Le Sang du pauvre/La Carte future

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 29-36).


I

LA CARTE FUTURE


J’attache une grande importance et une grande idée de gloire à détruire la mendicité.
Napoléon.


J’ai, sous les yeux, une chose de cauchemar, une carte « hypothétique » de l’Europe future qui pourrait être l’Europe de demain, publiée par une revue à l’occasion des tremblements de terre qui ont détruit Messine et Reggio. Scientifiquement, strictement, implacablement, il est déduit ou supposé que l’Europe est désignée pour des bouleversements géologiques, prochains peut-être, inévitables et prodigieux.

« Nos côtes du Midi s’effondreront les premières, jusqu’à ce que la Manche soit réunie à la Méditerranée. » De toute la France orientale il ne restera plus que des lambeaux alpestres ou jurassiques. Le Rhône aura son embouchure dans le département de l’Ain et c’est à Cologne ou Mayence que le Rhin se précipitera dans… l’Atlantique, Plus de Seine, plus de Loire, plus de Garonne. Un gouffre de mer séparera des Pyrénées quelques débris de la France occidentale. Notre Bretagne, toujours indomptée, sera une île et, de l’orgueilleux royaume britannique, submergé comme une Atlantide, subsistera seulement l’Écosse et de misérables rochers d’Irlande.

L’Italie privée de la Lombardie, de la Sicile et des deux tiers de son littoral, ressemblera à la grande arête de quelque horrible poisson dévoré. En haut, l’Islande intacte et saturnienne dans son désert de glaces démesurément agrandi ; la Baltique multipliée par trente Baltiques, désormais navigable au-dessus des plaines de la colossale Russie ; enfin la presqu’île Scandinave, irrévocablement détachée du continent asiatique, et soudée au continent européen, présentera la figure d’un monstrueux hippocampe saluant le pôle.

Voilà donc la carte de Napoléon qui ne voulait pas qu’il y eût des mendiants en France et qui fit un code célèbre où l’inexistence du pauvre est supposée. On n’avait jamais vu cela dans aucune législation chrétienne. Le pauvre y avait toujours sa place, quelquefois même la place d’honneur qui est la sienne. C’est pourquoi il n’y eut jamais, pour un temps si court, un aussi puissant empire. Napoléon, hélas ! le plus dévorant et le plus adorable des instruments divins, l’homme tout-puissant au cœur immobile, à ce qu’on a prétendu, et qui allait, il ne savait où — il l’a confessé lui-même — ; empereur et roi, souverain maître de l’Occident sous qui tremblèrent tant de peuples ; la voilà donc la carte qu’il croyait savoir par cœur !

Il n’y a plus de Paris, plus de Berlin, plus de Vienne, peut-être, ni de Rome, ni de Moscou. Londres, la seule capitale qu’il n’ait pas conquise, est au fond des mers qu’elle pensait avoir domptées. L’Espagne seule tout entière a surnagé comme un énorme brisant, mais combien triste et lunaire pour son châtiment d’avoir été l’égorgeuse du grand empereur ! Il n’y a plus rien à conquérir, ô mon capitaine qui ne voulais pas qu’il y eût des mendiants. On ne sait même pas s’il reste encore quelques pauvres et, s’il y a des riches, ils ont, maintenant, leurs vraies figures, de démons. C’est fini de ta vieille garde et de ta grande armée dont les sépulcres même sont descendus dans l’abîme avec les champs de bataille et les royaumes disputés. C’est fini de ta gloire et de ta mémoire, C’est fini de tout, excepté de Dieu, parce qu’il est le Pauvre éternel.

