Le Sexe faible/Acte III

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Le Sexe faible
ThéâtreLouis Conard (p. 414-445).
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ACTE III.

Salon chez Paul, un berceau à gauche.

Scène première.

PAUL, VICTOIRE.
Paul, seul.
Il berce avec un air d’ennui et de résignation, tout en chantonnant, puis il regarde la pendule.

Trois heures ! et ma commission au Ministère ! sans compter mon rendez-vous avec Amédée !… Ma femme a perdu la tête et cette maison est de plus en plus intolérable. (Appelant.) Victoire !

Victoire.

Monsieur ?

Paul.

Madame n’est pas rentrée, par hasard ?

Victoire.

Non, Monsieur.

Paul, décontenancé.

C’est bien !

Victoire, à part.

Voilà la troisième fois qu’il m’appelle.

Elle pousse plus loin les objets qui sont sur la cheminée ou l’étagère
Paul.

Que faites-vous donc ?

Victoire.

Une précaution ! c’est l’heure où M. Amédée Peyronneau vient vous voir.

Paul.

Eh bien, quel rapport ?

Victoire, levant alternativement ses deux bras.

Il fait des mouvements comme ci, comme ça, de droite, de gauche.

Paul.

Ah ! oui, sa gymnastique ! (Il congédie Victoire d’un geste.) Amédée se dispose à épouser Thérèse, parfait ! le ciel le protège, et qu’il soit plus heureux que moi !



Scène II

PAUL, Le Général VARIN DES ILOTS, l’air désolé, crêpe au chapeau.
Paul.

Qu’avez-vous donc, mon cher parrain ? votre figure… ce deuil…

Le Général, la voix entrecoupée par les larmes.

Gertrude ! (Étonnement de Paul.) Oui ! défunte !

Paul.

Comment ? Ah ! je ne m’attendais pas…

Le Général.

Ni moi… et c’est une rude secousse, va ! (Il s’assoit et après un long silence.) Dimanche, mon Dieu, nous sommes rentrés ensemble, elle a mangé comme à son habitude ; seulement, au dessert, elle s’est mise à dire tout à coup : « Tiens ! c’est drôle ! je ne me sens pas bien ! » et trois heures après, elle a passé, sans douleur, tranquillement, comme une sainte.

Paul.

Ah ! mon pauvre oncle, que je vous plains !

Le Général.

Depuis bientôt quarante ans… que nous étions ensemble ! Pense donc ! une fille si dévouée, si attentionnée, si propre ! elle me lisait mon journal tous les matins ; le soir, elle me donnait son bras si je voulais sortir ; la nuit, dès qu’elle m’entendait tousser…

Paul.

Ah ! c’est une perte, je comprends.

Le Général.

Quand il faisait beau, nous allions nous promener aux environs ; elle s’asseyait sur l’herbe avec son panier et ses tapisseries, elle m’écoutait lui raconter des histoires… et comme elle aimait le jardinage, j’avais même le projet d’acheter quelque part, en Touraine… Ah ! je ne pourrai pas m’y accoutumer, je ne pourrai pas vivre seul !

Il pleure.
Paul.

Voyons ! mon oncle, du courage ! un vieux de la Bérésina, comme vous ! Est-ce qu’on n’est plus un homme, saprelotte !

Le Général.

Tu as raison, je suis bête ! il faut être plus raide sur la discipline. Parlons d’autres choses, de toi plutôt ; c’est même pour toi que J’étais venu. On m’a dit que Mme de Grémonville vous avait quittés ?

Paul.

Dieu merci, oui !

Le Général.

Pourquoi ?

Paul.

Parce que j’ai voulu voir son mari. J’ai donc été à Toulouse et j’ai trouvé un homme très convenable, très raisonnable, et qui n’est pas fou le moins du monde.

Le Général.

Tu m’étonnes ! Eh bien, alors ?…

Paul.

Seulement, il a eu avec sa femme des brouilles trop longues à vous expliquer ; mais ce que j’ai appris me donne le moyen de faire chanter la belle-mère, et d’être le maître chez moi.

