Le Système d’Aristote/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Texte établi par Léon RobinFélix Alcan (p. 13-24).

PREMIÈRE LEÇON


LES CATALOGUES DES ÉCRITS D’ARISTOTE
SES ÉCRITS NON SCIENTIFIQUES ; SES ŒUVRES DE JEUNESSE ET, EN PARTICULIER, SES DIALOGUES

Nous possédons trois catalogues des ouvrages d’Aristote, reproduits tous les trois par Rose en tête des fragments dans l’édition de Berlin. Les deux premiers sont ceux de Diogène et de l’anonyme de Ménage. Mais on voit au premier coup d’œil que celui-ci a beaucoup de parenté avec celui-là. Des 146 titres de Diogène, 132 se retrouvent dans l’anonyme, et, parmi les titres ajoutés par ce dernier, quelques-uns ne sont que des répétitions ou des variantes de titres mentionnés par Diogène. Si l’on tient compte en outre du fait que certaines particularités dans la notation des titres se rencontrent chez les deux auteurs à la fois, on ne peut douter que l’un ait copié l’autre, ou qu’ils aient eu une source commune. Selon l’opinion de Rose[1], c’est l’anonyme qui a copié Diogène, et, d’après Rose encore, suivi par Zeller[2], l’anonyme c’est ici Hésychius de Milet (vers 500 ap. J.-C.).

Ces deux conjectures ne sont peut-être pas des mieux appuyées. D’ailleurs il faut bien reconnaître que le catalogue de l’anonyme, disons le catalogue d’Hésychius, a eu, pour une de ses parties au moins, une autre source que Diogène et, peut-être, une autre source que celle de Diogène. Il s’agit de l’appendice, dont les nos 147-158[3] constituent des titres d’ouvrages capitaux et authentiques. Le fait d’avoir ajouté un second appendice, consacré à des écrits apocryphes, en les donnant pour tels[4], parle aussi en faveur d’Hésychius ou de sa source. Quoi qu’il en soit, il reste un fonds commun à Diogène et à Hésychius. Ce fonds est fait pour nous surprendre ; car, s’il mentionne nombre d’ouvrages inconnus ou incertains, en revanche il n’indique qu’une dizaine, ou, pour tout mettre au mieux, une quinzaine des ouvrages que nous connaissons[5]. La source n’en saurait donc être, pour cette raison même, Andronicus de Rhodes, l’éditeur de notre collection aristotélique, ni même, après lui, Nicolas de Damas. Ajoutons que le Περὶ ἑρμηνείας, rejeté, à tort ou à raison, par Andronicus, est admis par Diogène dans son catalogue[6]. Quelle est donc la source de la partie commune du catalogue de Diogène et du catalogue d’Hésychius ? Zeller conjecture que c’est Hermippe[7]. Hermippe, selon Zeller, se serait contenté de relever celles des œuvres d’Aristote que possédait la bibliothèque d’Alexandrie. S’il a fait cela en croyant être complet, c’est digne de sa sottise, mais non pourtant du soin et du zèle qui lui étaient ordinaires[8]. Reconnaissons du reste que cette hypothèse d’une collection aristotélique, fort incomplète à Alexandrie, explique bien le même défaut dans les catalogues de Diogène et de l’anonyme, et qu’une autre explication est difficile à trouver. Cependant l’hypothèse ne va pas toute seule : on s’étonne que la bibliothèque ait été si mal pourvue, car on sait avec quel empressement, principalement sous Ptolémée Philadelphe, on y recherchait les textes aristotéliciens. Sans doute les faussaires montraient-ils un égal empressement à profiter de ces dispositions, et, en un sens, il est bien vrai que l’abondance des faux implique peut-être l’absence des textes authentiques[9]. Il n’en demeure pas moins douteux que Hermippe ait fourni le fonds commun des catalogues de Diogène et d’Hésychius.

