Le Sang du pauvre/Le Festin

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 47-52).


III

LE FESTIN


Je suis le froment du Christ. Il faut que je sois moulu sous la dent de ces animaux.
Saint Ignace, martyr.


Ce qu’il y a de meilleur à manger, c’est le pauvre et non pas la langue, ainsi que le prétendait Ésope, à moins que ce ne soit la langue du pauvre, laquelle est eucharistique, essentiellement. Le Sang et la Chair du Pauvre sont les seuls aliments qui puissent nourrir, la substance du riche étant un poison et une pourriture. C’est donc une nécessité d’hygiène que le pauvre soit dévoré par le riche qui trouve cela très bon et qui on redemande Ses enfants sont fortifiés avec du jus de viande de pauvre et sa cuisine est pourvue de pauvre concentré.

Le général Constant de la Ritournelle-des-Creveurs-de-Caisse, philanthrope assermenté, donne un gala pour son trois-centième anniversaire. Il y aura du monde et du plus beau. Le Président de la République y amènera son ventre et ses appendices du Culte et de la Justice. La Flotte même y sera représentée avec le Commerce et l’Industrie, et l’Assistance publique, en déshabillé de crocodile, y conduira l’Armée dans son corbillard. On pourra se croire à Babylone.

Au-dessous de la table étincelante, infiniment au-dessous, dans les ténèbres, il y a un vieux mineur, un très vieux bougre noir qui ne s’est jamais régalé que de charbon. Il a été boucané deux ou trois fois par le grisou. Il lui est arrivé de rester cramponné vingt jours à une croûte de pain, entre un torrent et un brasier, sans une molécule d’air. On ne sait pas comment il n’y laissa que la moitié de sa peau. C’est le plus riant souvenir de sa jeunesse. Anecdote pour les salons. C’est lui qui entretient l’agréable tiédeur du palais de Balthasar. Quand il finira par le feu, l’éboulement ou l’asphyxie, sans cierges ni sacrements, on le remontera au grand jour pour le fourrer immédiatement dans un trou plus sombre et vingt autres prendront sa place. Il y a peut-être une de ses filles parmi les tripes roses qu’avoisinent les jeunes cannibales de la présidence du Conseil. Le citoyen Lahonte, ancien ministre de l’Extérieur et lécheur vanté dans toutes les cours, est à son poste. Il fait l’extra et c’est lui qui offrira aux dames l’entrée savoureuse des abatis de ce vieillard.

Il y a aussi de jeunes et vigoureux pauvres en mer. On ne voit que ça sur la Manche et l’Atlantique. Ceux-là, au moment même où les ventres se mettront à table, pousseront au large, quelque temps qu’il fasse. Ils veilleront et gèleront pour que vous ayez du poisson frais, ô bienheureux de ce monde, et, quand ils iront vous attendre dans l’autre, emportés par un naufrage, le poisson, engraissé de leurs misérables corps, n’en sera que plus délicieux. Vous les mangerez ainsi deux fois. C’est pour cela, sans doute, — il faut le dire en passant — que le poisson est réservé très particulièrement pour les jours de jeûne et d’abstinence qui sont, chez les gens du monde bien pensant, les jours de cuisine suprême, les jours où l’on truffe les maquereaux.

Pour ce qui est du pain, des viandes ou légumes, l’anthropophagie, malheureusement, est moins directe. Cependant c’est encore une fameuse jouissance de pouvoir se dire que cette volaille ou ce gigot qu’on fait descendre sur autre chose, quand on a le tube déjà plein, aurait pu aller à quelque miséreuse famille, à des dizaines d’enfants affamés qui, seuls, ont droit à cette ripaille et qui n’en recevront pas une seule miette. C’est vrai qu’on n’a plus bien faim, surtout les messieurs, après qu’on a mangé plusieurs indigents, mais quelle consolation de savoir qu’on a souillé de sa bouche, et détruit sauvagement, bêtement, malproprement, la subsistance des malheureux, qu’on est des voleurs et des bourreaux et qu’il y a probablement des nègres ou des peaux-rouges qui craindraient la foudre, s’ils accomplissaient une pareille abomination.

Il serait peut-être effrayant de parler des vins. « Le vin réjouit le cœur », est-il écrit, mais non pas les vins, parce que le pluriel, en général, afflige au contraire le cœur de l’homme. Le Vin est un roi qui ne partage pas. Il est le Sang du Fils de Dieu, le Sang du Pauvre, comme l’Argent et d’une manière plus manifeste. Il ne faut donc pas qu’il y en ait plusieurs. Quand on en est rempli, on est plus grand que les astres et on se cogne à la voie lactée. « La vérité est en lui », par conséquent les belles colères, les indignations immenses qui rompent les digues, la sainte force qui assiège les donjons des cieux.

Le vin est « généreux » et il fait « voir Dieu quand il est pur ». Les vins sont impurs, dégradants pour l’énergie, désastreux pour la colère. Alexandre devait avoir bu plusieurs vins quand il tua Clitus pour en mourir de tristesse en perdant tous ses empires. C’est le choix du monde, le choix du riche, naturellement ennemi de l’unité, comme de la grandeur, de la beauté ou de la bonté. Les voyez-vous, ces réprouvés, avec leurs gammes de verres, buvant tour à tour le vin des amants, le vin des adultères, le vin de l’assassin et de l’incendiaire, le vin des filles et du désespoir, le vin de la Peur, — le sang de Judas et le Sang du Christ mélangés !

Pourquoi ai-je nommé Balthasar ? Ces convives sont vraiment trop peu bibliques. Il n’y a pas moyen de leur présenter Daniel qui était sans doute mal vêtu. Ils seront traités autrement que les commensaux du roi d’Asie, On ne leur parlera pas en lettres de feu sur la muraille. Un Vagabond qu’ils ne savent pas les déshabillera d’un seul regard et leur nudité sera si épouvantable qu’ils demanderont en vain la permission de se cacher sous les guenilles des derniers mendiants, de se nourrir du crottin des plus fangeux animaux et de boire la sueur des chameaux atteints de la peste. Ce jour-là sera le commencement d’un sale déluge.