Le Général.

Oh !… est-ce qu’il y aurait ?… après tout, ça ne me regarde pas, et tu es assez grand garçon pour te conduire ; mais j’ai un avertissement à te communiquer : on se plaint de toi ! et ne serait-ce que par égard pour Mme de Mérilhac et pour M. des Orbières, qui ont été, dans cette affaire-là, charmants…

Paul.

Quelle est ma faute ?

Le Général, avec solennité.

« Inspecteur du degré d’avancement des commandes faîtes aux artistes par la Direction des Beaux-Arts », le titre est long et la besogne, tu en conviendras, facile.

Paul.

Il n’y a rien à faire !

Le Général.

Raison de plus pour donner l’exemple ! et quand, une fois par semaine, tu te présenterais dans ton bureau…

Paul.

Eh ! c’est la faute de ma femme, elle m’empêche de sortir, il faut que je l’accompagne dans ses visites, elle me donne des courses… un tas de choses, est-ce que je sais, moi ?

Le Général.

Comment ! tu n’es pas heureux avec Valentine ?

Paul.

Elle a un cœur excellent, sans doute, mais…

Le Général.

Mais quoi ?

Paul, après un long silence, éclatant.

Sa mère a déteint sur elle !

Le Général.

Cependant, puisque Mme de Grémonville n’est plus avec vous…

Paul.

N’importe ! elle lui écrit, et l’excite contre moi, j’en suis sûr. Je ne puis expliquer autrement ses exagérations de principes, qui sont devenus intolérables… Et puis, sa maternité, comme un vin nouveau trop fort pour sa cervelle, l’a complètement grisée ; et chaque jour, à propos de rien, elle récrimine, se fâche.

Le Général.

C’est que tu ne sais pas t’y prendre. Les femmes ? mais avec un peu d’adresse, on en fait ce qu’on veut, tout ce qu’on veut.



Scène III

PAUL, Le Général, VALENTINE, puis VICTOIRE.
Valentine entre avec un paquet d’une main, et de l’autre une boîte de bois blanc qu’elle dépose sur le pied du berceau.
Paul.

J’ai un grand malheur à t’annoncer, ma chère amie, le général vient de perdre Mlle Gertrude.

Valentine.

Mon Dieu ! (Embrassant tout à coup le général.) Ah ! notre pauvre oncle !

Le Général.

Que vous êtes gentille, mon enfant ! (La repoussant doucement.) Assez ! assez ! je recommencerais à m’attendrir.

Paul.

Oui, laisse-le, mais puisque le cher parrain, maintenant, se trouve seul, tu devrais le prier de venir s’installer chez nous.

Valentine.

Oui ! c’est une bonne idée ; faites cela.

Le Général.

Je vous dérangerais, mes enfants.

Valentine.

Pas du tout ! pas du tout ! rien n’empêche…

Le Général.

Qu’est-ce que je viendrais faire ici ? Moi, une vieille ganache, me mettre en tiers au milieu de votre bonheur ?

Valentine.

Vous le partagerez ! Vous aurez du monde avec qui causer, quelqu’un, le soir, pour faire la partie de cartes ; et on vous aimera, on vous soignera. Oh ! je connais vos petites habitudes !… et comme c’est l’heure… attendez un peu.

Elle sort vivement.
Le Général.

Que va-t-elle chercher ?

Paul.

Quelque chose pour vous, sans doute.

Le Général.

Tu as là un trésor, sais-tu bien ?

Paul.

Vous croyez ?

Le Général.

Mais oui.

Paul.

Oh ! il faut la voir, seule avec moi, à de certains moments.

Valentine, rentrant avec victoire qui porte un bol sur un plateau.

Le voilà ! prenez-le. (Figure étonnée du général.) Votre bouillon !

Le Général, prenant la tasse.

Ah ! ah ! véritablement, je suis touché… Eh bien, ma foi, puisque vous le voulez… (Après avoir bu une gorgée, à Victoire.) C’est vous qui le faites ?