Notre troisième, ou, si l’on veut, notre second catalogue, présente un caractère très différent. On y cite incidemment Apellicon et Andronicus[10], et presque tous les ouvrages de notre collection s’y trouvent. L’Éthique à Nicomaque peut avoir été oubliée et les Parva naturalia peuvent avoir été réunis, pour abréger, sous les titres de deux d’entre eux, confondus d’ailleurs en un seul : De memoria et somno[11]. Ce catalogue ne nous est d’ailleurs parvenu qu’incomplet. Il nous a été transmis par deux auteurs arabes du xiiie siècle[12], Ibn-el-Kifti et Ibn-Abi-Oseibia, qui déclarent l’avoir emprunté à un certain Ptolémée, de la province de Rome. Ce nom n’est pas inconnu des écrivains grecs. David dit que Ptolémée, qu’il confond, il est vrai, avec Ptolémée Philadelphe, évaluait les ouvrages d’Aristote à mille livres. Or nous connaissons l’existence d’un péripatéticien du nom de Ptolémée, dont divers indices nous permettent de placer la vie entre 70 au plus tôt et, au plus tard, 220 ap. J.-C. ; c’est celui-ci probablement qui est l’auteur du catalogue. Il faut remarquer que l’évaluation à mille livres des œuvres d’Aristote est celle même d’Andronicus. Telle que les deux auteurs arabes nous la donnent, la liste de Ptolémée ne contient plus que cinq cent cinquante livres environ pour les quatre-vingt-douze ouvrages cités[13]. Peut-être, de l’identité primitive des chiffres et de la citation du nom d’Andronicus, pourrait-on induire avec quelque vraisemblance que le catalogue incomplet qui nous est parvenu par l’intermédiaire de ces auteurs arabes est, au fond, un reste du catalogue même d’Andronicus.

Quoi qu’il en soit, et même dans l’hypothèse la plus favorable, il faut avouer que nos catalogues, même celui de Ptolémée, ne peuvent pas nous être d’une grande utilité. Celle qu’on attendrait d’eux, ce serait d’établir l’authenticité des ouvrages qu’ils indiquent. Évidemment ils ne sauraient nous la fournir. La question d’authenticité ne peut être résolue que par un examen de chacun des ouvrages. Force est donc de les parcourir tous. Nous commencerons par les ouvrages non scientifiques, et, puisque nous n’aurons pas à revenir sur ces ouvrages si ce n’est d’une façon tout accidentelle, nous profiterons de la revue que nous allons entreprendre pour faire connaissance avec eux, du moins avec les plus caractéristiques d’entre eux.

Il ne semble pas qu’Aristote ait écrit un grand nombre de vers. Diogène (no 145) et Hésychius (no 138) mentionnent deux poèmes dont on ne sait pas si ce sont ceux dont les fragments nous sont parvenus. Ces fragments paraissent authentiques. L’Hymne à la vertu est d’une assez belle allure. Mais ce n’est ni du lyrisme de génie, ni de la poésie philosophique comme celle de Cléanthe[14].

Le catalogue arabe (no 90) nous dit qu’Andronicus a connu vingt livres de Lettres ou peut-être seulement vingt lettres. D’autre part (no 87), on nous parle de huit livres de Lettres, réunies par un certain Artémon. Ces lettres étaient célébrées comme des modèles. Il semble bien qu’il ne nous en reste rien d’authentique, et il nous en reste de sûrement inauthentiques[15].

Passons maintenant aux écrits philosophiques qu’Aristote a composés pendant sa jeunesse. Les plus caractéristiques de ces écrits sont sans doute ses dialogues. Ce sont ces ouvrages qui figurent au commencement des listes de Diogène et d’Hésychius, en allant, semble-t-il, de ceux qui comptaient le plus de livres à ceux qui en avaient le moins. Rose donne des fragments qu’il rapporte à vingt-et-un dialogues. Quelques-uns sont évidemment apocryphes, par exemple le Μαγικός, qui est déjà signalé comme tel par Hésychius (no 191). Pour d’autres on reste dans l’incertitude : par exemple, le Γρύλλος ἤ περὶ ῥητορικῆς, le Πολιτικός, le Σοφιστής, l’Ἐρωτικός, le Συμπόσιον, à plus forte raison le Μενέξενος dont nous n’avons aucun fragment. En général, les fragments des dialogues précédents ne nous fournissent pas de raisons internes décisives pour prononcer l’inauthenticité. D’autres paraissent plutôt authentiques : tel le Περὶ εὐγενείας, qui parle de la bigamie de Socrate, allégation controuvée sans doute, mais qu’on rencontre de si bonne heure chez les Péripatéticiens qu’elle a tout l’air de provenir du maître. D’autres sont garantis par des raisons plus sérieuses. Tel, d’abord, le Περὶ εὐχῆς, dont un passage rappelle de près un endroit célèbre (VI, 508 e sq.) de la République de Platon (Fragm. 1483 a, 24). Tel ensuite, et surtout, le Περὶ ποιητῶν, auquel il semble bien qu’Aristote lui-même se réfère, quand, dans la Poétique (chap. 15, fin), il renvoie à une discussion contenue dans les ἐκδεδομένοι λόγοι. L’ouvrage paraît du reste avoir été employé comme authentique par Ératosthène et par Apollodore[16].

