Le Sexe faible/Acte IV
ACTE IV.
Scène première
Il traverse la scène, de gauche à droite, en regardant ses beaux habits.
Si Mme de Saint-Laurent n’est pas contente de ma tenue ! (Il frappe d’abord faiblement à la porte de droite, puis s’admirant encore et prenant une pose.) C’est un peu ça ! (Il frappe plus fort.) Est-elle morte ? (Entrebâillant la porte.) Madame !…
Scène II
en peignoir ; elle entre en parlant à la cantonade.
Tenez votre fer bien chaud, Marie ! (Au domestique.) Qu’avez-vous donc à me dire, pour me déranger de la sorte ?
On vient de l’apporter… je voulais faire voir à Madame…
Pas assez d’aiguillettes ! j’avais cependant recommandé… Tournez-vous ! là… bien… Ce ne serait pas trop mal, avec un peu plus d’aiguillettes. (Apercevant l’écrin.) Cet écrin ?
De la part de M. Gaston de Rumpigny.
Ah ! ah ! très joli ! ravissant !… Et il n’a rien fait dire pour les courses ? vous ne savez pas qui a gagné ?
Non, Madame.
Bien ! posez-le ici, je vais le prendre.
Scène III
Eh bien, non ! je porte assez d’aiguillettes pour être tout à fait dans le bon genre ! C’est elle qui se trompe, c’est jeune, ça commence… D’où sort-elle ? fière avec le monde, peu de relations, et pas de piano… petite origine ! Et cependant un certain chic naturel, au cheveu, de l’œil… Oh ! elle a de l’œil ! il y a peut-être là-dessous un avenir, et si ça voulait m’écouter…
Scène IV
Comment ! un pareil costume !
C’est Madame…
Parbleu ! je le pense bien… Elle aura quelques personnes à souper, vous savez ?
Tout est prêt.
Paul, en se dirigeant vers la porte de droite pour aller trouver Mme de Saint-Laurent, aperçoit l’écrin au milieu de la console, bondit dessus et rappelle le domestique qui allait sortir à gauche.
D’où vient ce bracelet ?
Quel bracelet ?
Celui-là que je tiens, et qui était sur la console.
C’est moi qui l’ai apporté, Monsieur.
Pas de mensonges ! Voyons !
C’est-à-dire que je l’ai apporté dans cette salle…
De la part de qui ?
Autant que je crois me rappeler…
Dites le nom !
Ça doit venir… de son professeur, M. Népomucène Roch.
Impudent !
Scène V
J’ai des démangeaisons de remercier M. Roch sur la joue de M. de Rumpigny ! (Il rejette violemment le bracelet, puis montrant la porte de droite.) Moi, jaloux de cette créature-là ? Dieu m’en garde !… seulement je mériterais des oreilles d’âne, si je ne m’étais couvert de dettes depuis sept mois (il tire des papiers de sa poche et les froisse convulsivement) que pour servir de cible aux impertinences d’un sot !
Scène VI
Vous m’attendiez, mon ami ?
Voilà déjà deux fois que je viens ; dix femmes du monde s’habilleraient dans le temps que tu passes à mettre tes gants.
Quoi ! je fais des frais pour vous plaire, et c’est tout ce que vous avez à me dire ?
Ce n’est pas tout. (Montrant la porte de gauche.) Cette livrée !
Allez-vous aussi me reprocher ma robe neuve ?
J’adore les choses simples…
Vous ne disiez pas cela, il y a sept mois ! rien ne coûtait trop cher, vous m’admiriez, en toilette… je portais ces choses-là comme une duchesse ! Oh ! je connais vos goûts, vous avez beau vous débattre, je ne vais pas me négliger comme Madame, pour qu’un de ces quatre matins vous me traitiez de la même façon.
Je t’ai déjà défendu de prononcer, ici, le nom de ma femme.
Quelle humeur !
J’y tiens !
À propos d’une malheureuse livrée…
Laissons cela, je ne suis pas encore assez absurde pour te faire un crime de mes sottises ; si tu as des gens, une voiture, si, malgré le danger des rencontres, et au détriment de mes occupations, je t’accompagne à la promenade, au théâtre, partout où m’entraînent tes fantaisies, tu n’es pas coupable, c’est ma faute. Mais ce qu’en retour j’ai le droit d’exiger formellement, c’est que le nom de ma femme soit, ici, à couvert de toute insulte et le mien de tout ridicule.
