Le Système d’Aristote/Chapitre IV

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QUATRIÈME LEÇON


LES DIVERSES CLASSES DES ÉCRITS D’ARISTOTE.
LES ÉCRITS PUBLIÉS ET LES AUTRES

Tous les écrits d’Aristote que nous possédons, du moins ceux qui sont authentiques, présentent les plus étroites analogies internes pour la composition et pour le style ; à quoi il faut ajouter qu’ils sont reliés entre eux, comme nous l’avons déjà vu, par des références multiples. Ces écrits forment donc une classe unique. Mais ils étaient loin de constituer l’œuvre entier d’Aristote. Des écrits d’un caractère différent, sans parler des poèmes ni des lettres, formaient, à côté des précédents, une ou peut-être plusieurs classes distinctes.

Une première distinction à établir, et qui ne soulève pas de difficultés, est celle des συγγράμματα συνταγματικά et des συγγράμματα ὑπομνηματικά. Les premiers sont les écrits méthodiques, réguliers, pourvus, comme dit Élias ou le pseudo-David, d’une entrée en matière et d’une conclusion avec une rédaction suffisante ; à quoi nous ajouterons : sauf inachèvement. Les seconds étaient des recueils de notes, que l’auteur destinait à son propre usage et qu’il aurait fallu soumettre à un nouvel examen pour en faire des ouvrages réguliers. D’après un renseignement qui remonte à Alexandre, les ὑπομνηματικά n’étaient même pas consacrés un par un à des sujets spéciaux, mais il arrivait que le même écrit traitait de plusieurs sujets à la fois. On ne peut mieux dire que c’étaient de purs recueils de notes. Après cela, il ne faut pas s’étonner que, selon Simplicius, les ὑπομνηματικά fussent tenus en médiocre estime et que personne ne s’avisât d’aller y chercher des textes capables de faire foi pour l’établissement de la pensée d’Aristote[1]. Aucun des écrits qui nous restent ne paraît appartenir à la classe des ὑπομνηματικά : à peine pourrait-on y ranger la première partie du livre Α de la Métaphysique. Nos Problèmes eux-mêmes ne peuvent être considérés comme équivalent à un exemple d’écrits hypomnématiques ; car, puisque Aristote renvoyait souvent à ses Problèmes authentiques comme à un livre connu du lecteur, ils avaient donc été publiés, au moins à quelque degré, et n’étaient pas des notes pour son usage propre, πρὸς ὑπόμνησιν οἰκείαν. Le De Melisso etc. est inauthentique (p. 21, n. 3) ; et d’ailleurs, quoi que Zeller paraisse en penser, il ne présente peut-être pas très sûrement les caractères requis. C’est donc exclusivement parmi les ouvrages perdus qu’il faut chercher les ὑπομνηματικά. Il est vraisemblable que les extraits des Lois de Platon, les extraits du Timée, les extraits d’Archytas, les Problèmes tirés de Démocrite (cf. ibid.) appartenaient à cette classe. Zeller a sans doute eu raison de douter, même avant l’apparition de la Πολιτεία Ἀθηναίων, qu’il y fallût mettre les πολιτεῖαι. Et, quant au π. τἀγαθοῦ, le fait qu’il est employé par Alexandre comme une source sérieuse, nous paraît rendre plus que douteuse sa parenté avec les ὑπομνηματικά.

Une seconde distinction à faire parmi les écrits d’Aristote est celle des écrits publiés et des écrits non publiés. Cette distinction résulte d’abord des témoignages extérieurs, puis des textes d’Aristote. Elle résulte implicitement des témoignages extérieurs, parce que ceux-ci nous parlent, en considérant en lui l’écrivain, d’un Aristote dont il est impossible que les ouvrages de notre collection aient donné l’idée, dont l’idée par conséquent doit dériver de la lecture d’ouvrages appartenant à une autre classe. Mettons que Quintilien ait lu la Rhétorique et les Topiques ; Cicéron qui se vante d’avoir lu ces ouvrages ne les connaît peut-être que de seconde main[2]. Du moins, selon la remarque de Ch. Thurot[3], les ouvrages de Cicéron, où celui-ci annonce qu’il va suivre Aristote et, par exemple, ses Topiques, ne présentent, quand on les examine de près, aucun rapport avec les textes d’Aristote qu’il prétend suivre. Dans tous les cas, ni les Topiques, ni la Rhétorique même, ne peuvent avoir donné à Cicéron et à Quintilien l’idée qu’ils se font du style d’Aristote. Nous avons déjà cité (p. 20) ces jugements à propos des dialogues. Suavitas est une expression qui revient plusieurs fois chez Cicéron et se retrouve dans Quintilien : pour eux Aristote est un écrivain abondant et orné. Denys d’Halicarnasse de son côté parle de l’agrément d’Aristote[4]. Ce ne sont pas nos écrits scientifiques qui peuvent avoir inspiré une pareille appréciation à Denys ; car ils n’ont que les qualités sévères du style technique, quand même ils ne sont pas gâtés par ce que Bonitz appelle Aristotelis insignis in scribendo negligentia. Nous venons de voir en outre que les deux Romains avaient à peine touché aux plus accessibles des écrits scientifiques. C’est donc qu’il y avait en circulation d’autres ouvrages d’Aristote, des écrits publiés, au sens le plus fort du mot, publiés jusqu’à atteindre, autant qu’il était alors possible, le grand public. Cicéron avait employé le Περὶ φιλοσοφίας, l’Eudème, le Προτρεπτικός ; il avait employé aussi des ouvrages sur la politique qui n’étaient pas la Politique, peut-être le πολιτικός et le π. βασιλείας[5].