Mais, parmi les dialogues, il en est trois qui l’emportent de beaucoup sur les autres par leur importance. Ce sont : Eudème ou De l’âme, le Περὶ φιλοσοφίας et le Περὶ δικαιοσύνης.

Nous reviendrons tout à l’heure sur le contenu des deux premiers. Du Περὶ δικαιοσύνης, il ne nous est resté aucun fragment caractéristique (Fragm. 1487 b à 1489 a). Cet ouvrage, en quatre livres, cité par Cicéron dans la République, déjà critiqué par Chrysippe selon Plutarque, et visé par le grammairien Démétrius lequel est probablement antérieur à Cicéron, ne peut manquer d’être authentique. Sa place au premier rang dans les catalogues de Diogène et d’Hésychius le désigne comme dialogue[17]. — L’Eudème n’est pas seulement cité par Plutarque, par les commentateurs d’Aristote ; il l’est encore par Cicéron, et, bien mieux, il semble résulter indubitablement d’un rapprochement de textes que c’est bien à lui qu’Aristote nous renvoie dans le De anima[18]. — Le Περὶ φιλοσοφίας est cité par Philodème et, d’après lui, par Cicéron dans le De natura deorum (I, 13, 33) ; Aristote lui-même y renvoie dans la Physique[19]. Sans doute on peut dire avec Heitz et Zeller qu’Aristote n’a pas l’habitude de désigner ses dialogues par leur titre. Mais il faut bien reconnaître d’autre part, avec Zeller aussi, que le renvoi ne peut viser ni le Περὶ τἀγαθοῦ qu’Aristote n’aurait jamais désigné par l’expression Π. φιλοσοφίας, ni la Métaphysique (Λ, 7, 1072 b, 2), parce qu’Aristote ne pouvait guère, dès la Physique, citer la Métaphysique qu’il a laissée inachevée. Il paraît donc que, somme toute, le Περὶ φιλοσοφίας soit garanti par le témoignage même d’Aristote, comme l’Eudème. Priscien et, d’après une induction, Proclus nous apprennent que le Περὶ φιλοσοφίας était un dialogue[20].