Si quelques solitaires malheureux se souviennent de toi encore, c’est parce que tu fus toi-même, à ta manière, le plus grand des pauvres, tu mendiais l’empire du monde et on te l’a refusé. En ce sens les Paroles sacrées du Juge te sont applicables, applicables à toi seul, ô infortuné sans pareil :

— J’ai eu faim de toute la terre et vous ne me l’avez pas donnée à manger ; j’ai eu soif de tout le sang des hommes et vous ne me l’avez pas donné à boire ; j’étais étranger autant qu’un Dieu et vous ne m’avez pas accueilli comme tel ; j’étais nu de l’inexprimable nudité du premier mortel et vous ne m’avez pas vêtu de gloire pour l’éternité ; j’étais infirme de vos désobéissances et mis en prison pour tous ceux qui ne se croyaient pas des captifs, et c’est à peine si deux ou trois cœurs blessés d’amour m’ont visité…

Application téméraire et pourtant certaine du plus redoutable des Textes saints. Il y a des hommes, innocents ou criminels, en qui Dieu semble avoir tout mis, parce qu’ils prolongent son Bras et Napoléon est un de ces hommes.

Je le vois encore et toujours, comme il y a cent ans, penché sur la carte du monde — la carte d’alors — disposant tout pour le Jugement universel, exactement comme le négociant qui fait ses comptes. Car tel est l’unique soin de toute créature à la ressemblance de Dieu : Préparer le Jugement universel.

— L’Angleterre doit disparaître. Les États scandinaves subsisteront, vaille que vaille, pour s’amalgamer comme ils pourront. Cela fera contrepoids au néant. La Prusse redeviendra une servante d’auberge et la Russie, indéfiniment refoulée ; ne sera plus qu’un Cosaque pouilleux dans le désert. Je serai là-dessus comme l’Océan.

— Qu’il en soit, ainsi, prononce le Seigneur.

— Et l’Italie, qu’en ferons-nous ? Je prends Naples, je prends Rome, je prends Venise et le Milanais. Je dévore tout ce qui est à dévorer et je laisse la carcasse aux chiens de Constantinople.

— C’est fort bien, dit la grande Voix qui n’a pas d’écho, mais tu ne toucheras pas à la guenilleuse Espagne. Ses mendiants sont à moi et si tu t’en approches, ils te perceront le cœur avec des couteaux plus fins que les aiguillons des abeilles qui ont cousu ton manteau !

La mendicité est interdite. Il avait biffé le Pauvre et ce fut son attentat — perpétué. Car Dieu étant à ses ordres, il eut le pouvoir de faire le monde a sa propre image. C’est la Carte future. Elle est monstrueuse et paraît avoir été configurée par Satan,

Tout de même, c’est dur. On a beau Vouloir que le Pauvre soit vengé, une Europe sans France est quelque chose de trop infernal. Les soldats eux-mêmes de Napoléon, tout jugés qu’ils sont depuis un siècle, protesteraient.

— Et nous donc, Seigneur ! est-ce que nous n’étions pas les pauvres, les pauvres de ce pauvre qui nous envoyait au massacre, qui nous exterminait de fatigues et de privations, mais qui nous faisait si fiers et que nous chérissions comme un père, comme une mère, comme un petit enfant porté dans les bras à qui tout est permis et pardonné ? Il ne voulait pas d’autres pauvres que nous qui mangions dans sa main et nous étions six cent mille. N’est-ce pas assez, Dieu de miséricorde ? Quand nous mourions dans les tortures, il était notre dernier cri. Le grand Napoléon était pour nous la France, véritablement. Il était nos villages, nos fiancées, nos foyers lointains, nos humbles églises pleines d’images de saints guérisseurs et de vieux vitraux où d’anciens guerriers le représentaient. Il était tout cela pour nous et, malgré la peine, c’était bien vrai que nous donnions, notre vie pour tout cela. Qu’importaient Cadix ou Moscou ? Avec lui nous étions toujours en France, dans une France plus belle que tout ce que les poètes ont pu dire.

Il n’est pas possible qu’elle disparaisse, que vous l’effaciez de la terre. Vous nous la devez bien, notre douce France, les pauvres que nous sommes l’ont payée si cher !…

Oh ! cette carte future et le royaume de Marie, et Napoléon le Grand, et toute l’histoire, et ce sanglot des morts ! Où se cache-t-il donc le va-nu-pieds tout-puissant qui doit succéder à Napoléon et qui réalisera, en une manière que ne peut deviner aucun homme, la divine figure de ce Précurseur ?