(À part.) Le bracelet !… je l’avais oublié ! (Haut.) Je ne vous comprends pas, mon ami.
De qui, cela ?
Mais… de vous… probablement ?…
Ou de M. Gaétan de Rumpigny !
Ah ! vous croyez ?… c’est possible…
Comment ? possible ?
D’ailleurs, on peut interroger le domestique.
Je le renverrai, le domestique. La maison entière est d’accord pour me tromper !
Dans quel but ? tous les jours une femme reçoit des bracelets.
Cela dépend !
Mais quand il viendrait de la personne que vous dites, ce n’est pas une raison pour le mépriser.
Tu oserais…
Je le dois dans l’intérêt de votre honneur, mon ami ! vous devenez vraiment d’une jalousie…
Moi ?…
Comme si je pouvais en aimer un autre, maintenant ! (À part, tandis qu’il se retourne au moment où elle veut l’embrasser.) Ça le tient en haleine, cette peur-là !
Une histoire qui aura une fin, je le jure !
Vous voilà dans des dispositions charmantes pour le souper de garçon de ce pauvre M. Amédée.
Je voudrais qu’il fût au diable, son souper !
Un intime, le seul de vos amis qui connaisse le secret de notre bonheur !
Amène-t-il quelqu’un avec lui ?
Je l’ignore ; aussi, pour ne pas nous trouver tous les trois en tête à tête, j’ai invité mon professeur de déclamation.
Riche idée !… un imbécile !…
Oh ! je sais bien que vous le détestez ; vous allez recommencer vos attaques contre mes idées de théâtre, n’est-ce pas ?
Parbleu ! si j’avais voulu une actrice, je n’aurais pas choisi une femme de chambre.
Les femmes de chambre de ma sorte sont du goût des personnes les plus distinguées ; je connais des gens qui vous valent, et qui auraient la délicatesse de ne pas me rappeler…
Ces gens-là viennent-ils ce soir ?
Pourquoi pas ?
Si la chose a lieu, je décampe.
Vous ne ferez pas à votre ami Amédée un pareil affront, un tel jour…
Ainsi, tu as invité M. de Rumpigny ?
Amédée le connaît…
Et je vais me voir condamné…
Vous êtes bien injuste à son égard.
C’est le moyen de ne pas être autre chose.
Ah ! mon Dieu !
Allons pas de bêtises !
Vous me tuerez !
Remets-toi !
Vous ne partirez pas ?
Non, je reste ! j’aime autant rester après tout, et si ce faquin vient me braver impunément…
Les domestiques sont peut-être sortis, mon ami ?
Scène VII
Ah ! cet excellent monsieur Roch ! Soyez le bienvenu, monsieur Roch.
Me permettrez-vous une légère observation, Madame ! (Geste de de Saint-Laurent.) Votre ah ! manque absolument de justesse. Votre ah ! peint l’étonnement, la surprise, comme si vous disiez, en ouvrant votre fenêtre : Ah ! il pleut ! tandis que dans la circonstance présente, où j’ai l’honneur d’être attendu de vous, votre ah ! ne peut être qu’un ah ! de contentement, de joie même : ah !… enfin !… cet excellent monsieur Roch ! Bien, étalez « excellent » soyez le bienvenu, monsieur Roch. (Se retournant vers Paul.) Pardon, mille fois, Monsieur, mais ce sont ces nuances-là qui font la perfection !… (À Mme de Saint-Laurent, avec emphase :) Bienvenu, le bienvenu monsieur Roch !… tous mots de valeur…
Quel idiot !
Sans flatterie, Monsieur, espérez-vous tirer quelque chose de votre élève ?
J’en ai plus que l’espérance, Madame, j’en ai la certitude ! (avec un aimable sourire) ne possédez-vous pas déjà la meilleure garantie de réussite… (se penchant vers elle) la beauté ?
Ah !
Très bien, ce ah ! là, très bien ! (S’approchant d’elle.) Avez-vous observé, Madame, comme je me suis posé, en vous parlant, d’une façon vraie et agréable tout à la fois ? Point d’appui, la jambe gauche ; la droite un peu avancée, attitude favorable à la liberté du bras, à la bonne assiette de l’abdomen, et qui laisse aux poumons un développement plus facile… car il faut bien se pénétrer de ce principe, que la voix est le son produit par l’air quand il est chassé des poumons.
