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Le Sexe faible/Acte IV

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Le Sexe faible
ThéâtreLouis Conard (p. 446-480).
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ACTE IV.

Chez Mme de Saint-Laurent (Victoire). — Une salle à manger, table dressée dans le fond, porte au fond, à droite et à gauche, une console à droite, ameublement élégant.



Scène première

.
Un Domestique, en livrée toute neuve, un écrin à la main.
Il traverse la scène, de gauche à droite, en regardant ses beaux habits.

Si Mme de Saint-Laurent n’est pas contente de ma tenue ! (Il frappe d’abord faiblement à la porte de droite, puis s’admirant encore et prenant une pose.) C’est un peu ça ! (Il frappe plus fort.) Est-elle morte ? (Entrebâillant la porte.) Madame !…

Il la referme aussitôt.



Scène II

Le Domestique, Mme de SAINT-LAURENT,
en peignoir ; elle entre en parlant à la cantonade.

Tenez votre fer bien chaud, Marie ! (Au domestique.) Qu’avez-vous donc à me dire, pour me déranger de la sorte ?

Elle regarde le domestique, qui se pose, sans répondre, dans tous les avantages de son costume.
Le domestique.

On vient de l’apporter… je voulais faire voir à Madame…

Madame de Saint-Laurent.

Pas assez d’aiguillettes ! j’avais cependant recommandé… Tournez-vous ! là… bien… Ce ne serait pas trop mal, avec un peu plus d’aiguillettes. (Apercevant l’écrin.) Cet écrin ?

Le domestique.

De la part de M. Gaston de Rumpigny.

Madame de Saint-Laurent ouvre l’écrin et en tire un bracelet.

Ah ! ah ! très joli ! ravissant !… Et il n’a rien fait dire pour les courses ? vous ne savez pas qui a gagné ?

Le domestique.

Non, Madame.

Madame de Saint-Laurent.

Bien ! posez-le ici, je vais le prendre.

Elle sort par la droite, tandis que le domestique met le bracelet sur la console.



Scène III

Le domestique, seul ; il revient devant la glace et se mirant.

Eh bien, non ! je porte assez d’aiguillettes pour être tout à fait dans le bon genre ! C’est elle qui se trompe, c’est jeune, ça commence… D’où sort-elle ? fière avec le monde, peu de relations, et pas de piano… petite origine ! Et cependant un certain chic naturel, au cheveu, de l’œil… Oh ! elle a de l’œil ! il y a peut-être là-dessous un avenir, et si ça voulait m’écouter…



Scène IV

Le Domestique, PAUL.
Paul, avec stupéfaction, en regardant le domestique.

Comment ! un pareil costume !

Le domestique, ouvrant les bras.

C’est Madame…

Paul.

Parbleu ! je le pense bien… Elle aura quelques personnes à souper, vous savez ?

Le domestique, montrant le fond.

Tout est prêt.

Paul, en se dirigeant vers la porte de droite pour aller trouver Mme de Saint-Laurent, aperçoit l’écrin au milieu de la console, bondit dessus et rappelle le domestique qui allait sortir à gauche.

D’où vient ce bracelet ?

Le domestique, embarrassé.

Quel bracelet ?

Paul.

Celui-là que je tiens, et qui était sur la console.

Le domestique.

C’est moi qui l’ai apporté, Monsieur.

Paul, furieux.

Pas de mensonges ! Voyons !

Le domestique.

C’est-à-dire que je l’ai apporté dans cette salle…

Paul, vivement.

De la part de qui ?

Le domestique.

Autant que je crois me rappeler…

Paul.

Dites le nom !

Le domestique, avec mystère.

Ça doit venir… de son professeur, M. Népomucène Roch.

Paul, exaspéré.

Impudent !

Le domestique sort précipitamment.



Scène V

Paul, seul.

J’ai des démangeaisons de remercier M. Roch sur la joue de M. de Rumpigny ! (Il rejette violemment le bracelet, puis montrant la porte de droite.) Moi, jaloux de cette créature-là ? Dieu m’en garde !… seulement je mériterais des oreilles d’âne, si je ne m’étais couvert de dettes depuis sept mois (il tire des papiers de sa poche et les froisse convulsivement) que pour servir de cible aux impertinences d’un sot !

Il remet vivement ses paperasses dans sa poche en entendant ouvrir la porte de droite.



Scène VI

PAUL, Mme de SAINT-LAURENT.
Madame de Saint-Laurent, en costume somptueux.

Vous m’attendiez, mon ami ?

Paul.

Voilà déjà deux fois que je viens ; dix femmes du monde s’habilleraient dans le temps que tu passes à mettre tes gants.

Madame de Saint-Laurent.

Quoi ! je fais des frais pour vous plaire, et c’est tout ce que vous avez à me dire ?

Paul.

Ce n’est pas tout. (Montrant la porte de gauche.) Cette livrée !

Madame de Saint-Laurent, éludant la question.

Allez-vous aussi me reprocher ma robe neuve ?

Paul.

J’adore les choses simples…

Madame de Saint-Laurent.

Vous ne disiez pas cela, il y a sept mois ! rien ne coûtait trop cher, vous m’admiriez, en toilette… je portais ces choses-là comme une duchesse ! Oh ! je connais vos goûts, vous avez beau vous débattre, je ne vais pas me négliger comme Madame, pour qu’un de ces quatre matins vous me traitiez de la même façon.