Victoire.

Non, mon général, mais je sais en faire.

Il boit.
Le Général.

Si c’est comme celui-là, vous êtes un cordon bleu. (Remettant la tasse sur le plateau.) Merci, Mademoiselle. (Pendant que Victoire s’éloigne.) Une jolie tournure, votre femme de chambre !… quelque chose de… fin ! et son consommé avait un bouquet !…

Valentine.

Ici, vous en prendrez tous les jours de pareils… Chez vous, au moins, avez-vous tout ce qu’il vous faut ? et peut-on se permettre d’aller faire une revue ?

Le Général, sortant d’une rêverie qui vient de le prendre tout à coup.

Non, je n’ai besoin de rien, mais quand je considère votre intérieur, je pense que j’ai gâché mon existence, et je t’envie, mon garçon !… Enfin, je ne suis plus jeune ! Soyons sage !… Adieu, chère belle nièce. (Bas, à Paul) Tu es un sot, toi, je te répète qu’elle est charmante ; embrasse-la. (Haut.) Au revoir, mes enfants ! Bonne santé !



Scène IV

PAUL, VALENTINE.
Paul.

Maintenant que nous sommes seuls, Valentine, tu me permettras de te dire que c’est se moquer de moi. Ce matin je t’ai attendue…

Valentine.

Il faut bien que je sorte pour les affaires de la maison.

Paul.

Je perdrai ma place.

Valentine, gravement.

La place d’un père est près de son enfant, Paul.

Paul.

Pourrais-tu m’expliquer dans quel but on paye, ici, une nourrice ?

Valentine.

Il faut bien qu’elle prenne un peu l’air, cette femme !

Paul.

Et moi, donc ?

Valentine.

Tu te plains ?

Paul.

Nullement, mais je réclame pour ton bonhomme de mari ce que tu accordes de récréation à une berceuse.

Valentine.

Ah ! Paul ! tu ne connais pas encore le cœur d’une mère !…

Paul.

Valentine, cette phrase-là n’est pas de toi ; elle est de ta mère.

Valentine.

De toutes les mères, mon ami.

Paul.

Eh bien, elle n’est pas amusante.

Valentine.

Tu deviens grossier, prends garde.

Paul.

Allons ! bon ! je suis grossier maintenant !… c’est que ta nourrice commence à m’agacer terriblement, elle ne remplit pas ses devoirs.

Valentine.

La nourrice est une seconde mère.

Paul, en se retournant vivement, fait tomber la boîte déposée sur le berceau, et les joujoux qu’elle contenait se répandent par terre.

Qu’est-ce que tout cela ?

Valentine.

Le ménage de ma fille !

Paul.

Encore un ?

Valentine, triomphalement.

Tu comprends pourquoi j’ai un peu tardé, maintenant ?

Paul.

Ah ! voilà ce que tu appelles les affaires de la maison ? (haussant les épaules) une batterie de cuisine pour un enfant de six mois !

Valentine.

Tu me reproches ?

Paul.

Oh ! rien, ma chère amie, je voudrais te voir un peu plus simple, plus raisonnable, voilà tout. Mon cabinet de travail est comme une boutique de la foire, plein de brimborions inutiles.

Valentine.

Inutiles ! (Se baissant vers le berceau, comme pour embrasser l’enfant.) Inutiles ! (se redressant, blessée) je retiens le mot : inutiles !

Paul.

Mettons précoces, si tu veux.

Valentine.

Je ne veux rien, Monsieur, laissez-moi !

Elle étale un couvre-pied qui était dans le paquet.
Paul.

Tudieu ! quelles broderies ! cette Valenciennes…

Valentine, aigrement.

C’est encore inutile, probablement !

Paul.

Elle serait mieux placée au bas de ta robe.

Valentine.

Quoi, Monsieur, vous disputez à votre enfant, sa couverture ?

Paul.

Je dis seulement qu’un tel luxe…

Valentine.

Vous marchandez un lit à votre fille ?

Paul.