Vous croyez ?
Pas autre chose, Monsieur, pas autre chose ! (Revenant à Mme de Saint-Laurent.) Et avez-vous noté, vers la fin, cette légère inclination de la partie supérieure de mon corps, comme pour vous faire toucher du doigt la délicatesse du compliment ?
C’est vrai, tout cela !
Avec la permission de Monsieur, Madame peut nous donner un petit échantillon…
Pas ce soir ! nous sommes en vacances, monsieur Roch ! vous voyez que je connais aussi les mots de valeur.
De grâce, soyez raisonnable, taisez-vous !
M. le vicomte de Rumpigny.
Scène VIII
Vicomte !
De deux longueurs ! j’avais parié pour Giselle, une affaire certaine, un coup d’or ! et figurez-vous, Madame, que nous avons perdu de deux longueurs. (Bas.) Ravissante ! (Se tournant vers Paul, avec un léger salut.) Monsieur, J’ai l’honneur d’être…
Moi de même !
Deux longueurs !
C’est énorme !
Plaît-il, Monsieur ?
Permettez ! moi, je ne juge des choses que d’après la façon dont elles sont dites, et (se tournant vers Mme de Saint-Laurent) je suis bien aise de le faire remarquer à Madame, vos deux longueurs peuvent aller d’ici à la lune. (Allongeant le mot et imitant M. de Rumpigny.) Deux longueurs !
Mais, Monsieur !…
Que si, légèrement, sans peser, vous eussiez dit : deux longueurs… (se retournant vers Mme de Saint-Laurent, avec une grande vitesse de prononciation) de deux longueurs, oh ! alors (revenant vers M. de Rumpigny) il n’y aurait pas une personne, ici présente, qui ne fût émue, qui ne fût saisie, si j’ose le dire, révoltée, en comparant cette grande trahison de la fortune avec l’exiguïté de la différence. (À demi-voix, à Mme de Saint-Laurent.) Et toujours, pour point d’appui, le pied gauche.
Quelle est cette brute ?
Mon professeur de déclamation.
Ah ! très bien !
Que peuvent-ils se dire ainsi tous les deux ?
Scène IX
Ouvrez ! ouvrez !
M. Amédée.
Doucement donc !
Je n’ai pas voulu taper trop ; avec ma force, j’aurais défoncé les deux battants !
Il y a eu du feu, ici, on étouffe.
Salut, belle dame ! (Bas.) Tu n’as pas voulu, cruelle ! (Haut, en se retournant.) M. de Rumpigny ! (Il salue.) Mon cher Paul, je ne tends pas la main, je n’ai que des branches ! (Bas, à Mme de Saint-Laurent, en lui désignant M. Roch.) Peut-on compter sur cette redingote marron ?
Comme sur moi-même !
Very well !
Sonnez le domestique, mon ami, M. Peyronneau est plus chargé qu’une table de noce.
Moi ? vous plaisantez ! je les porte, à bras tendu, depuis la voiture (se tournant vers M. Casimir) n’est-ce pas, Casimir ? (Le présentant à Mme de Saint-Laurent.) Mon professeur de gymnastique, belle dame !
Pour vous servir ! (À part.) On étouffe !
Quel monde ! quel monde ! c’est pour trouver cela que j’ai déserté ma maison !
Tiens ! une pendule qui retarde sur mon estomac d’une bonne heure ! (Regardant la table toute servie.) Quand nous serons prêts…
Nous le sommes.
À table ! vive la joie ! c’est ma dernière nuit, soyons fous ! (se retournant vers les convives) Car vous saurez, Messieurs, que je me marie demain.
Pas possible !
Pourquoi donc ?
Tu as bien raison, mon ami !
Le mariage ! mais c’est la loi, c’est la base, c’est la sécurité ! (avec sentiment) le bonheur !
À la condition cependant de savoir se créer (montrant Paul) comme Monsieur (montrant Mme de Saint-Laurent) une charmante compensation !
Qu’il a de l’esprit ! (Lui montrant un siège, avec un sourire gracieux.) Près de moi !
Amédée à sa droite.
Si je les perds de vue un seul instant !…
Pouh ! on peut bien se mettre un peu à l’aise, pour officier…
Complet, l’omnibus ! Dinck !
Scène X
Mon parrain !
Vous n’êtes pas facile à trouver, Monsieur !