Paul, en colère.

Je t’ai déjà défendu de prononcer, ici, le nom de ma femme.

Madame de Saint-Laurent.

Quelle humeur !

Paul.

J’y tiens !

Madame de Saint-Laurent.

À propos d’une malheureuse livrée…

Paul.

Laissons cela, je ne suis pas encore assez absurde pour te faire un crime de mes sottises ; si tu as des gens, une voiture, si, malgré le danger des rencontres, et au détriment de mes occupations, je t’accompagne à la promenade, au théâtre, partout où m’entraînent tes fantaisies, tu n’es pas coupable, c’est ma faute. Mais ce qu’en retour j’ai le droit d’exiger formellement, c’est que le nom de ma femme soit, ici, à couvert de toute insulte et le mien de tout ridicule.

Il montre le bracelet qui est tombé sous la console.
Madame de Saint-Laurent, suivant des yeux la direction de son doigt.

(À part.) Le bracelet !… je l’avais oublié ! (Haut.) Je ne vous comprends pas, mon ami.

Paul.

De qui, cela ?

Madame de Saint-Laurent, avec innocence.

Mais… de vous… probablement ?…

Paul, avec rage.

Ou de M. Gaétan de Rumpigny !

Madame de Saint-Laurent, avec calme.

Ah ! vous croyez ?… c’est possible…

Paul.

Comment ? possible ?

Madame de Saint-Laurent.

D’ailleurs, on peut interroger le domestique.

Paul.

Je le renverrai, le domestique. La maison entière est d’accord pour me tromper !

Madame de Saint-Laurent, haussant les épaules.

Dans quel but ? tous les jours une femme reçoit des bracelets.

Paul.

Cela dépend !

Madame de Saint-Laurent.

Mais quand il viendrait de la personne que vous dites, ce n’est pas une raison pour le mépriser.

Elle le ramasse.
Paul.

Tu oserais…

Madame de Saint-Laurent, mettant le bracelet à son bras.

Je le dois dans l’intérêt de votre honneur, mon ami ! vous devenez vraiment d’une jalousie…

Paul, se défendant.

Moi ?…

Madame de Saint-Laurent, avec sentiment.

Comme si je pouvais en aimer un autre, maintenant ! (À part, tandis qu’il se retourne au moment où elle veut l’embrasser.) Ça le tient en haleine, cette peur-là !

Paul, serrant les poings.

Une histoire qui aura une fin, je le jure !

Madame de Saint-Laurent.

Vous voilà dans des dispositions charmantes pour le souper de garçon de ce pauvre M. Amédée.

Paul.

Je voudrais qu’il fût au diable, son souper !

Madame de Saint-Laurent, joignant les mains.

Un intime, le seul de vos amis qui connaisse le secret de notre bonheur !

Elle l’embrasse.
Paul, radouci.

Amène-t-il quelqu’un avec lui ?

Madame de Saint-Laurent.

Je l’ignore ; aussi, pour ne pas nous trouver tous les trois en tête à tête, j’ai invité mon professeur de déclamation.

Paul.

Riche idée !… un imbécile !…

Madame de Saint-Laurent.

Oh ! je sais bien que vous le détestez ; vous allez recommencer vos attaques contre mes idées de théâtre, n’est-ce pas ?

Paul, impatienté.

Parbleu ! si j’avais voulu une actrice, je n’aurais pas choisi une femme de chambre.

Madame de Saint-Laurent, piquée.

Les femmes de chambre de ma sorte sont du goût des personnes les plus distinguées ; je connais des gens qui vous valent, et qui auraient la délicatesse de ne pas me rappeler…

Paul, l’interrompant.

Ces gens-là viennent-ils ce soir ?

Madame de Saint-Laurent.

Pourquoi pas ?

Paul, prenant son chapeau.

Si la chose a lieu, je décampe.

Madame de Saint-Laurent, lui barrant le chemin.

Vous ne ferez pas à votre ami Amédée un pareil affront, un tel jour…

Paul, croisant ses bras.

Ainsi, tu as invité M. de Rumpigny ?

Madame de Saint-Laurent.

Amédée le connaît…

Paul, même jeu.

Et je vais me voir condamné…

Madame de Saint-Laurent, l’interrompant.

Vous êtes bien injuste à son égard.

Paul.

C’est le moyen de ne pas être autre chose.

Madame de Saint-Laurent.

Ah ! mon Dieu !

Elle feint de s’évanouir. On sonne.
Paul, embarrassé.

Allons pas de bêtises !

Madame de Saint-Laurent.

Vous me tuerez !

Paul.

Remets-toi !

Madame de Saint-Laurent.

Vous ne partirez pas ?

Paul.

Non, je reste ! j’aime autant rester après tout, et si ce faquin vient me braver impunément…

On sonne de nouveau.
Madame de Saint-Laurent, à Paul, d’une voix languissante.

Les domestiques sont peut-être sortis, mon ami ?

Paul, après un instant d’hésitation, va ouvrir la porte.



Scène VII

Les Mêmes, M. Népomucène ROCH, puis Le Domestique.
Madame de Saint-Laurent.

Ah ! cet excellent monsieur Roch ! Soyez le bienvenu, monsieur Roch.

Monsieur Roch s’incline académiquement devant Paul, puis s’avançant, à pas mesurés, vers Mme de Saint-Laurent.