Les textes d’Aristote que nous pouvons invoquer pour établir plus précisément et plus directement cette division de ses écrits en publiés et, au moins dans un certain sens, non publiés, sont au nombre de deux. L’un se trouve à la Un du ch. 15 de la Poétique : εἴρηται δὲ περὶ αὐτῶν ἐν τοῖς ἐκδεδομένοις λόγοις ἱκανῶς. Ce texte est très formel. Des tentatives qu’on a faites pour en détourner ou en atténuer le sens, aucune ne paraît soutenable. Ni la formule εἴρηται, ni les mots ἐκδεδομένοις λόγοις ne conviendraient pour renvoyer à un ouvrage de l’École platonicienne. D’autre part, le renvoi ne peut s’adresser aux chapitres antérieurs de la Poétique, ni à la Rhétorique : deux opinions auxquelles Rose a renoncé après les avoir successivement soutenues. Enfin Aristote ne peut vouloir dire que la question a été traitée dans ses écrits antérieurs ; car, pour signifier cette antériorité, la qualification de ἐκδεδομένοι n’eût été ni la plus naturelle ni la plus propre, si l’on songe surtout qu’il n’y a plus opposition, quant au fait d’être et de n’être pas publié, entre les ouvrages qu’un auteur a publiés autrefois et un ouvrage qu’il vient de publier. Il faut donc prendre l’expression ἐκδεδομένοι λόγοι dans toute sa force. — Le second texte d’Aristote qui témoigne dans le même sens se trouve au début du ch. 4 du Ier livre du De anima : il y est question d’une opinion sur l’âme, dont les raisons ont été exposées dans des discours répandus dans le public (ἐν κοινῷ γινομένοις λόγοις)[6]. Bien que ce texte ait moins de précision que le précédent et qu’on n’en puisse peut-être pas ôter toute espèce d’ambiguïté, on arrive toutefois, en le discutant, à reconnaître qu’il renvoie à des ouvrages publiés. L’opinion de Simplicius, que le renvoi indiqué ici par Aristote se rapporte au Phédon, n’a aucune vraisemblance ; car une pareille formule serait tout à fait impropre dans une telle fonction et Aristote n’en emploie jamais d’analogues pour renvoyer aux écrits de Platon. Peut-il s’agir de conversations courantes dans le public éclairé ? Non sans doute, car la question en jeu est déjà trop délicate, et Aristote se réfère trop évidemment à une réfutation qu’il regarde comme précise et concluante. S’agirait-il de conversations platoniciennes ? Non, puisqu’Aristote pouvait se référer à quelque chose de plus saisissable, c’est-à-dire au Phédon. Le renvoi vise-t-il donc des discussions orales dans l’École péripatéticienne elle-même, ou bien encore un écrit d’Aristote qui ait la forme d’une conversation, c’est-à-dire un dialogue ? Cette opinion, déjà indiquée, en partie du moins, par Philopon, est celle d’Ueberweg. Mais en fait, nous allons le voir, Aristote ne renvoie pas à des discussions orales. Reste donc qu’il ait renvoyé à un dialogue. À l’appui de cette manière de voir on pourrait faire valoir que l’expression ἐν κοινῷ γιγνομένοις λόγοις peut recevoir, comme le veut Ch. Thurot, le sens de ἐν ταῖς διαλεκτικᾶς συνόδοις (Top. VIII, 5, 155 a, 32), et que l’expression εὐθύνας δεδωκυῖα s’appliquerait très convenablement à un examen contradictoire dans lequel la doctrine attaquée aurait été d’autre part défendue. Mais c’est une question de savoir si les mots en question, qui peuvent recevoir cette interprétation, n’en admettent pas d’autre. En fait il n’est pas douteux, puisque les commentateurs nous produisent les textes, qu’Aristote renvoie à l’Eudème. Seulement, si cet écrit est un dialogue, c’est aussi un ouvrage publié et il reste douteux qu’Aristote ait voulu le désigner en tant que dialogue, plutôt que comme ouvrage publié. C’est même cette dernière désignation qui semble le plus probable ; car le participe présent γιγνομένοις ne pourrait s’appliquer à une conversation qui, fixée une fois pour toutes au moyen de l’écriture, est entrée dans le domaine du passé ; il ne s’appliquerait bien qu’à des conversations de chaque jour, sans cesse recommencées et par conséquent toujours actuelles. Or nous avons vu que les faits excluaient une référence à de telles conversations. S’appliquant à l’Eudème, puisque tel est le fait, le participe présent signifie donc, et c’est un sens très naturel : les discours qui, consignés dans l’Eudème, sont tombés et se trouvent présentement, par la publication de l’ouvrage, dans le domaine public. Le texte du Traité de l’âme est donc en somme d’accord avec celui de la Poétique pour répartir les écrits d’Aristote en écrits publiés et écrits non publiés. — Deux autres textes paraissent d’ailleurs confirmer les deux précédents. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote renvoie à des ἐγκύκλια (I, 3, 1096 a, 2) et, dans le De caelo, à des ἐγκύκλια φιλοσοφήματα (I, 9, 279 a, 30), qui sont, eux aussi, des ouvrages publiés. Non seulement c’est ainsi qu’a compris Simplicius, mais Zeller estime, avec raison semble-t-il, que le renvoi de l’Éthique s’applique à un passage du dialogue π. δικαιοσύνης et le renvoi du De caelo à un passage du π. φιλοσοφίας[7].