Mais…
On vous a vu hier, au bois…
J’en étais sûr !
Votre femme sait tout !
Ma belle-sœur !
Et vos irrégularités sont devenues si scandaleuses, qu’aujourd’hui même vous avez perdu votre place !
Ma place ?
Peut-on vous parler en particulier dans cette maison ?
Partez, je vous en supplie !
(À part.) C’est peut-être un pick-pocket, un faux parrain, cela s’est vu. (Il se retire vers la porte, avec lenteur, déclamant à demi-voix ces deux vers :)
Replions-nous sans bruit, et que le ciel prospère
Écarte de nos jours le poids de sa colère !
Auriez-vous quelque chose à me dire, Monsieur ?
Général !
Vous pouvez vous retirer, Victoire !
(À part.) Victoire ?
Scène XI
Scène XII
Savez-vous ce que je représente ici, Monsieur ?… la famille !
Mon cher parrain, vous ne me tutoyez donc plus ?
Pas encore !
Si j’avais commis un crime
C’en est un, une pareille conduite !
Vous êtes bien dur !
J’en ai le droit ! Vous cherchiez, sans doute, à faciliter vos désordres en me proposant chez vous un logement ? Tenir compagnie à Madame, pour favoriser les escapades de Monsieur, joli rôle !
Pouvez-vous croire !…
Pourquoi pas ? un homme capable d’une telle faiblesse !… (Haussant les épaules.) Je comprends une amourette, parbleu ! un caprice ; je ne suis pas une vierge, mais on devrait mourir de honte quand on se laisse subjuguer par une donzelle, au point de lui sacrifier l’estime publique et les devoirs de sa position… Moi qui vous parle, Monsieur, durant ma longue carrière…
Oh ! tous les blâmes possibles sont moins forts, pour me ramener chez moi, que mes propres dégoûts et la lassitude où je suis.
Mais ces dégoûts, Monsieur, vous les promenez en carrosse.
Le carrosse ! c’est ce qui m’a perdu, le carrosse !
Que voulez-vous dire ?
Que je quitterais cette femme dès ce soir, si je n’étais pas enchaîné ici par mes dettes… (montrant la porte de droite) et le remords secret de l’avoir poussée dans cette voie.
Ah ! le remords secret ! vous êtes bon ! Un remords, ça se guérit ; malheureusement, les dettes, ça se paye… Combien dois-tu ?
Beaucoup !… et je n’ai plus ma place (Avec rage.) Comme si l’on montrait de pareilles sévérités pour les autres !… Mais Mme de Mérilhac s’est liguée contre moi, avec ma belle-mère, depuis qu’elle tripote le mariage de son neveu.
Combien dois-tu ?
Tout est là.
Donne !
Si vous saviez !
Dépêche-toi !… (Prenant les papiers et tâtant toutes ses poches.) J’ai oublié ma loupe, je lirai tout cela à la maison, ça me regarde.
Comment ?
Ça me regarde ! comprends-tu le français ?
Cher parrain !
Si tu as l’audace de répliquer un mot… (Lui faisant un geste terrible.) Sors d’ici ! Va-t’en te jeter au cou de ta femme.
Ce soir ?
Tout de suite !
Oh ! demain, pas ce soir ! le temps seulement…
Halte-là !
Je n’ai aucunement le dessein…
Espérons-le !
Quant à revoir ma femme, sans préparation, face à face… après tout ce qui s’est passé aujourd’hui… c’est impossible !
Et ça m’est bien égal !… va chez toi, va au diable ! mais va-t’en !
Vous restez ici ?
Un peu !
Vous allez tout rompre ?
Je le suppose !
Dites-moi au moins que vous m’avez pardonné !…
Qu’est-ce que ça te fait ?
Scène XIII
À l’autre ! (Il se lève avec peine.) Je n’en peux plus (il va à la porte de droite) je n’en ai jamais tant brassé… depuis vingt ans !
Scène XIV
Deux mots seulement à vous dire.
Si Monsieur le général veut bien me faire l’honneur de passer dans une pièce plus convenable…
Nous sommes parfaitement ici.
À vos ordres !
J’ai 65 ans sur la tête, un âge qui n’attend guère, et où il faut mener les choses rondement.
Le fauteuil est d’un dur ! Ces deux coussins…
Inutile ! un peu d’attention, s’il vous plaît !