Me permettrez-vous une légère observation, Madame ! (Geste de de Saint-Laurent.) Votre ah ! manque absolument de justesse. Votre ah ! peint l’étonnement, la surprise, comme si vous disiez, en ouvrant votre fenêtre : Ah ! il pleut ! tandis que dans la circonstance présente, où j’ai l’honneur d’être attendu de vous, votre ah ! ne peut être qu’un ah ! de contentement, de joie même : ah !… enfin !… cet excellent monsieur Roch ! Bien, étalez « excellent » soyez le bienvenu, monsieur Roch. (Se retournant vers Paul.) Pardon, mille fois, Monsieur, mais ce sont ces nuances-là qui font la perfection !… Mme de Saint-Laurent, avec emphase :) Bienvenu, le bienvenu monsieur Roch !… tous mots de valeur…

Paul, à part.

Quel idiot !

Madame de Saint-Laurent, subjuguée.

Sans flatterie, Monsieur, espérez-vous tirer quelque chose de votre élève ?

Monsieur Roch, appuyé sur la jambe gauche, avançant un peu la droite, avec des gestes du bras et des inflexions savantes.

J’en ai plus que l’espérance, Madame, j’en ai la certitude ! (avec un aimable sourire) ne possédez-vous pas déjà la meilleure garantie de réussite… (se penchant vers elle) la beauté ?

Madame de Saint-Laurent, flattée.

Ah !

Monsieur Roch, vivement.

Très bien, ce ah ! là, très bien ! (S’approchant d’elle.) Avez-vous observé, Madame, comme je me suis posé, en vous parlant, d’une façon vraie et agréable tout à la fois ? Point d’appui, la jambe gauche ; la droite un peu avancée, attitude favorable à la liberté du bras, à la bonne assiette de l’abdomen, et qui laisse aux poumons un développement plus facile… car il faut bien se pénétrer de ce principe, que la voix est le son produit par l’air quand il est chassé des poumons.

Paul, avec une admiration ironique.

Vous croyez ?

Monsieur Roch, se retournant vers Paul, avec une énergie.

Pas autre chose, Monsieur, pas autre chose ! (Revenant à Mme de Saint-Laurent.) Et avez-vous noté, vers la fin, cette légère inclination de la partie supérieure de mon corps, comme pour vous faire toucher du doigt la délicatesse du compliment ?

Madame de Saint-Laurent, avec admiration.

C’est vrai, tout cela !

Monsieur Roch, à Paul.

Avec la permission de Monsieur, Madame peut nous donner un petit échantillon…

Paul, vivement.

Pas ce soir ! nous sommes en vacances, monsieur Roch ! vous voyez que je connais aussi les mots de valeur.

Madame de Saint-Laurent, bas, à Paul, en lui faisant de gros yeux.

De grâce, soyez raisonnable, taisez-vous !

Le domestique, annonçant.

M. le vicomte de Rumpigny.

Il sort.



Scène VIII

Les Mêmes, M. Gaétan de RUMPIGNY.
Madame de Saint-Laurent, à part, avec rêverie.

Vicomte !

Monsieur de Rumpigny, tenue complète de gandin, il parle tout en marchant et en s’inclinant.

De deux longueurs ! j’avais parié pour Giselle, une affaire certaine, un coup d’or ! et figurez-vous, Madame, que nous avons perdu de deux longueurs. (Bas.) Ravissante ! (Se tournant vers Paul, avec un léger salut.) Monsieur, J’ai l’honneur d’être…

Paul, assez sèchement.

Moi de même !

Monsieur de Rumpigny, pirouettant sur ses talons et se trouvant nez à nez avec m. Roch.

Deux longueurs !

Monsieur Roch, gravement.

C’est énorme !

Monsieur de Rumpigny, piqué.

Plaît-il, Monsieur ?

Monsieur Roch, souriant avec supériorité.

Permettez ! moi, je ne juge des choses que d’après la façon dont elles sont dites, et (se tournant vers Mme de Saint-Laurent) je suis bien aise de le faire remarquer à Madame, vos deux longueurs peuvent aller d’ici à la lune. (Allongeant le mot et imitant M. de Rumpigny.) Deux longueurs !

Monsieur de Rumpigny, indigné.

Mais, Monsieur !…

Monsieur Roch, imperturbable.

Que si, légèrement, sans peser, vous eussiez dit : deux longueurs… (se retournant vers Mme de Saint-Laurent, avec une grande vitesse de prononciation) de deux longueurs, oh ! alors (revenant vers M. de Rumpigny) il n’y aurait pas une personne, ici présente, qui ne fût émue, qui ne fût saisie, si j’ose le dire, révoltée, en comparant cette grande trahison de la fortune avec l’exiguïté de la différence. (À demi-voix, à Mme de Saint-Laurent.) Et toujours, pour point d’appui, le pied gauche.

Monsieur de Rumpigny, bas, à Mme de Saint-Laurent.

Quelle est cette brute ?

Madame de Saint-Laurent, bas, d’un air un peu suppliant.

Mon professeur de déclamation.

Monsieur de Rumpigny, souriant.

Ah ! très bien !

Paul, à part, avec inquiétude.

Que peuvent-ils se dire ainsi tous les deux ?