Eh ! je ne marchande rien ! Tu as raison, je te fais des excuses ; es-tu contente ?

Valentine, murmurant.

Oh ! contente…

Paul.

Écoute-moi, ou plutôt regarde ! (il tire un billet de sa poche) ceci est une loge de spectacle, pour ce soir.

Valentine, niaisement.

Ah !

Paul.

Et il nous faudrait dîner de meilleure heure.

Valentine.

C’est que la nourrice…

Paul.

Encore la nourrice ! Eh bien, quoi ?

Valentine.

Je veux l’attendre.

Paul.

Pour dîner ?

Valentine.

Mais certainement… (hésitant un peu) afin d’être moralement plus certaine…

Paul.

Eh bien ?

Valentine.

J’ai pris la résolution…

Paul.

Achève donc !

Valentine.

De la faire manger tous les jours à notre table.

Paul.

Ah ! non, par exemple ! il suffit pour sa gloire que l’on m’ait chassé de ton appartement, en s’établissant la nuit à ton chevet.

Valentine.

Et moi, je considère comme un devoir de surveiller par moi-même la façon dont se nourrit cette bonne femme, si rien ne lui manque, si elle n’aurait pas quelque envie.

Paul.

Tout ce que tu voudras, je m’y oppose.

Valentine.

Mais ce n’est pas elle qui mange, c’est votre fille ! N’admettriez-vous pas votre fille à votre table ?

Paul.

Pas encore ! et en voilà assez sur la nourrice, n’est-ce pas ?

Valentine.

Non, Monsieur, car je tiens absolument à mon idée ; cela se fait bien chez Mme de Vorigny, et je ne veux pas passer dans le monde pour une moins bonne mère que Mme de Vorigny.

Paul, riant.

Allons donc ! voilà le post-scriptum ! je savais bien qu’il y avait de la vanité là-dessous. Pour moi, je ne céderai pas à ces caprices, et quant à me priver du spectacle…

Valentine.

Le plus doux spectacle pour un père…

Paul, il remonte.

Je connais cela.

Valentine, le suivant.

Et vous osez me reprocher le peu que je donne à ma fille quand vous trouvez naturel de jeter l’argent à pleines mains dans des dissipations frivoles ?

Paul.

C’est à en devenir fou, ma parole d’honneur ! oh !

Comme il se trouve près du berceau, il se remet à bercer l’enfant avec force.
Valentine.

Un moment ! un moment ! parce que vous êtes fatigué de votre fille, ce n’est pas une raison pour la jeter par terre, comme un chien ! cédez-moi la place, Monsieur !

Paul, s’écartant.

En effet, c’est la vôtre.

Valentine.

Oui, c’est la mienne ! je la revendique, je la garde, c’est là seulement que je me sens forte !

Paul.

Oh ! restez-y !

Valentine.

Ah ! pauvre petite innocente ! il n’aurait pas seulement le cœur de te bercer.

Paul, exaspéré.

Eh bien, oui ! j’en ai le cœur. (Il revient au berceau, s’assoit et berce en chantant.) Do do do.

Valentine.

Mais vous allez réveiller l’enfant, Monsieur !

Paul.

C’est vrai, Madame, d’autant que j’ai pris l’air un peu haut. Do do do, tra la la la !

Valentine.

Il se moque ! il se raille ! et je n’ai plus ma mère pour me défendre ! et je suis seule contre lui, maintenant !

Paul, toujours berçant.

Do do do.

Valentine est debout à gauche, au fond ; Paul assis à droite, près du berceau.



Scène V

PAUL, Mme de GRÉMONVILLE, THÉRÈSE.
Madame de Grémonville, à Thérèse, en lui montrant du regard les deux époux qui se tournent le dos.

On se boude ici.

Thérèse, bas, à sa mère.

M. Amédée n’y est pas !

Madame de Grémonville, bas, à Thérèse.

Compte sur moi. (Haut.) Eh bien, ces chers enfants, ce bon petit ménage va toujours ?

Valentine, se jetant à son cou.

Oh ! maman.