Ah ! tout ce qu’il vous plaira !
Honorée de la confiance de Mme Duvernier, mêlée par vos fonctions au plus intéressant des ménages, vous avez compromis sciemment l’avenir d’un homme, et la sécurité d’une famille.
Monsieur… mais… Monsieur (lui apportant un petit tabouret) seulement cela…
Vous détournez la question !
J’écoute ! c’est un honneur pour moi d’écouter…
Sans parler, ici, de vos dettes, ces promenades ensemble, ces rendez-vous au théâtre, ce mépris pour le monde, et cette impudeur dans le désordre… (Il laisse tomber son mouchoir, elle se précipite pour le ramasser et le lui donne en saluant.) Bien obligé !
Mais ces mains-là sont faites pour vous servir (minaudant) comme autrefois.
Ce désordre, dis-je, dans l’impudeur… et… le mépris du monde… ou plutôt… ce monde du mépris… dans le désordre de l’impudeur…
Si Monsieur le général veut permettre… il me semble que c’est l’heure de… son bouillon.
Vous croyez ?
Oui ! et un verre de madère plutôt ? (Il hésite.) Allons buvez !
Merci !
Me remercier ! quand c’est moi au contraire…
Bref, sans nous perdre encore dans des récriminations inutiles… et mettant de côté les épithètes dont je pourrais qualifier votre conduite…
Monsieur le général est si bon.
Non, je ne suis pas bon ! et je vous suppose assez d’intelligence pour comprendre qu’entre vous et Paul, tout est fini désormais.
Oui… oui… tout est fini pour moi, je comprends !
(À part.) Allons ! les pleurnicheries commencent ! (Haut.) Calmez-vous !
Pardon ! j’avais tort… Vous ai-je manqué ?… Je serai calme.
Si elle pouvait se mettre un peu en colère !… J’aurais moins de mal à m’en débarrasser.
(À part.) Ah ! non, par exemple ! (Haut.) Est-ce que je pleure encore trop haut, Monsieur ?
Vous aimez donc bien mon filleul ?
Moi ? (Elle éclate en sanglots.) Si j’avais su, si j’avais su !
Que voulez-vous dire ?
Il fléchit.
Parlez franchement.
À quoi bon ? il y a des hommes qui n’ont pas de cœur !
Est-ce que Paul ?
Ne craignez rien, Monsieur, je n’accuse personne, c’est l’usage !… On prend une pauvre fille à son travail, à sa joie, à son ignorance des choses… on est jeune, séduisant… on se met à ses pieds, on l’adore… la malheureuse succombe… tout va bien, la famille n’est pas encore en danger ; mais si, par un reste de pudeur, ou mieux, pour faire de la victime une esclave, on lui jette une robe sur les épaules, et l’abri d’un toit sur la tête… horreur et scandale ! tout est perdu, tout s’écroule… les mères se désolent, les vieillards se lèvent, comme des juges, et tandis qu’il y a, dans le monde, des cous qui ploient, sans crainte, sous la charge de leurs diamants, une perle à notre oreille fait pencher la société vers sa ruine ! (Elle sanglote, et, à part, en se détournant pour cacher sa douleur.) M. Roch serait content, cette fois !
Paix là ! paix là ! (À part.) Où va-t-elle donc chercher ce qu’elle dit ?
Que la société se rassure ! (Mettant la main sur sa poitrine.) Je le sens ici… j’ai mon compte… je ne troublerai pas longtemps les familles !
Un peu de courage, allons !
Ce bracelet vient de lui (le jetant à terre), le voilà ! je n’en veux plus ! Ah ! ses bagues, tenez ! le collier… voilà son peigne ! oui, oui, tout ! (Elle a successivement tout retiré, arraché, et, se posant, échevelée, devant M. Varin des Ilots.) Suis-je maintenant assez nue pour que la société dorme tranquille ?