Scène IX

Les Mêmes, AMÉDÉE, M. CASIMIR, Le Domestique.
Amédée, du dehors, donnant de grands coups de pied dans la porte.

Ouvrez ! ouvrez !

Madame de Saint-Laurent, à Paul.

M. Amédée.

Monsieur Roch.
Il se précipite avant Paul pour ouvrir la porte du fond, et se heurte avec le domestique qui vient de la porte de gauche.

Doucement donc !

Le domestique ouvre la porte et sort.
Amédée. Il entre suivi de M. Casimir, il est chargé de deux énormes ananas.

Je n’ai pas voulu taper trop ; avec ma force, j’aurais défoncé les deux battants !

Monsieur Casimir, à part, boutonné jusqu’au cou.

Il y a eu du feu, ici, on étouffe.

Amédée, à Mme de Saint-Laurent, en inclinant sa tête entre les deux ananas.

Salut, belle dame ! (Bas.) Tu n’as pas voulu, cruelle ! (Haut, en se retournant.) M. de Rumpigny ! (Il salue.) Mon cher Paul, je ne tends pas la main, je n’ai que des branches ! (Bas, à Mme de Saint-Laurent, en lui désignant M. Roch.) Peut-on compter sur cette redingote marron ?

Madame de Saint-Laurent, bas, en riant.

Comme sur moi-même !

Amédée, haut, avec joie, en soulevant les deux ananas.

Very well !

Madame de Saint-Laurent, à Paul.

Sonnez le domestique, mon ami, M. Peyronneau est plus chargé qu’une table de noce.

Paul appuie sur un timbre.
Amédée, réclamant.

Moi ? vous plaisantez ! je les porte, à bras tendu, depuis la voiture (se tournant vers M. Casimir) n’est-ce pas, Casimir ? (Le présentant à Mme de Saint-Laurent.) Mon professeur de gymnastique, belle dame !

Monsieur Casimir, saluant militairement.

Pour vous servir ! (À part.) On étouffe !

Paul, à part.

Quel monde ! quel monde ! c’est pour trouver cela que j’ai déserté ma maison !

Le domestique a pris les deux ananas, et les place au bout de la table, qu’il tire au milieu de l’appartement.
Amédée, regardant la pendule.

Tiens ! une pendule qui retarde sur mon estomac d’une bonne heure ! (Regardant la table toute servie.) Quand nous serons prêts…

Madame de Saint-Laurent.

Nous le sommes.

Amédée, prenant la main de Mme de Saint-Laurent.

À table ! vive la joie ! c’est ma dernière nuit, soyons fous ! (se retournant vers les convives) Car vous saurez, Messieurs, que je me marie demain.

Monsieur de Rumpigny, tout en allant vers la table.

Pas possible !

Amédée, se redressant.

Pourquoi donc ?

Paul, avec énergie.

Tu as bien raison, mon ami !

Il lui serre la main.
Monsieur Roch, se posant avec grâce.

Le mariage ! mais c’est la loi, c’est la base, c’est la sécurité ! (avec sentiment) le bonheur !

Monsieur de Rumpigny, voyant que Mme de Saint-Laurent est furieuse.

À la condition cependant de savoir se créer (montrant Paul) comme Monsieur (montrant Mme de Saint-Laurent) une charmante compensation !

Madame de Saint-Laurent, à part.

Qu’il a de l’esprit ! (Lui montrant un siège, avec un sourire gracieux.) Près de moi !

M. de Rumpigny s’assoit à gauche de Mme de Saint-Laurent,
Amédée à sa droite.
Paul, à part, se plaçant en face d’eux, le dos tourné au public.

Si je les perds de vue un seul instant !…

Monsieur Casimir, à part, déboutonnant sa redingote.

Pouh ! on peut bien se mettre un peu à l’aise, pour officier…

Amédée, au moment où M. Casimir prend place à la gauche de Paul.

Complet, l’omnibus ! Dinck !

On sonne à la porte d’une façon formidable.



Scène X

Les Mêmes, M. VARIN DES ILOTS.
M. Varin des Ilots s’avance, raide et sévère, au milieu de la stupéfaction générale. Amédée se retourne vivement du côté de la muraille, M. de Rumpigny se lève comme pour protéger Mme de Saint-Laurent, M. Roch et M. Casimir, toujours assis, écartent simultanément leurs chaises de la table ; Mme de Saint-Laurent reste comme pétrifiée à sa place.
Paul, reculant sur le devant de la scène.

Mon parrain !

Monsieur Varin des Ilots, allant droit à lui, sans regarder personne.

Vous n’êtes pas facile à trouver, Monsieur !

Paul, balbutiant.

Mais…

Monsieur Varin des Ilots.

On vous a vu hier, au bois…

Paul, se tournant vers Mme de Saint-Laurent.

J’en étais sûr !

Monsieur Varin des Ilots.

Votre femme sait tout !

Amédée, prenant son chapeau.

Ma belle-sœur !

Il se sauve derrière la porte et regarde dans la salle, en passant seulement la tête.
Monsieur Varin des Ilots.

Et vos irrégularités sont devenues si scandaleuses, qu’aujourd’hui même vous avez perdu votre place !

Paul, abasourdi.

Ma place ?

Monsieur Varin se retourne et parcourt la salle du regard, Amédée disparait définitivement.

Peut-on vous parler en particulier dans cette maison ?

Madame de Saint-Laurent, bas à M. de Rumpigny.