Par son contenu et par sa forme l’Eudème est particulièrement remarquable. Nous y trouvons un Aristote tout platonicien pour la doctrine et, autant que possible, pour le style. Ce dialogue est une imitation du Phédon. Un passage de Cicéron, dans le De divinatione (I, 25, 53) nous apprend à quelle occasion et sur quel thème il fut composé. Un songe avait annoncé à Eudème, cet ami d’Aristote dont nous avons déjà parlé (p. 7, n. 1), une suite d’événements, — dont les premiers se réalisèrent, mais non le dernier qui était son retour à Chypre, sa patrie, après cinq années ; à ce moment même, en effet, Eudème mourut à Syracuse. C’est donc sans doute à son âme que le retour promis par le songe dut être accordé. C’est ainsi que la mort de son ami inspira à Aristote un écrit sur l’immortalité de l’âme. Il démontrait cette immortalité en réfutant la doctrine de l’âme harmonie (fr. 41), et il définissait l’âme comme une forme, εἶδος τι (fr. 42). Il s’appuyait sur l’idée de la réminiscence (fr. 35), et il insistait sur la vie séparée des âmes (fr. 37 et 39). Il allait même jusqu’à maudire le corps (fr. 35 et 36). Si maintenant nous considérons la forme, notons la place faite au récit du songe, par lequel s’ouvrait le dialogue (fr. 32), et, quant au style proprement dit, nous pouvons en juger par un fragment textuel assez étendu (fr. 40), que nous devons à Plutarque[21]. Sous tous les rapports, ce dialogue paraît en somme porter la marque platonicienne ; ce qui s’explique par la date à laquelle il fut probablement écrit, peu de temps sans doute après la mort d’Eudème (352), alors que Platon vit encore et qu’Aristote, âgé de trente-deux ans, n’a pas cessé de faire partie du cercle platonicien, bien qu’il n’appartienne plus à l’École. Cependant il y a déjà des nuances. D’abord, pour le fond, on aperçoit dans quelques fragments (35 et 37) des indices d’on ne sait quel naturalisme aristotélicien. D’autre part, il ne semble pas que l’Eudème ait eu les caractères d’un dialogue platonicien : ce ne devait être un dialogue que dans la lettre, mais non dans l’esprit, et selon ce que Cicéron appelle ἀριστοτέλειον morem : in quo sermo ita inducitur ceterorum, ut penes ipsum sit principatus (ad Att. XIII, 19, 4). Autrement dit, c’est toujours l’auteur qui parle. De même, le style n’est plus celui de Platon : la phrase est trop logique, trop régulière ; ce n’est plus de la conversation, c’est du style oratoire et non exempt de recherche, ni d’apprêt. On ne s’étonnera guère, après cela, des jugements de Cicéron sur la langue d’Aristote : flumen aureum orationis fundens Aristoteles, écrit-il dans les Académiques (II, 38, 119), à propos, semble-t-il, du dialogue dont nous allons parler tout à l’heure ; il loue les « ornements » dont elle se pare (De fin. I, 5, 14), et il va même (ad Att. II, 1, 1) jusqu’à vanter les Aristotelia pigmenta[22] !

Le Περὶ φιλοσοφίας doit, semble-t-il, dater d’un peu plus tard. Il est encore écrit très brillamment et dans une manière qui veut être platonicienne : ainsi le fragment 14 renferme une transposition de l’allégorie de la caverne. Mais, pour le fond, Aristote est déjà plus lui-même[23]. D’abord Aristote se prononce contre la théorie des Idées et notamment contre les Nombres idéaux (fragm. 10 et 11) ; puis il affirme non seulement l’impérissabilité, mais l’éternité du monde a parte ante (fr. 17, 18). Il y donnait, paraît-il, une histoire du développement de l’humanité qui, tout en admettant les déluges périodiques, n’était plus platonicienne en ce qu’il n’y avait plus de commencement. Le goût de l’histoire et de l’érudition, en même temps que le sens critique, se montraient aussi dans cette partie du dialogue : ainsi, dans le fragment 9, les doutes sur l’authenticité des poèmes attribués à Orphée.

À côté des dialogues, mais en l’en distinguant, il faut mettre le Προτρεπτικός. Il n’est pas certain en effet que ce fût un dialogue, car l’ouvrage était, nous dit-on, non pas dédié, mais adressé à Thémison, prince de Chypre, non pas Θεμίσωνι προσγραφόμενος, mais πρὸς Θεμίσωνα γραφόμενος : ce qui s’expliquerait bien difficilement s’il s’agissait d’un dialogue. Une autre raison d’en douter c’est que le Προτρεπτικός a servi de modèle à l’Hortensius de Cicéron, qui n’était pas un dialogue. Bref nous sommes à son sujet très mal renseignés. En outre il ne nous en est parvenu qu’un petit nombre de fragments de contenu philosophique ; c’est dans l’un d’eux (fr. 50) que se trouve le célèbre dilemme par lequel Aristote établissait qu’il est impossible de se soustraire à la nécessité de philosopher[24].