De la classification des écrits d’Aristote en publiés et non publiés ou à peine publiés, nous sommes amenés à celle qui divise les écrits du philosophe en exotériques et ésotériques car c’est peut-être la même classification sous des titres différents. Mais le vrai sens de l’expression ἐξωτερικοὶ λόγοι a été et est encore notoirement l’objet de discussions assez délicates. Comme dans la question précédente, nous nous occuperons d’abord des témoignages extérieurs, puis des textes d’Aristote. — À l’exception de deux commentateurs néo-byzantins de l’Éthique à Nicomaque, Eustratius et Héliodore de Pruse, qui entendent par ἐξωτερικοὶ λόγοι, le premier, l’opinion commune (λόγους, οὕς ἔξω τῆς λογικῆς παραδόσεως τὰ πλήθη φασί), le second, des discussions orales (ἀπὸ στόματος πρὸς τοὺς ἐντυγχάνοντας)[8], on peut dire que tous les auteurs anciens pensent que cette expression désigne une classe particulière des écrits d’Aristote. — Le texte le plus détaillé que nous possédions sur la classification des écrits d’Aristote est celui d’Élias, commentateur du vie siècle, dans le préambule d’un commentaire des Catégories qu’on attribuait autrefois à David. Il est probable qu’il puise dans Ammonius ; car, d’une part, il renvoie à propos d’une question connexe au commentaire d’Ammonius sur le Περὶ ἑρμηνείας, et, d’autre part, il est tout à fait d’accord avec le commentaire sur les Catégories faussement attribué à Ammonius, mais pourtant dérivé du véritable commentaire d’Ammonius[9]. Parmi les écrits συνταγματικά, nous dit Élias, les uns sont αὐτοπρόσωπα, c’est-à-dire qu’Aristote y parle seul, s’adressant au lecteur : aussi ces écrits portent-ils encore la qualification d’ἀκροαματικά ; les autres sont des dialogues et reçoivent la qualification d’exotériques : διαλογικὰ ἃ καὶ ἐξωτερικὰ λέγονται. Les ouvrages acroamatiques, tels que la φυσικὴ ἀκρόασις sont écrits pour les lecteurs aptes à la philosophie, les ouvrages exotériques pour ceux qui n’y sont pas aptes. Aussi, dans les écrits acroamatiques, Aristote emploie-t-il des démonstrations nécessaires et, dans les écrits exotériques, procède-t-il par des raisons simplement propres à persuader (διὰ πιθανῶν εἰκότως). — Simplicius dit, dans son commentaire sur la Physique : ἐξωτερικὰ δέ ἐστι τὰ κοινὰ καὶ δι’ ἐνδόξων περαινόμενα, ἀλλὰ μὴ ἀποδεικτικὰ μηδὲ ἀκροαματικά[10]. Ailleurs il dit, en précisant moins, que les ἐξωτερικά étaient destinés à la foule et il les identifie avec les ἐγκύκλια[11]. — D’après Élias (pseudo-David), Alexandre opposait aux ἀκροαματικά les διαλογικά, sans qu’on nous dise positivement qu’il identifiait les διαλογικά avec les ἐξωτερικά. Élias ajoute que les dialogues différaient des écrits acroamatiques par le fond même des opinions, touchant l’immortalité notamment. Si on croit avec Zeller que le commentateur a mal compris, il reste qu’Alexandre reconnaissait l’opposition de méthode mentionnée par Élias, le pseudo-Ammonius et Simplicius[12].