Partez, je vous en supplie !

M. de Rumpigny se dirige vers la porte en lui envoyant un baiser.
Monsieur Roch, regardant M. Varin des Ilots.

(À part.) C’est peut-être un pick-pocket, un faux parrain, cela s’est vu. (Il se retire vers la porte, avec lenteur, déclamant à demi-voix ces deux vers :)

Replions-nous sans bruit, et que le ciel prospère
Écarte de nos jours le poids de sa colère !

Casimir a boutonné fièrement sa redingote jusque sous le menton, mis son chapeau sur sa tête et fait un pas vers M. Varin des Ilots, comme pour protester.
Monsieur Varin des Ilots, mettant aussi son chapeau, et marchant vers M. Casimir.

Auriez-vous quelque chose à me dire, Monsieur ?

Paul, se précipitant vers lui.

Général !

M. Casimir, au nom de général, et devant la fière attitude du vieillard, ôte involontairement son chapeau, et sort, à reculons, sans mot dire.
Monsieur Varin des Ilots, se retournant vers Mme de Saint-Laurent.

Vous pouvez vous retirer, Victoire !

Mme de Saint-Laurent, subjuguée, obéit à l’ordre, et sort lentement par la droite.
Le domestique fait un grand geste d’étonnement dans le fond de la salle.

(À part.) Victoire ?



Scène XI

PAUL, M. VARIN DES ILOTS, Le Domestique.
M. Varin des Ilots prend majestueusement un fauteuil et s’y installe ; puis, d’un geste solennel, il indique un siège à Paul. À ce moment on entend un roulement léger, c’est la table poussée par le domestique ; le général se retourne vivement, aperçoit le domestique, et, d’un mouvement muet et impérieux, lui ordonne de sortir.



Scène XII

PAUL, M. VARIN DES ILOTS.
Monsieur Varin des Ilots.

Savez-vous ce que je représente ici, Monsieur ?… la famille !

Paul.

Mon cher parrain, vous ne me tutoyez donc plus ?

Monsieur Varin des Ilots.

Pas encore !

Paul.

Si j’avais commis un crime

Monsieur Varin des Ilots, l’interrompant.

C’en est un, une pareille conduite !

Paul.

Vous êtes bien dur !

Monsieur Varin des Ilots.

J’en ai le droit ! Vous cherchiez, sans doute, à faciliter vos désordres en me proposant chez vous un logement ? Tenir compagnie à Madame, pour favoriser les escapades de Monsieur, joli rôle !

Paul, avec énergie.

Pouvez-vous croire !…

Monsieur Varin des Ilots.

Pourquoi pas ? un homme capable d’une telle faiblesse !… (Haussant les épaules.) Je comprends une amourette, parbleu ! un caprice ; je ne suis pas une vierge, mais on devrait mourir de honte quand on se laisse subjuguer par une donzelle, au point de lui sacrifier l’estime publique et les devoirs de sa position… Moi qui vous parle, Monsieur, durant ma longue carrière…

Paul, l’interrompant.

Oh ! tous les blâmes possibles sont moins forts, pour me ramener chez moi, que mes propres dégoûts et la lassitude où je suis.

Monsieur Varin des Ilots.

Mais ces dégoûts, Monsieur, vous les promenez en carrosse.

Paul, exaspéré.

Le carrosse ! c’est ce qui m’a perdu, le carrosse !

Monsieur Varin des Ilots.

Que voulez-vous dire ?

Paul.

Que je quitterais cette femme dès ce soir, si je n’étais pas enchaîné ici par mes dettes… (montrant la porte de droite) et le remords secret de l’avoir poussée dans cette voie.

Monsieur Varin des Ilots.

Ah ! le remords secret ! vous êtes bon ! Un remords, ça se guérit ; malheureusement, les dettes, ça se paye… Combien dois-tu ?

Paul, étonné d’abord, puis hésitant.

Beaucoup !… et je n’ai plus ma place (Avec rage.) Comme si l’on montrait de pareilles sévérités pour les autres !… Mais Mme de Mérilhac s’est liguée contre moi, avec ma belle-mère, depuis qu’elle tripote le mariage de son neveu.

Monsieur Varin des Ilots, appuyant sur chaque mot.

Combien dois-tu ?

Paul, tirant de sa poche une liasse de notes et de protêts.

Tout est là.

Monsieur Varin des Ilots.

Donne !

Paul, hésitant.

Si vous saviez !

Monsieur Varin des Ilots, tendant la main avec impatience.

Dépêche-toi !… (Prenant les papiers et tâtant toutes ses poches.) J’ai oublié ma loupe, je lirai tout cela à la maison, ça me regarde.

Paul, se levant.

Comment ?

Monsieur Varin des Ilots, mettant tout dans sa poche.

Ça me regarde ! comprends-tu le français ?

Paul, lui saisissant la main.

Cher parrain !

Monsieur Varin des Ilots.

Si tu as l’audace de répliquer un mot… (Lui faisant un geste terrible.) Sors d’ici ! Va-t’en te jeter au cou de ta femme.

Paul.

Ce soir ?

Monsieur Varin des Ilots.

Tout de suite !

Paul.

Oh ! demain, pas ce soir ! le temps seulement…

Monsieur Varin des Ilots, roulant son fauteuil devant la porte de droite.

Halte-là !