C’est encore à la jeunesse d’Aristote qu’il faut rapporter d’autres écrits, relatifs à Platon ou aux philosophes antérieurs. Parmi ces derniers, il y en a dont nous n’avons que les titres, par exemple Περὶ τῆς Σπευσίππου καὶ Ξενοκράτους φιλοσοφίας (Diog., no 93 ; anon., no 84) ; Πρὸς τὰ Ἀλκμαίωνος ; Προβλήματα ἐκ τῶν Δημοκρίτου ; Πρὸς τὴν Παρμενίδου δόξαν, cité de seconde main par Philopon dans son commentaire de la Physique, etc.[25]. Naturellement il n’y a rien à dire de leur authenticité. La question pourrait en revanche se poser avec plus d’intérêt à propos d’autres écrits analogues, dont nous n’avons aussi que les titres : Πρὸς τὰ Ξενοφάνους [cod. —κράτους] (Diog., no 99), Πρὸς τὰ Μελίσσου (Diog., no 95 ; anon., no 86), Πρὸς τὰ Γοργίου (Diog., no 98 ; anon., no 89). On peut en effet se demander si ces écrits n’auraient pas été utilisés par l’auteur du traité, certainement apocryphe, De Xenophane, Zenone et Gorgia, dont le titre doit du reste être corrigé en De Melisso, Xenophane et Gorgia[26].

D’autres, tels que le Περὶ τῶν Πυθαγορείων (Fragm., 1510 a-1514 a), peuvent être authentiques, car les fables qui remplissent ce livre étaient peut-être données comme des fables[27]. — Il n’y a rien à dire des extraits ou analyses de divers ouvrages de Platon dont les titres sont rassemblés par Zeller[28]. Quant aux Divisions platoniciennes que mentionne le catalogue des Arabes (no 59), sans doute il ne faut pas prétendre les retrouver dans l’opuscule que Rose a tiré d’un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Marc[29] ; mais Zeller ne paraît nullement fondé à nier qu’il ait jamais existé, de la main d’Aristote, des διαιρέσεις platoniciennes, et à prononcer qu’il n’a jamais existé que des διαιρέσεις aristotéliciennes. Nous penserons plutôt que nos Arabes signalent sans erreur un ouvrage authentique ; car Aristote critique quelque part (De part. anim. I, 2, 642 b, 10), comme contraires aux affinités des êtres naturels, certaines γεγραμμέναι διαιρέσεις qui ne peuvent être les siennes, d’autant qu’il s’agit de dichotomies, qui sont donc de Platon et qu’on ne peut identifier avec celles du Sophiste (220 b)[30]. — Mais les deux ouvrages les plus importants de cette époque et de ce groupe sont le Περὶ τἀγαθοῦ et le Περὶ ἰδεῶν. Le Π. τἀγαθοῦ a été perdu de bonne heure : on a contesté à tort qu’Alexandre l’ait eu en mains ; mais, après lui, les commentateurs ne le citent plus d’original. C’était comme un compte-rendu des leçons de Platon[31]. — Le Περὶ ἰδεῶν est une exposition et une critique de la théorie des Idées. Le fait qu’il se présente, non comme une partie d’un ouvrage dogmatique, mais comme un livre de polémique visant spécialement un auteur déterminé, donne à penser qu’il peut bien appartenir à la fin de la période de jeunesse. Syrianus[32] cite sans doute le Π. ἰδεῶν de seconde main, mais Alexandre a bien l’air, puisqu’il donne des indications précises sur les endroits qu’il vise (fr. 183 fin et 184 fin), d’avoir eu le livre sous les yeux. Aristote, non seulement d’après Alexandre, mais, autant qu’on en peut juger par le texte même de la Métaphysique, s’est lui-même référé au Π. ἰδεῶν[33]. Avec le Π. ἰδεῶν nous sommes loin de l’Aristote purement platonicien de l’Eudème. Lorsqu’il l’a écrit, Aristote avait repris toute son indépendance. Ce livre a tout ce qu’il faut pour avoir été le dernier de ceux qu’on peut rapporter à la jeunesse d’Aristote.


APPENDICE

Traduction du fr. 40, provenant de l’Eudème d’Aristote.