Paul, saluant.

Madame !

Madame de Grémonville.

Pardonnez-moi d’être entrée comme cela, sans cérémonie.

Paul.

Comment donc, chère Madame, vous aviez bien le droit…

Madame de Grémonville.

Aucun droit, aucun motif même que l’intérêt que je vous porte, le désir de savoir… si vous n’êtes pas trop fatigué de votre voyage.

Paul.

Aucunement.

Madame de Grémonville.

Et tout s’est passé… comme vous le souhaitiez ?

Paul.

On ne peut mieux, Madame, on ne peut mieux.

Madame de Grémonville.

J’en suis fort aise, Monsieur ! (Allant au berceau.) Et cette bichonnette ? que je baise un peu sa petite menotte ! (Se penchant.) Oh ! je ne veux pas la réveiller… Comme elle dort ! (Se retournant.) Mais vous avez donc perdu la langue, tous les deux ? (À Valentine.) Qu’as-tu, toi ?

Valentine.

Rien, maman.

Madame de Grémonville.

Tu as pleuré.

Valentine.

Je te jure !

Madame de Grémonville.

Tu pleures encore.

Valentine, sanglotant.

Mais non ! mais non !

Madame de Grémonville, avec douceur.

Si ce n’est pas une indiscrétion de demander à Monsieur pour quelle cause ?

Paul.

Je ne sais pas, Madame.

Valentine, éclatant.

Ah ! vous ne savez pas ! il ne sait pas ! eh bien, c’est un père…

Madame de Grémonville.

Arrête-toi ! cela ne me regarde pas, ma fille.

Valentine.

Un père…

Madame de Grémonville.

Eh bien ?

Valentine.

Un père qui ne veut pas bercer son enfant.

Paul.

Comment ? je ne fais que ça !

Valentine, pleurant toujours.

Oui, mais d’une façon…

Madame de Grémonville.

Monsieur a sans doute des motifs, un système…

Valentine.

Lui ?

Madame de Grémonville.

Les hommes se dirigent d’après des considérations supérieures… dont l’importance nous échappe. Oh ! l’expérience m’a instruite, et si j’ai un regret aujourd’hui c’est d’avoir cru naïvement autrefois qu’il suffisait du cœur d’une mère pour assurer le bonheur de ses enfants… Ah ! voilà qu’on s’éveille ! (À Paul, avec humilité.) Voulez-vous me permettre de bercer ma petite-fille, Monsieur ?

Paul.

Tant qu’il vous plaira, Madame.

Madame de Grémonville, penchée sur le berceau.

Pauvre charmant petit ange, je ne te parlerais pas, va, si tu étais seulement un peu plus grande, de peur de t’inculquer, malgré moi, des idées fausses.

Paul.

Douce comme du miel… où tous les aiguillons sont restés !



Scène VI

Les Mêmes, AMÉDÉE, VICTOIRE.
Victoire, annonçant.

M. Amédée Peyronneau !

Amédée porte un bouquet de la main gauche, sur le bras de son paletot, dans la main droite un haltère et, le jetant par terre, en entrant.

Ah ! ça commençait à me gêner depuis le Bazar du Voyage que je porte ça ! (Il salue.) Madame ! Mademoiselle ! (À part.) C’est un ange ! (À Paul.) Tu es joliment venu à ma leçon de gymnastique, toi ?

Paul.

Une occupation des plus graves…

Amédée.

Tu t’y serais mis rien qu’à me voir ! Sans me vanter, je ne suis pas mal du tout au trapèze ; ces exercices-là vous font des muscles !…

Il soulève une chaise à bras tendu.
Paul.

Bravo !

Amédée.

Pardon, Mesdames, je me suis oublié, l’habitude…

Thérèse.

Comment donc !

Amédée.

C’est que j’ai un grand besoin de rattraper le temps perdu ; une leçon par jour, c’est peu, et je veux à la maison tenir mon système dans une activité incessante. J’avais des haltères du poids de cinquante livres, maintenant j’en porte de cent trente, témoin celui-là.