Paul, avec un grand geste de dénégation.

Je n’ai aucunement le dessein…

Monsieur Varin des Ilots, froidement.

Espérons-le !

Paul.

Quant à revoir ma femme, sans préparation, face à face… après tout ce qui s’est passé aujourd’hui… c’est impossible !

Monsieur Varin des Ilots, toujours en sentinelle.

Et ça m’est bien égal !… va chez toi, va au diable ! mais va-t’en !

Paul, timidement.

Vous restez ici ?

Monsieur Varin des Ilots.

Un peu !

Paul.

Vous allez tout rompre ?

Monsieur Varin des Ilots.

Je le suppose !

Paul, revenant à lui.

Dites-moi au moins que vous m’avez pardonné !…

Monsieur Varin des Ilots, lui montrant la porte.

Qu’est-ce que ça te fait ?

Paul sort tout rêveur.



Scène XIII

M. VARIN DES ILOTS, seul.

À l’autre ! (Il se lève avec peine.) Je n’en peux plus (il va à la porte de droite) je n’en ai jamais tant brassé… depuis vingt ans !

Il frappe à la porte.



Scène XIV

M. VARIN DES ILOTS, Mme de SAINT-LAURENT.
Monsieur Varin des Ilots, à Mme de Saint-Laurent qui arrive dans un déshabillé des plus élégants.

Deux mots seulement à vous dire.

Madame de Saint-Laurent, inquiète et très humble.

Si Monsieur le général veut bien me faire l’honneur de passer dans une pièce plus convenable…

Monsieur Varin des Ilots.

Nous sommes parfaitement ici.

Madame de Saint-Laurent, s’inclinant.

À vos ordres !

Monsieur Varin des Ilots s’installe dans un grand fauteuil et laisse Mme de Saint-Laurent s’asseoir sur une chaise, en face de lui.

J’ai 65 ans sur la tête, un âge qui n’attend guère, et où il faut mener les choses rondement.

Madame de Saint-Laurent, allant chercher deux coussinets et voulant les placer sous les bras de M. Varin des Ilots.

Le fauteuil est d’un dur ! Ces deux coussins…

Monsieur Varin des Ilots, froidement.

Inutile ! un peu d’attention, s’il vous plaît !

Madame de Saint-Laurent, les plaçant malgré lui sur chaque bras du fauteuil.

Ah ! tout ce qu’il vous plaira !

Monsieur Varin des Ilots, sévèrement.

Honorée de la confiance de Mme Duvernier, mêlée par vos fonctions au plus intéressant des ménages, vous avez compromis sciemment l’avenir d’un homme, et la sécurité d’une famille.

Madame de Saint-Laurent, très humble et très interdite.

Monsieur… mais… Monsieur (lui apportant un petit tabouret) seulement cela…

Monsieur Varin des Ilots, refusant du geste.

Vous détournez la question !

Madame de Saint-Laurent, se courbant et plaçant le tabouret à portée de ses pieds.

J’écoute ! c’est un honneur pour moi d’écouter…

Monsieur Varin des Ilots.

Sans parler, ici, de vos dettes, ces promenades ensemble, ces rendez-vous au théâtre, ce mépris pour le monde, et cette impudeur dans le désordre… (Il laisse tomber son mouchoir, elle se précipite pour le ramasser et le lui donne en saluant.) Bien obligé !

Madame de Saint-Laurent, avec humilité.

Mais ces mains-là sont faites pour vous servir (minaudant) comme autrefois.

Monsieur Varin des Ilots, regardant la main de Victoire, et cherchant à ressaisir l’ordre de ses idées.

Ce désordre, dis-je, dans l’impudeur… et… le mépris du monde… ou plutôt… ce monde du mépris… dans le désordre de l’impudeur…

Madame de Saint-Laurent, se levant.

Si Monsieur le général veut permettre… il me semble que c’est l’heure de… son bouillon.

Elle va au fond, vers la table.
Monsieur Varin des Ilots, étonné.

Vous croyez ?

Madame de Saint-Laurent, revenant avec un verre sur un plateau.

Oui ! et un verre de madère plutôt ? (Il hésite.) Allons buvez !

Monsieur Varin des Ilots, prenant le verre.

Merci !

Madame de Saint-Laurent.

Me remercier ! quand c’est moi au contraire…

Monsieur Varin des Ilots, remettant le verre sur le plateau.

Bref, sans nous perdre encore dans des récriminations inutiles… et mettant de côté les épithètes dont je pourrais qualifier votre conduite…

Madame de Saint-Laurent.

Monsieur le général est si bon.

Monsieur Varin des Ilots.

Non, je ne suis pas bon ! et je vous suppose assez d’intelligence pour comprendre qu’entre vous et Paul, tout est fini désormais.

Il se lève pour sortir.
Madame de Saint-Laurent, fondant en larmes.

Oui… oui… tout est fini pour moi, je comprends !

Monsieur Varin des Ilots. Il se retourne et la regarde.

(À part.) Allons ! les pleurnicheries commencent ! (Haut.) Calmez-vous !

Madame de Saint-Laurent, sanglotant.

Pardon ! j’avais tort… Vous ai-je manqué ?… Je serai calme.

Monsieur Varin des Ilots, à demi-voix, serrant les poings.

Si elle pouvait se mettre un peu en colère !… J’aurais moins de mal à m’en débarrasser.