« Aussi est-ce pour eux chose excellente et souverainement heureuse que de franchir le terme. Et, non contents de croire que les morts sont dans la félicité et le bonheur, nous croyons encore qu’il y a de l’impiété à commettre contre eux quelque mensonge ou quelque blasphème, comme s’ils étaient devenus désormais des êtres meilleurs et plus excellents que nous. Ces croyances persistantes sont même parmi nous si vieilles et si grandement antiques, que personne n’a jamais connu leur origine dans le temps ni leur premier auteur, et qu’il se trouve au contraire qu’elles ont toujours régné dans l’infinité des siècles. Ajoute à cela qu’on trouve dans la bouche des hommes, transmis et répété à travers la multitude des années et depuis les temps antiques, ce propos… — Lequel ? dit-il. — Et lui, il reprit : Ce propos que le sort le meilleur est de ne pas naître et que mourir vaut mieux que vivre. Beaucoup d’hommes en ont reçu la confirmation par des témoignages divers. C’est ce qui est arrivé, dit-on, au fameux Midas notamment, après la chasse où il prit Silène. Comme il l’interrogeait et lui demandait ce qu’il y a de meilleur poulies hommes et de plus souhaitable entre tous les biens, Silène, d’abord, ne voulut rien dire et, silencieux, refusa toute parole. Puis, violemment pressé, par tous les moyens, de prononcer une réponse, contraint et forcé, il parla ainsi : “Fils éphémères d’un dieu laborieux et d’une fortune rebelle, pourquoi me contraignez-vous de dire ce qu’il serait meilleur pour vous de ne pas savoir ? Car la vie est le plus exempte de chagrins quand elle ignore les maux qui lui sont propres. Ce qui vaut le mieux pour les hommes, ce n’est point de naître et de participer par là à la nature de ce qu’il y a de plus excellent : ce qui vaut le mieux donc pour tous et pour toutes, c’est de ne pas naître ; et, après cela, le premier des autres biens possibles, mais le second des biens, c’est, étant nés, de mourir au plus vite.” Évidemment Silène voulait indiquer par là que l’existence dans la mort est supérieure à l’existence dans la vie. » (1481 a, 32-b, 18, cité par Plutarque, Consolatio ad Apollonium, p. 115 B sq.).