Il se baisse pour le soulever.
Paul.

Assez, mon ami, ces dames sont convaincues.

Thérèse.

Vous appelez cela ?

Amédée.

Des haltères, Mademoiselle ; ce sont des instruments qui servaient aux athlètes dans l’antiquité.

Madame de Grémonville, à part.

Il est instruit !

Amédée.

J’en lèverais quatre à la fois !

Thérèse, à part.

Je le trouve beau !

Amédée.

Voilà mon caractère, Madame, quand une chose me plaît, je m’y livre corps et âme… (À Thérèse, amoureusement.) Oui, corps et âme !

Paul.

Et cela te réussit, tu m’as l’air d’avoir maintenant une santé…

Amédée, avec joie.

N’est-ce pas ? aussi je me suis condamné à une hygiène impitoyable. J’aimais le sucre, plus de sucre ! j’adorais les légumes, les primeurs ; rien que des viandes rouges ! le vin… ne me déplaisait pas, je m’en gorge et je n’y mets jamais d’eau, c’est le régime. Quant au sommeil, six heures de lit, bonne mesure, et tous les matins, sur la nuque, un plein baquet qu’on a été remplir à la pompe !

Madame de Grémonville, frissonnant.

Brrrr !…

Amédée.

Mes cheveux repoussent… il y a mieux : ils repoussent tout noirs. (À Paul, en penchant sa tête vers lui.) Vois toi-même !

Paul, riant.

C’est ma foi vrai !

Amédée.

Le régime ! Mme de Grémonville.) Et il ne m’empêche pas d’avoir des préoccupations… plus charmantes ; je me suis présenté tout à l’heure à votre hôtel, dans l’intention (il prend son bouquet) d’offrir à Mademoiselle ces modestes fleurs.

Madame de Grémonville.

M. Peyronneau ! M. Peyronneau ! nous n’en sommes pas encore aux cadeaux ! Dans une honnête quantité de semaines, tout au plus ! Il faut bien que nous atteignions à la dignité de dix-huit ans.

Amédée.

C’est bien long.

Thérèse.

En attendant, Monsieur, voulez-vous porter, en souvenir de moi, Cette médaille ? (elle tire de sa bourse une petite médaille avec un cordon noir.) J’ai toujours peur pour vous dans vos exercices violents. (À sa mère.) Tu permets ?

Amédée recule.
Madame de Grémonville.

Ma pauvre enfant, la plupart des hommes regardent comme une faiblesse de porter sur eux…

Thérèse, à Amédée, le suppliant du regard.

Vraiment ?

Amédée, obéissant au regard de thérèse.

Pas moi, Madame, voilà comme je la porterai, moi !

Il saisit la médaille et la place sur son gilet, ostensiblement.
Madame de Grémonville.

Par le temps qui court, c’est tout bonnement de l’héroïsme, Monsieur.

Paul, à part.

Il va bien !

Valentine, à Amédée, lui montrant le couvre-pied.

Vous qui avez tant de délicatesse dans le choix des choses, que pensez-vous de cela ?

Amédée.

Ravissant !

Valentine, regardant Paul.

Ce n’est pas l’avis de tout le monde !

Thérèse.

Est-ce possible ?

Amédée.

(À part.) Je lui en donnerai un tout pareil. (Tout à coup il se précipite vers Mme de Grémonville qui berce l’enfant.) Mais, Madame, vous allez vous fatiguer, permettez !

Il s’assoit près d’elle.
Valentine.

Comment, M. Peyronneau, vous consentiriez ?…

Amédée.

Pourquoi pas ?

Il berce.
Paul.

Tous les talents.

Thérèse, effrayée de la manière violente dont il berce.

Prenez garde !

Paul, avec gravité.

Il n’est pas maître de sa force !

Thérèse, prenant en riant la place d’amédée.

Un peu plus de modération !

Amédée, bas, à l’oreille de thérèse.

J’apprendrai.

Paul, à part.

Peut-on ainsi se fourrer, la tête la première…

Madame de Grémonville.

