enrubannés, dans des paysages de frontispice, en jouant de la flûte avec des bergères couronnées de roses…

Aujourd’hui que la géographie est mieux connue, on s’embarque sûr d’autres bateaux. On sait positivement que le pauvre existe et qu’il est en viande. Cela suffit pour la table et pour l’alcôve. Le miséreux est un condiment, il a la valeur d’une truffe ou d’un aphrodisiaque. — Écrase-moi ce vieux, dit la baronne à son chauffeur, et j’irai de mon voyage.

Sur sa montagne de la Salette, Celle qui pleure est devenue de bronze. Reine pauvre et Mère très pure du Père des pauvres, Elle veut ignorer à son tour ceux qui les ignorent. Qui peut les ignorer d’une ignorance plus complète que ces effrayantes brutes, mâles et femelles, occupées uniquement à se verser, les unes dans les autres, la purulence de leurs âmes reçues en vain ? Le gaspillage homicide, l’inutilité de l’argent déjà souillé par toutes les fanges, le Sang même du Pauvre des pauvres dont l’argent n’est que la figure servant à cela ! Et les mains des Anges étendues sur les claviers des ouragans !

Avez-vous vu aux Enfants assistés, dans une longue et lugubre salle, cette double ou quadruple rangée de bancs où sont assis, pour attendre je ne sais quoi, les petits abandonnés ? Il y en a des dizaines, plus ou moins, selon les temps et les jours. Ils ont de trois à cinq ans et ils pleurent.

Ce sont les débarqués de Cythère.

Quand passent des étrangers, les pauvres petits tendent les bras en sanglotant. Il y en a qui disent papa ou maman, croyant reconnaître quelqu’un, et je pense que c’est ce qu’on peut voir de plus poignant sur la terre. Ces tendres parmi les plus faibles sont sous la molaire de l’Assistance et ils cesseront bientôt de pleurer. L’Administration aux mamelles arides se charge de tarir leurs larmes, comme on a tari les Larmes de la Vierge douloureuse. Leurs petits sanglots ne deviendront pas même des bouillons de désespoir. S’ils n’ont pas le bonheur de mourir très vite, on en fera des machines sèches de production infernale.

Le droit à l’innocence qui est le droit régalien de l’enfance et sa loi des Douze Tables, on les en privera, si c’est possible, dès le premier jour. Leurs blancs Anges gardiens seront remplacés par des démons. Quand ils auront l’âge de voyager, ils s’embarqueront, à leur tour, pour une Cythère que Watteau n’a pas prévue et que ne parfument pas les orangers des Cyclades. Ils pousseront même jusqu’à Sodome qui n’en est pas loin et la guillotine, comme autrefois, complétera le tableau champêtre.

Voilà votre peuple, Reine aux yeux de bronze, Reine du Silence et de la Solitude qui pleurâtes en vain sur la Montagne.