Passons maintenant des commentateurs d’Aristote aux autres témoins et remontons aussi haut que possible dans l’ordre chronologique. — Clément d’Alexandrie oppose parmi les écrits d’Aristote les ἐσωτερικά et les κοινά τε καὶ ἐξωτερικά. Si les ἐσωτερικά prennent chez lui un sens mystique, c’est là une circonstance accessoire qui n’est d’ailleurs pas propre à Clément : nous allons la retrouver ailleurs. Et du reste, malgré toute son intelligence, Simplicius lui-même, sous la pression du milieu, n’hésite pas à écrire cette proposition déraisonnable qu’Aristote a affecté l’obscurité dans ses écrits acroamatiques[13]. Plutarque, qui donne aussi la même note mystique sur les ἀκροαματικά dans la Vie d’Alexandre, distingue ailleurs les ἐξωτερικά des autres écrits et en même temps il identifie les ἐξωτερικά avec les dialogues : διὰ τῶν ἐξωτερικῶν διαλόγων, dit-il. Aulu-Gelle oppose les ἀκροατικά et les ἐξωτερικά[14]. — Avec le témoignage d’Aulu-Gelle nous quittons l’époque des Antonins pour passer à celle d’Auguste. Strabon nous dit que les écrits exotériques d’Aristote n’étaient pas propres à permettre à ceux qui n’avaient pas d’autre aliment de philosopher véritablement (φιλοσοφεῖν πραγματικῶς) : ceux-là ne pouvaient qu’amplifier des thèses (θέσεις ληκυθίζειν) : ce qui consacre la distinction des deux classes d’écrits, en faisant des écrits exotériques des ouvrages dialectiques. Cicéron dans le De finibus dit qu’Aristote et Théophraste ont laissé deux genres d’écrits dont l’un populariter scriptum quod ἐξωτερικόν appellabant. Dans les Lettres à Atticus, il dit que à chacun de ses livres du De Republica il a mis des prologues : ut Aristoteles in iis quos ἐξωτερικούς vocat[15]. S’il fallait prendre au pied de la lettre les mots appellabant et vocat, nous aurions ici le témoignage d’Aristote lui-même. Quoi qu’il en soit, Strabon est né avant la mort d’Andronicus, et Cicéron n’est pas seulement le contemporain de Tyrannion ; Tyrannion a donné des leçons aux fils de Cicéron[16]. Le témoignage de Strabon et surtout celui de Cicéron sont donc des plus autorisés. Il y a plus encore : nous avons un témoignage antérieur à Andronicus lui-même. En effet Andronicus connaît les deux prétendues lettres échangées entre Alexandre et Aristote au sujet de la publication de certains écrits de celui-ci[17]. Puisque, selon l’auteur de ces prétendues lettres, Alexandre se plaint de la publication des écrits acromatiques (οὐκ ὀρθῶς ἐποίησας ἐκδοὺς τοὺς ἀκροατικοὺς τῶν λόγων), il fallait donc que, dès le temps de cet auteur, la distinction des écrits d’Aristote en acroamatiques et exotériques fût consacrée. Au reste, dans la Rhétorique à Alexandre, on voit déjà le prétendu Aristote faire mystère de cet écrit ; et la Rhétorique à Alexandre paraît avoir été connue des premiers bibliographes d’Alexandrie[18].