Allons, mignonne, nous avons quelques courses à faire ! (Montrant le berceau.) C’est une grande privation pour toi qui aimes tant les enfants !

Amédée.

Oh ! pas plus que moi.

Madame de Grémonville.

Mais il faut que la vraie mère ait sa part. Adieu, M. Peyronneau.

Thérèse.

Adieu, Valentine.

Amédée, a Paul.

On a un peu réussi, j’espère ! et mon honorable tante qui doute encore ! Si elle me voyait, hein ?

Valentine, amèrement, et de façon à n’être entendue que de Paul.

Ce gendre-là ne se séparera pas de sa belle-mère, lui !

Paul.

Grand bien lui fasse ! il m’en dira des nouvelles.

Amédée, offrant son bras à Mme de Grémonville.

Madame, permettez…

Madame de Grémonville.

Comment donc ! Au revoir, mes agneaux ! ( Bas, à Valentine.) De la fermeté toujours… souviens-toi !



Scène VII.

PAUL, VALENTINE.
Paul.

Valentine !

Valentine.

Eh bien ?

Paul.

Il serait temps de se mettre à table si nous ne voulons pas manquer le spectacle.

Valentine.

Je n’irai pas.

Paul.

Et pourquoi ?

Valentine, montrant le berceau.

Mais… l’enfant !

Paul.

Valentine, je te préviens que tu joues à la maman comme une pensionnaire et que tu réussis à faire de ce qu’il y a de plus saint au monde, quelque chose de ridicule et de niais.

Valentine.

C’est aimable.

Paul.

Laisse donc une bonne fois tes exagérations de commande, sois vraie un peu, sois bonne fille ! (Lui montrant le billet de loge qu’il tire de son gilet.) La pièce d’un ami, une première ! ça ne se refuse pas. (Avec gaieté.) Sais-tu comment tu te conduirais, si tu voulais être bien charmante ? tu mettrais ton chapeau, tu te ferais toute gentille et bras dessus bras dessous, comme deux amoureux en bonne fortune, dès que la fameuse nourrice sera rentrée, nous irions nous abattre avant le spectacle dans le premier restaurant venu.

Valentine, froidement.

Je n’irai pas.

Paul.

Alors, j’irai tout seul.

Valentine.

Oh ! vous ne ferez pas cela !

Paul.

Mais parfaitement !

Valentine.

Vous n’abandonnerez pas votre femme… auprès de votre fille en bas âge !

Paul.

Sans le moindre remords.

Valentine.

Malheureuse mère !

Paul.

(À part.) Est-ce que ma femme serait bête, par hasard ? (Tirant sa montre.) L’heure marche, tu n’as que le temps de t’habiller, décide-toi !

Valentine.

Je suis toute décidée, Monsieur. Puisque vous rougissez de voir en face de vous celle qui donne la vie et la santé à votre enfant, je dînerai avec elle, dans ma chambre.

Paul.

Et moi au cabaret, c’est plus simple !

Valentine, ouvrant la porte de gauche, à la cantonade.

Victoire, vous ferez servir chez moi deux couverts ; commencez par débarrasser ma chambre.

Victoire, du dehors.

Oui, Madame.



Scène VIII

PAUL, seul.
Il se dirige vers le berceau, comme pour embrasser l’enfant.

Ce n’est pas ta faute à toi, belle petite !



Scène IX

PAUL, VICTOIRE, VALENTINE.
Valentine

Ah ! Victoire, vous apporterez le berceau.

Paul, à part.

C’est qu’elle l’oubliait complètement.

Valentine.

Allons ! dépêchez-vous !

Victoire, emportant le berceau.

Bien ! bien !



Scène X

PAUL, seul.

Ah ! je pars, je m’habille, il faut ici un exemple ; ce serai à mourir d’ennui que cette vie-là ! Entêtement ou sottise, je veux savoir dès demain à quoi m’en tenir sur ma femme… Voilà donc le charmant intérieur que j’avais rêvé.

