Le Sang du pauvre/Le Sang du Pauvre

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 23-26).


LE SANG DU PAUVRE


Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour.
Bossuet. Oraison funèbre de la Princesse Palatine.


Le Sang du Pauvre, c’est l’argent. On en vit et on en meurt depuis les siècles. Il résume expressivement toute souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l’Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant.

Le sang du riche est un pus fétide extravasé par les ulcères de Caïn. Le riche est un mauvais pauvre, un guenilleux très puant dont les étoiles ont peur.

La Révélation nous enseigne que Dieu seul est pauvre et que son Fils Unique est l’unique mendiant. « Solus tantummodo Christus est qui in omnium pauperum universitate mendicet », disait Salvien. Son Sang est celui du Pauvre par qui les hommes sont « achetés à grand prix ». Son Sang précieux, infiniment rouge et pur, qui peut tout payer !

Il fallait donc bien que l’argent le représentât : l’argent qu’on donne, qu’on prête, qu’on vend, qu’on gagne ou qu’on vole ; l’argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l’argent qu’on adore, l’eucharistique argent qu’on boit et qu’on mange. Viatique de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l’argent sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé.

Faire un livre pour ne dire que cela est une entreprise qui pourra paraître déraisonnable, C’est offrir sa face à tous les bourreaux chrétiens qui déclarent heureux les riches que Jésus a détestés et maudits. Cependant il y a peut-être encore des cœurs vivants dans cet immense fumier des cœurs et c’est pour ceux-là que je veux écrire.

Hier c’était le cataclysme sicilien, prélude ou prodrome de beaucoup d’autres, dernier avis préalable à l’accomplissement des menaces de la Salette. On dit que Messine était une ville superbe, peu éloignée de la Pentapole. Deux cent mille êtres humains y sont morts d’un frisson de la terre. Quelqu’un a-t-il pensé que cent mille tout au plus ont dû être tués sur le coup ? Soit cent mille agonies réparties sur quinze ou vingt jours.

Amoureux de la justice, je veux croire que les riches ont été favorisés de ce privilège, après tant d’autres privilèges, et que cette occasion ne leur a pas été refusée de méditer, dans le vestibule de l’enfer, sur les délices et la solidité des richesses. On a parlé d’une survivante, immobilisée sous les décombres, de qui la main avait été dévorée par son chat enseveli avec elle. Était-ce la « droite » ou la « gauche », cette main faite pour donner, comme toutes les mains ? Oublieuse des affamés, elle avait peut-être servi à nourrir cette seule bête qui lui continuait ainsi sa confiance.

Leçons terribles, si l’on veut, rudimentaires pourtant, mais combien perdues ! Il en faudra de plus terribles et on les sent venir… Le Christianisme est en vain, la Parole de Dieu est En vain, Donc, voici le « Bras pesant » qui fut annoncé, le Bras visible et indiscutable !

Ah ! il en est temps ! Le droit à la richesse, négation effective de l’Évangile, dérision anthrophagique du Rédempteur, est inscrit dans tous les codes. Impossible d’arracher ce ténia sans déchirer les entrailles, et l’opération est urgente. Dieu y pourvoira. — Tu n’as pas le droit de jouir quand ton frère souffre ! hurle, chaque jour, de plus en plus haut, la multitude infinie des désespérés.

Le présent livre sera l’écho de cette clameur.


Paris-Montmartre, 23 Janvier 1909.

Fiançailles de la Sainte Vierge.