Madame de Saint-Laurent, qui a saisi la phrase.

(À part.) Ah ! non, par exemple ! (Haut.) Est-ce que je pleure encore trop haut, Monsieur ?

Monsieur Varin des Ilots, commençant à être ému.

Vous aimez donc bien mon filleul ?

Madame de Saint-Laurent, vivement.

Moi ? (Elle éclate en sanglots.) Si j’avais su, si j’avais su !

Monsieur Varin des Ilots.

Que voulez-vous dire ?

Monsieur Varin des Ilots, à part.

Il fléchit.

Monsieur Varin des Ilots, insistant avec bonté.

Parlez franchement.

Madame de Saint-Laurent, d’un air désespéré.

À quoi bon ? il y a des hommes qui n’ont pas de cœur !

Monsieur Varin des Ilots, vivement.

Est-ce que Paul ?

Madame de Saint-Laurent, l’interrompant, et la voix coupée de sanglots.

Ne craignez rien, Monsieur, je n’accuse personne, c’est l’usage !… On prend une pauvre fille à son travail, à sa joie, à son ignorance des choses… on est jeune, séduisant… on se met à ses pieds, on l’adore… la malheureuse succombe… tout va bien, la famille n’est pas encore en danger ; mais si, par un reste de pudeur, ou mieux, pour faire de la victime une esclave, on lui jette une robe sur les épaules, et l’abri d’un toit sur la tête… horreur et scandale ! tout est perdu, tout s’écroule… les mères se désolent, les vieillards se lèvent, comme des juges, et tandis qu’il y a, dans le monde, des cous qui ploient, sans crainte, sous la charge de leurs diamants, une perle à notre oreille fait pencher la société vers sa ruine ! (Elle sanglote, et, à part, en se détournant pour cacher sa douleur.) M. Roch serait content, cette fois !

Monsieur Varin des Ilots, cherchant à l’apaiser.

Paix là ! paix là ! (À part.) Où va-t-elle donc chercher ce qu’elle dit ?

Madame de Saint-Laurent, d’une voix creuse et frémissante.

Que la société se rassure ! (Mettant la main sur sa poitrine.) Je le sens ici… j’ai mon compte… je ne troublerai pas longtemps les familles !

Monsieur Varin des Ilots.

Un peu de courage, allons !

Madame de Saint-Laurent, arrachant ses bracelets.

Ce bracelet vient de lui (le jetant à terre), le voilà ! je n’en veux plus ! Ah ! ses bagues, tenez ! le collier… voilà son peigne ! oui, oui, tout ! (Elle a successivement tout retiré, arraché, et, se posant, échevelée, devant M. Varin des Ilots.) Suis-je maintenant assez nue pour que la société dorme tranquille ?

Elle est prise d’un spasme nerveux, chancelle tout à coup, et tombe, pâmée, sur la chaise, en face de M. Varin des Ilots.
Monsieur Varin des Ilots, très embarrassé et la soutenant.

Quelqu’un !… (Cherchant partout des yeux.) La sonnette ?… (Regardant Mme de Saint-Laurent.) Elle se trouve mal ! (Appelant.) Au secours ! (Cherchant encore du regard.) où diable a-t-on pendu cette sonnette ?… Si je pouvais la laisser seulement une seconde… (Il la pose, avec mille précautions, sur une chaise, et court ouvrir la porte de droite.) Holà ! (D’une voix désespérée.) Personne ! (Il court à gauche, après s’être retourné vers Mme de Saint-Laurent.) À l’aide !… si tout le monde est parti, me voilà bien ! (Revenant et cherchant à détacher sa ceinture.) Elle étouffe… (Ne pouvant y parvenir.) J’ai absolument oublié… (Il lui frappe dans les mains.) Victoire ! (Le fichu tombe.) Elle a des épaules charmantes, cette fille-là !… (Lui frottant les tempes.) Ma toute belle ! (Mme de Saint-Laurent lui jette un regard languissant, devant lequel il demeure saisi.) Madame ! (À part.) Quels yeux ! (La soulevant à moitié.) Mettez-vous, au moins, dans le fauteuil, Madame !

Madame de Saint-Laurent, refusant, d’une voix faible.

Quand vous êtes là ?

Monsieur Varin des Ilots, la soutenant et la plaçant amoureusement dans le fauteuil, dont il arrange les coussins.

Je l’exige ! (Il lui met le tabouret sous les pieds.) De Cette façon vous serez mieux. (Apercevant au fond la table servie.) Attendez ! attendez ! Il remplit un verre et remue le sucre avec une cuillère, puis revient.

Madame de Saint-Laurent.

Vous, Monsieur le général, me servir !

Monsieur Varin des Ilots, lui tendant le verre qu’elle finit par accepter.

Pourquoi pas ?

Madame de Saint-Laurent, hésitant à boire.

Je serais trop confuse !

Monsieur Varin des Ilots.

Allons ! buvez ! (Elle boit.) Servir la beauté n’est-ce pas le rôle d’un soldat ?

Il reprend le verre, et va le poser sur la table.
Madame de Saint-Laurent.

Vous vous moquez… c’est cruel !

Monsieur Varin des Ilots, éclatant.

Je ne me moque pas, mille tonnerres ! et il faut que Paul soit un fier dinde, s’il n’a pu oublier devant de pareils charmes…

Madame de Saint-Laurent, jouant la surprise.

