Le Sang du pauvre/La Cassette de Pandore

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 109-115).


X

LA CASSETTE DE PANDORE


Brigadier vous avez raison.
Chanson connue.
— N’est-ce pas ? monsieur, que je ressemble à Marie-Antoinette ?
— Oui, madame, le bourreau s’y tromperait.


— Il faut bien que les propriétaires mangent ! disait une bourgeoise après avoir jeté dans la rue un très-pauvre homme qui lui devait quelques francs. Sans doute, mais on ne vit pas seulement pour manger. Il ne suffit pas de farcir la tomate, il faut mettre quelque chose autour. Des bijoux, par exemple, les bijoux des dames.

On a souvent parlé du symbolisme des pierres dites précieuses, œuvre du feu souterrain durant des milliers de siècles, prononce la science qui n’est pas avare de révolutions planétaires. Il y en a bien trente ou quarante espèces dont chacune a sa légende, sa signification emblématique. Le diamant, par exemple, est l’hiéroglyphe de la mort. Inutile de demander pourquoi. C’est ainsi et voilà tout. Mais ce qu’on n’ignore pas, ce qui est révélé par l’expérience, c’est que le diamant est provocateur de luxure, au point d’être un danger pour les plus chastes cœurs. Par là s’explique, je ne dis pas sa rareté, mais son prix énorme et l’avidité excessive de le posséder. L’inexpiable guerre du Transvaal, qui a déshonoré tout un grand peuple, est le chef-d’œuvre le plus authentique de cette concupiscence déchaînée, et les suites qu’on peut voir dépassent en hideur atroce et mortelle ce que les poètes sont capables d’inventer.

Dix ou vingt mille hommes nourris comme des animaux sont encagés littéralement sur des périmètres immenses. Esclaves d’une compagnie minière qui ne permet pas même aux enfants de venir embrasser leurs pères, les misérables travaillent sans pardon à l’extraction du minerai diamantifère. Si, tentés par l’exorbitante valeur des pierres et l’apparente facilité de les dérober, quelques-uns succombent, ils doivent s’attendre à des châtiments affreux, si leurs maîtres les surprennent. Leur sang, alors, s’ajoute au torrent de sang préalablement répandu pour la conquête monstrueuse de ce pays, transformé en une colonie de l’enfer par l’avarice de quelques banquiers.

La surveillance y est diabolique. Il y a, ô mesdames, la chambre de purge ! Quand un de ces forçats plus ou moins volontaires est libéré, avant de sortir il lui faut passer par là. Car les malheureux en avalent quelquefois, de ces cailloux merveilleux qui valent des prairies et des forêts. La chambre de purge les en délivre. Les mondaines parfumées, fières de leurs bijoux, peuvent, sans courbature d’imagination, évoquer ce riant décor. Évacuateurs et fouilleurs travaillent pour elles. L’éblouissement des mangeuses d’hommes et la réalisation de leurs plus beaux rêves est dans cette chambre. Leur parure est le rendement des deux équipes. Sans doute il y a eu du sang et il y en aura encore, c’est bien entendu, toujours du sang, puisque les douces femelles des tigres en demandent ; maintenant il y a cette autre chose que les chiens les plus superbes savent apprécier…!

Peu de paroles ont été plus utilisées, plus usées par les rhéteurs que celle de Tertullien sur la femme vaine et ambitieuse qui porte autour de son cou des patrimoines entiers : Saltus et insulas tenera cervix circumfert. De cela aussi on a fait un lieu commun, c’est-à-dire un assemblage de sons qui n’a plus de sons. La mort est derrière, pourtant, derrière et devant, au-dessus et au-dessous, et c’est bien ainsi que l’entendait ce terrible Père, se réjouissant, avec l’église de Carthage, du dépouillement splendide de la patricienne Vivia Perpetua se précipitant toute nue au martyre.

Mais la vache furieuse qui tourmenta cette chrétienne a changé de rôle. C’est elle qui est, aujourd’hui, la grande dame. C’est elle maintenant qui porte les parures méprisées par la martyre et ramassées dans son sang. Que lui importent les âmes vivantes des pauvres qui souffrent et meurent pour son inhumaine vanité ? Que sont pour elle les milliers de malheureux qui risquent leur vie, chaque jour, pour aller lui chercher des perles dans les gouffres du Pacifique ou de l’Océan indien ?

Ceux-là semblent plus tragiques encore que les mineurs. Cela tient sans doute à la primauté mystérieuse de ces globules aveugles et ennuyeux mais préférables, que l’Évangile déclare si précieux qu’il faut tout vendre pour les acquérir. Dieu sait combien les femmes sont, en ce point, observatrice de sa Parole. Les entrepreneurs de pêcheries le savent aussi et les miséreux qu’ils emploient ne l’ignorent guère.

C’est là-bas, au large du Pacifique, autour des Touamotou, terre française. Les îles Manga-Reva, situées à l’aile sud de l’archipel, avaient, quand on les découvrit, 25.000 habitants. On n’en compte plus que 500. Les dames et les requins ont avalé tous les autres. Ces pauvres gens, stimulés par les Européennes, se sont faits plongeurs. Au signal de la plonge, hommes, femmes et enfants se précipitent. Ceux que les squales ne dévorent pas, ceux qu’épargne la congestion ou l’apoplexie, sont tués par la phtisie, par l’alcool ou emportés par de très-fréquents cyclones. Ainsi meurt la race Maorie, une des plus belles du monde.

À Ceylan ou dans le golfe Persique, c’est encore pis. Tous les ans, douze mille bateaux prennent part à la pêche qui emploie environ trois cent mille hommes dont la moitié sont des plongeurs. Beaucoup périssent par le refroidissement dans des eaux extrêmement froides en ces endroits de la mer où la température extérieure est cependant la plus élevée du globe. Les autres sont, plus ou moins, la proie des requins. Soudain l’équipage d’une barque voit un remous violent qui agite les flots. L’eau s’empourpre. C’est un plongeur qui vient d’être coupé en deux, accident banal qui ne vaut pas d’être consigné. Un modeste collier de perles de soixante mille francs est l’addition du déjeuner de soixante requins et représente la mort affreuse de soixante créatures à la ressemblance de Dieu que nourrissait à peine leur épouvantable métier.

La fable de Pandore et de sa boîte à surprise qu’on rabâche depuis Hésiode, est suffisamment connue. De cette boîte confiée par Jupiter à la « première femme » et ouverte par curiosité, s’échappèrent tous les maux. Seule, l’Espérance resta au fond. Tradition dénaturée par les poètes. Les dames riches ont hérité de cette cassette et tous les malheurs imaginables, au contraire de la vider en s’échappant, servent à la remplir. Mais le comble de l’enfantillage serait d’y chercher l’espérance qui est partie la première. Elle s’est agrandie, d’ailleurs, cette cassette fameuse, jusqu’à ressembler au puits de l’Abîme et, tout au fond, c’est l’immobile Serpent qui tient le cœur humain dans sa gueule, depuis le commencement du monde.