Quelqu’un !… (Cherchant partout des yeux.) La sonnette ?… (Regardant Mme de Saint-Laurent.) Elle se trouve mal ! (Appelant.) Au secours ! (Cherchant encore du regard.) où diable a-t-on pendu cette sonnette ?… Si je pouvais la laisser seulement une seconde… (Il la pose, avec mille précautions, sur une chaise, et court ouvrir la porte de droite.) Holà ! (D’une voix désespérée.) Personne ! (Il court à gauche, après s’être retourné vers Mme de Saint-Laurent.) À l’aide !… si tout le monde est parti, me voilà bien ! (Revenant et cherchant à détacher sa ceinture.) Elle étouffe… (Ne pouvant y parvenir.) J’ai absolument oublié… (Il lui frappe dans les mains.) Victoire ! (Le fichu tombe.) Elle a des épaules charmantes, cette fille-là !… (Lui frottant les tempes.) Ma toute belle ! (Mme de Saint-Laurent lui jette un regard languissant, devant lequel il demeure saisi.) Madame ! (À part.) Quels yeux ! (La soulevant à moitié.) Mettez-vous, au moins, dans le fauteuil, Madame !
Quand vous êtes là ?
Je l’exige ! (Il lui met le tabouret sous les pieds.) De Cette façon vous serez mieux. (Apercevant au fond la table servie.) Attendez ! attendez ! Il remplit un verre et remue le sucre avec une cuillère, puis revient.
Vous, Monsieur le général, me servir !
Pourquoi pas ?
Je serais trop confuse !
Allons ! buvez ! (Elle boit.) Servir la beauté n’est-ce pas le rôle d’un soldat ?
Vous vous moquez… c’est cruel !
Je ne me moque pas, mille tonnerres ! et il faut que Paul soit un fier dinde, s’il n’a pu oublier devant de pareils charmes…
Que dites-vous ?
Je… moi ?… je ne dis rien… (Courant vers la table.) Encore un peu d’eau sucrée, peut-être ?
Mille grâces !
Vous vous trouvez tout à fait bien maintenant ?
Ah ! Monsieur le général, que je suis donc malheureuse de vous avoir vu !
Comment cela ?
Cette rupture… elle devait éclater… un de ces jours… fatalement… je la sentais venir aux dédains de Paul, à ses colères ; mais, alors, j’aurais quitté la vie sans un regret, avec tout mon désespoir… et toute ma haine… je ne me serais pas souvenue, au départ, qu’on trouve des cœurs d’homme faits autrement que le sien !
Pauvre enfant !
Que vous ne lui ressemblez guère ! vous avez pleuré votre bonne Gertrude, vous !
Je la pleure encore.
Ce n’était pas une servante, c’était une véritable amie… une compagne…
C’est vrai, c’est vrai.
Ah ! si l’on recommençait son existence, s’il n’était pas si tard ! si je me sentais assez pure ! avec quelle joie et quelle affection de toutes les heures… j’aurais pu continuer près de vous, moi plus jeune, plus forte, et aussi dévouée… peut-être… (Changeant de ton.) Mais il n’y faut pas songer, c’est un rêve ! le malheur a son châtiment, comme le crime, et quelle que soit la cause qui nous perd, le monde ne voit que notre flétrissure, lui !
Oh ! la jolie petite Gertrude !
Au lieu de cette félicité… de cet honneur… je n’ai plus, devant moi, qu’une mort prochaine… ou qu’un avenir misérable !…
Qui dit cela ?
Il faudra vendre, à l’enchère, mes meubles, mes tapis, tous ces riens élégants dont j’ignorais jusqu’au nom, mais auxquels on finit par s’attacher… malgré soi…
Laissez donc !
À moins que je ne les abandonne avec mépris… (regardant à terre) comme ces bracelets d’or qui sont à terre !
Vous les garderez, Madame !
Que je les garde ! pour qu’ils me rappellent encore qui me les a donnés !
Ils vous rappelleront celui qui les paie…
Comment ?
… et qui vous les offre…
Mais…
… à la condition de les rattacher, lui-même, à vos beaux bras !
Est-ce possible ?
Voici le collier (Il le lui passe au cou.) Voici le peigne ! (Il lui met dans la main.)
Ah ! Monsieur ! Monsieur ! qu’ai-je besoin de tout cela ? je ne suis pas assez grande dame pour qu’on m’enterre avec mes bijoux.
Vous enterrer !
Seule au monde !
Mais moi…
Maudite !
Que dites-vous ?
Méprisée !
Jamais ! pauvre innocente ! un piège tendu !… je comprends tout !
Mais qui me défendra ? qui me défendra ?
Je ne suis donc pas là, mille bombes !
Vous !
Moi ! (bas) sans compter ma maison qui sera la tienne… il faut bien que je répare les torts de mon filleul !
Merci ! merci !
Oh ! la jolie petite Gertrude !