Au moment où il sort par un des côtés, Victoire entre par l’autre, tenant un châle sur son bras et à la main un chapeau avec une robe.



Scène XI

VICTOIRE, VALENTINE, dans la coulisse.
Victoire, seule.

Monsieur est parti ? Il a joliment bien fait ! Quel bon garçon ! On n’est pas grimacière comme cette femme-là !

Valentine, dans la coulisse.

Prenez le couvre-pied !

Victoire.

(Haut.) Voilà, Madame, je l’apporte ! (À elle-même.) Mais je n’ai pas quatre bras ! un moment !

Elle met sur sa tête le chapeau quelle tenait a la main.
Valentine, dans la coulisse.

Apportez aussi le ménage !

Victoire.

On y va !

Elle jette le châle sur ses épaules.
Valentine.

Plus vite donc !

Victoire.

J’arrive !

Valentine.

Mon Dieu ! êtes-vous lente !

Victoire.

Là ! là !



Scène XII

VICTOIRE, PAUL, chapeau sur la tête, gants.
Quand il arrive, Victoire lui tourne le dos.
Paul, s’élançant vers elle.

Valentine ! habillée ? voilà qui est ravissant ! (L’embrassant par derrière.) Dans mes bras ! je t’adore !

Victoire, confuse.

Monsieur !

Paul, stupéfait et reculant.

Victoire ! moi qui croyais que c’était ma femme !

Victoire.

Ne sachant qu’en faire, j’avais mis le chapeau… et votre baiser…

Paul.

Eh bien, il est à une bonne place, qu’il y reste !

Victoire.

II le faut bien ! je ne peux pas le rendre à Monsieur !

Paul.

Pourquoi donc ?

Victoire.

Mais… Madame ?

Paul.

Elle n’a que ce qu’elle mérite ! c’est sa faute ! (À part.) Et dire que je n’avais pas encore admiré cette tête-là ! Ce que c’est, pourtant, qu’un peu de toilette !

Il veut la retenir.
Victoire.

Laissez-moi !

Paul, prenant sa main.

Quant à cette main mignonne, je l’ai déjà remarquée.

Victoire, bas, souriant.

Je le sais.

Paul.

Qui vous l’a dit ?

Victoire, montrant son doigt.

Ce petit-là !

Paul, lui baisant la main.

Attendez ! Attendez ! je vais donner de quoi jaser à tous les autres !

Victoire.

Monsieur ! Monsieur ! est-ce possible ?

Paul.

Mais c’est très bien ! (Victoire veut retirer le châle et le chapeau.) Restez donc ainsi ! Vous êtes charmante.

Victoire, joignant ses mains.

Aurait-on deviné cela à voir Monsieur ?

Paul, lui fermant la bouche avec sa main.

C’est que je vous trouve tout bonnement jolie à croquer, et si…

Valentine, dans la coulisse.

Mais venez donc, Victoire !

Victoire.

Je ramasse les joujoux !

Elle se baisse pour les ramasser. Au fond, apparaît la nourrice, en Cauchoise.
Paul, à part.

La nourrice ! l’éternelle nourrice !



Scène XIII

PAUL, VICTOIRE, La Nourrice.
Paul, saluant profondément.

Donnez-vous la peine d’entrer… Madame aurait-elle, par hasard ! quelque velléité d’appétit ?

Victoire, riant aux éclats.

Ho ! ho ! ho ! ho !

Paul.

Ouvrez les appartements, Victoire ! (Victoire va ouvrir la porte de droite. Paul tire de sa poche son mouchoir blanc, le met sur son bras comme une Serviette, puis s’inclinant devant la nourrice :) Madame est servie !

Victoire.

Oh ! oh ! ho ! ho !

La nourrice regarde Paul avec terreur et Victoire avec indignation, puis elle sort par la porte de droite. Paul, derrière son dos, fait un signe d’adieu à Victoire et disparaît par le fond.



Scène XIV

VICTOIRE, seule.

J’ai dans l’idée que je ne serai pas longtemps la servante de Monsieur.