  1. Fragm., p. 1466, dans les notes.
  2. Op. cit., p. 50, n. 3.
  3. Fragm., p. 1468 b.
  4. Ibid., p. 1469 b.
  5. Cf. Zeller, op. cit., p. 52, n. 1.
  6. Zeller, p. 51-53.
  7. Il avait écrit une vie d’Aristote (cf. p. 4, n. 1) et en outre un catalogue des ouvrages de Théophraste, cf. Zeller, p. 53, n. 3.
  8. Cf. V. Egger, De fontibus Diog. Laërtii, p. 25.
  9. Sur ces divers points, voir Chaignet, Essai sur la psychologie d’Aristote (1884), p. 76, n. 1 et p. 77, n. 2 : le texte, traduit dans la première note (et qui provient d’un commentaire des Catégories qu’on attribuait autrefois à Ammonius [le fils d’Hennins et l’élève de Proclus, vers 500 ; cf. Zeller, III 2⁴, 893 sqq.], mais qui doit être restitué à Philopon [Jean d’Alexandrie, surnommé Philopon, disciple d’Ammonius, vers 530]) est particulièrement intéressant : cf. Philopon (olim Ammon.) in Cat. 7, 22 éd. Busse (Comment. in Ar. gr. XIII, 1 ; Scholia publiés par Brandis dans le vol. IV de l’éd. de Berlin, 28 a, note). Voir aussi Élias (olim David) in Categ. 128, 5-9 éd. Busse (XVIII, 1 ; Schol. Br., 28 a, 13-16) et Simplicius Cat. 8, 22-24 éd. Kalbfleisch (VIII ; Schol., 28 a, note). — Élie et David, probablement chrétiens comme Philopon, sont, à ce qu’il semble, des élèves d’Olympiodore le Jeune, disciple lui-même d’Ammonius : cf. Zeller, III 2⁴, 917, 4. Sur Simplicius, élève d’Ammonius et l’un des meilleurs commentateurs d’Aristote [vers 530], voir Zeller, ibid., 909 sqq. — Cf. aussi infra, p. 67 sq.
  10. Nos 86 et 90 dans les Fragm. de Rose, p. 1469 sq. Au no 87 on reconnaît en outre le nom d’Artémon (cf. infra, p. 16).
  11. No. Cf. Zeller, op. cit., p. 55, n. 3.
  12. Cf. Rose, p. 1469, note placée en tête du catalogue en question.
  13. Zeller, p. 54, n. 2 et p. 55.
  14. Zeller, p. 56, n. 1.
  15. Ibid., n. 2. — Sur l’Apologie, qu’Aristote aurait écrite en réponse à l’accusation d’impiété dirigée contre lui, sur l’Éloge de Platon, sur le Panégyrique d’Alexandre, voir ibid., p. 57, n. 1 et 2. L’authenticité d’écrits portant ces titres est plus que douteuse, et il suffira de les avoir mentionnés en passant.
  16. Zeller, P. 61, n. 1 et 2. Cf. en outre infra, p. 47 sq.
  17. Ibid., p. 58, n. 3.
  18. I, 4 début, cité infra, p. 48, n. 1. À propos de ce texte, voy. Philopon, De an. 141, 22 ; 142, 4 (éd. Hayduck [Commentar. gr. XV]), cité dans les Fragm. 1481 b, 20 sqq. Cf. Zeller, p. 58, n. 1.
  19. II, 2, 194 a, 35 : διχῶς γὰρ τὸ οὗ ἕνεκα· εἴρηται δ’ ἐν τοῖς περὶ φιλοσοφίας. Cf. Bonitz, Index Aristotelicus (vol. V de l’éd. de Berlin), 104 b, 28.
  20. Zeller, p. 58, n. 2 ; cf. p. 64, n. 1.
  21. Voir la traduction de ce fragment en appendice à la fin de la leçon.
  22. Il est vrai d’ajouter que, dans le second de ces textes, Cicéron ne fait pas de différence entre Platon et Aristote, auquel il joint Théophraste. Cf. p. 47, n. 4 et d’autres textes dans Zeller, 111, 1.
  23. Ainsi que l’établit Zeller, p. 59, n. 1, seconde moitié de la note (p. 60 sq.).
  24. 1483 b, 29, 12 ; 1484 a, 2, 8, 18 : la formule se retrouve identique, sans qu’on puisse assurer que l’expression même appartient à Aristote : εἰ μὲν φιλοσοφητέον, φιλοσοφητέον, καὶ, εἰ μὴ φιλοσοφητέον, φιλοσοφητέον, πάντως ἄρα φιλοσοφητέον. Cf., sur le Προτρεπτικός, Zeller, 63, 1.
  25. P. 65, 23, éd. Vitelli (vol. XVI de la collection précitée).
  26. Ce traité n’est certainement pas de Théophraste ; il est probablement, comme l’a montré Diels (Abhdl. d. berl. Akad., 1900), l’œuvre d’un Péripatéticien éclectique du ier siècle de l’ère chrétienne. L’auteur est particulièrement mal informé en ce qui concerne Xénophane. Il semble que Simplicius ait eu l’ouvrage entre les mains.
  27. Zeller, p. 66, n. 1.
  28. P. 65, n. 4.
  29. P. 66, n. 2.
  30. Quoi qu’en pense O. Apell, ad loc., dans son édition du Sophiste (1897, refonte de l’édition de Stallbaum). Voir Zeller, p. 66, n. 2, p. 78, n. 4 et II 1⁴, 437, 3.
  31. Zeller, p. 64, n. 1 et 2. Voir l’index des loci aristotelici dans l’éd. du commentaire de la Métaphysique par Hayduck (Comment. gr., I) [Alexandre d’Aphrodisias, vers 200 ap. J.-C.].
  32. Dans son commentaire de la Métaphysique, publié par Usener dans le t. V de l’édition de Berlin et par G. Kroll dans la collection des commentateurs grecs, vol. VI, 1. Pour Alexandre, voir l’éd. de sa Métaph. citée dans la note précédente.
  33. Α, 9, 990 b, 8 : καθ’ οὓς τρόπους δείκνυμεν ὅτι ἔστι τὰ εἴδη… — Cf. Zeller, p. 65, n. 1, 2, 3.