Que dites-vous ?

Monsieur Varin des Ilots, embarrassé.

Je… moi ?… je ne dis rien… (Courant vers la table.) Encore un peu d’eau sucrée, peut-être ?

Madame de Saint-Laurent, faisant signe que non.

Mille grâces !

Monsieur Varin des Ilots, s’asseyant sur une chaise en face d’elle.

Vous vous trouvez tout à fait bien maintenant ?

Madame de Saint-Laurent, cachant son visage dans ses deux mains.

Ah ! Monsieur le général, que je suis donc malheureuse de vous avoir vu !

Monsieur Varin des Ilots, abasourdi.

Comment cela ?

Madame de Saint-Laurent.

Cette rupture… elle devait éclater… un de ces jours… fatalement… je la sentais venir aux dédains de Paul, à ses colères ; mais, alors, j’aurais quitté la vie sans un regret, avec tout mon désespoir… et toute ma haine… je ne me serais pas souvenue, au départ, qu’on trouve des cœurs d’homme faits autrement que le sien !

Monsieur Varin des Ilots.

Pauvre enfant !

Madame de Saint-Laurent, jetant sur lui un regard d’admiration.

Que vous ne lui ressemblez guère ! vous avez pleuré votre bonne Gertrude, vous !

Monsieur Varin des Ilots, très ému.

Je la pleure encore.

Madame de Saint-Laurent.

Ce n’était pas une servante, c’était une véritable amie… une compagne…

Monsieur Varin des Ilots.

C’est vrai, c’est vrai.

Madame de Saint-Laurent, avec émotion.

Ah ! si l’on recommençait son existence, s’il n’était pas si tard ! si je me sentais assez pure ! avec quelle joie et quelle affection de toutes les heures… j’aurais pu continuer près de vous, moi plus jeune, plus forte, et aussi dévouée… peut-être… (Changeant de ton.) Mais il n’y faut pas songer, c’est un rêve ! le malheur a son châtiment, comme le crime, et quelle que soit la cause qui nous perd, le monde ne voit que notre flétrissure, lui !

Monsieur Varin des Ilots, rêveur et frémissant.

Oh ! la jolie petite Gertrude !

Madame de Saint-Laurent, d’une voix brisée.

Au lieu de cette félicité… de cet honneur… je n’ai plus, devant moi, qu’une mort prochaine… ou qu’un avenir misérable !…

Monsieur Varin des Ilots.

Qui dit cela ?

Madame de Saint-Laurent, désignant les objets d’un bras découragé.

Il faudra vendre, à l’enchère, mes meubles, mes tapis, tous ces riens élégants dont j’ignorais jusqu’au nom, mais auxquels on finit par s’attacher… malgré soi…

Monsieur Varin des Ilots, l’interrompant.

Laissez donc !

Madame de Saint-Laurent, énergiquement.

À moins que je ne les abandonne avec mépris… (regardant à terre) comme ces bracelets d’or qui sont à terre !

Monsieur Varin des Ilots, les ramassant avec peine, ainsi que le peigne et le collier.

Vous les garderez, Madame !

Madame de Saint-Laurent, les repoussant de la main.

Que je les garde ! pour qu’ils me rappellent encore qui me les a donnés !

Monsieur Varin des Ilots.

Ils vous rappelleront celui qui les paie…

Madame de Saint-Laurent, feignant de ne pas comprendre.

Comment ?

Monsieur Varin des Ilots, les lui tendant toujours.

… et qui vous les offre…

Madame de Saint-Laurent.

Mais…

Monsieur Varin des Ilots.

… à la condition de les rattacher, lui-même, à vos beaux bras !

Il lui remet les bracelets, en embrassant les deux mains tour à tour.
Madame de Saint-Laurent, comme dans un songe.

Est-ce possible ?

Monsieur Varin des Ilots.

Voici le collier (Il le lui passe au cou.) Voici le peigne ! (Il lui met dans la main.)

Madame de Saint-Laurent.

Ah ! Monsieur ! Monsieur ! qu’ai-je besoin de tout cela ? je ne suis pas assez grande dame pour qu’on m’enterre avec mes bijoux.

Monsieur Varin des Ilots, se récriant.

Vous enterrer !

Madame de Saint-Laurent, ouvrant les bras, d’un air accablé.

Seule au monde !

Monsieur Varin des Ilots, lui prenant la main.

Mais moi…

Madame de Saint-Laurent.

Maudite !

Monsieur Varin des Ilots.

Que dites-vous ?

Madame de Saint-Laurent.

Méprisée !

Monsieur Varin des Ilots.

Jamais ! pauvre innocente ! un piège tendu !… je comprends tout !

Madame de Saint-Laurent.

Mais qui me défendra ? qui me défendra ?

Monsieur Varin des Ilots, avec force.

Je ne suis donc pas là, mille bombes !

Madame de Saint-Laurent, avec un grand cri.

Vous !

Monsieur Varin des Ilots.

Moi ! (bas) sans compter ma maison qui sera la tienne… il faut bien que je répare les torts de mon filleul !

Madame de Saint-Laurent, se précipitant à ses pieds, et posant sa tête échevelée sur les mains de M. Varin des Ilots.

Merci ! merci !

Monsieur Varin des Ilots, à part.

Oh ! la jolie petite Gertrude !

La toile tombe.