Après avoir suivi la division traditionnelle des écrits d’Aristote en acroamatiques et exotériques jusqu’à l’époque la plus rapprochée de lui que nous avons pu, il nous reste à considérer les passages d’Aristote lui-même où il a parlé des « discours exotériques ». Nous aurons du reste à en rapprocher quelques textes d’Eudème. — Il y a quatre interprétations principales de ces textes : 1o L’ancienne interprétation de Zeller, qui était déjà celle de Saint Thomas. « Discours exotériques » aurait le sens de considérations extérieures à la question traitée, ouvrages autres que celui où l’on traite la question ; 2o l’interprétation actuelle de Zeller : les ouvrages donnés au public, c’est-à-dire les ouvrages qui circulent hors de l’École péripatéticienne, ἐξωτερικοί signifiant alors précisément le fait d’être en dehors d’une région donnée, comme dans l’expression de la Politique, ἐξωτερικὴ ἀρχή, une province étrangère ; ou bien les ouvrages qui, par destination, s’adressaient au public, comme Aristote parle, dans la Politique aussi, des ἐξωτερικαὶ πράξεις, des actions par lesquelles on sort de soi pour poursuivre un but externe ; 3o l’interprétation de Ch. Thurot : écrits ou discussions orales d’Aristote dont la méthode était la dialectique ; 4o l’interprétation de Ravaisson : écrits d’Aristote dont la méthode était la dialectique, et la forme extérieure, le dialogue. — Nous ne parlons pas de l’interprétation trop simple, qui entend par ἐξωτερικοὶ λόγοι l’opinion commune, fût-ce celle du public cultivé. On verra tout de suite, à la lecture de quelques-uns des textes d’Aristote, d’abord que les ἐξωτερικοὶ λόγοι qu’il invoque ne sont pas toujours d’accord avec l’opinion la plus commune, ensuite qu’il ne se référerait pas à l’opinion commune, comme à un travail antérieur qu’il est désormais dispensé de renouveler et dont il n’a plus qu’à employer les résultats[19].

1o On ne voit pas pourquoi Aristote ne se serait pas contenté de l’expression qui lui est si familière : ἐν ἄλλοις ; si ἐξωτερικοὶ λόγοι a le sens, non seulement d’autre, mais d’étranger à la question, il est bizarre qu’Aristote ait dit des choses, souvent importantes, précisément dans un ouvrage « étranger à la question ». Mais il y a plus : l’interprétation vient échouer devant un texte sur lequel nous aurons à revenir, Phys. IV, 10, 217 b, 30 ; car tout le monde tombe d’accord que les ἐξωτερικοὶ λόγοι dont il est question dans ce texte ne sont pas autre chose que les développements qui suivent, dans la Physique même, jusqu’à 219 a, 2.

2o Zeller reconnaît avec la plus grande impartialité que certains textes (notamment Polit. III, 6, 1278 b, 30 et Éth. N. VI, 4, déb.) souffrent une autre interprétation que la sienne ; que, pris en eux-mêmes, ils pourraient renvoyer même à l’opinion commune. Il y en a deux, Polit. VII, 1, 1323 a, 21 et Éth. Nic. I, 13, 1102 a, 26, qui lui paraissent appuyer très fortement son opinion : ils disent tous les deux qu’il faut se servir de ce qui a été établi dans les discours exotériques. Or cela ne peut pas s’appliquera l’opinion commune, ni même à des discussions orales d’Aristote ; car il n’est pas vraisemblable qu’Aristote ait pu renvoyer d’une façon si pressante et si précise à de simples paroles, c’est-à-dire à quelque chose d’instable et d’un peu vague : les indications qu’il s’agit d’employer doivent être très définies et très faciles à retrouver dans leur intégrité. Ajoutons que la vraie raison sur laquelle compte Zeller, c’est que son interprétation est d’accord avec la tradition qui remonte au-delà d’Andronicus. — Mais, quelle que soit la force de ces raisons, quelque satisfaction qu’il faille en fin de compte trouver moyen de leur donner, le texte déjà mentionné de la Physique est pour l’interprétation de Zeller une pierre d’achoppement sur laquelle elle se disloque. Zeller convient très franchement que, dans ce texte, ἐξωτερικοὶ λόγοι ne peut pas signifier les ouvrages donnés au public. Dès lors il devient malaisé de soutenir que la même expression présente ailleurs cette signification, directement et par soi[20].

3o L’interprétation de Ch. Thurot ne se suffit peut-être pas à elle-même. Mais elle a le mérite, comme le dit l’auteur, de s’appliquer à tous les textes. Ch. Thurot prend pour point de départ le texte d’Eudème (Éth. Eud. I, 8, 1211 b, 22) où l’expression ἐξωτερικοὶ λόγοι est opposée à λόγοι κατὰ φιλοσοφίαν. Quel est l’opposé de φιλοσοφία dans Aristote ? C’est διαλεκτική, la discussion des opinions communes, fondée sur des opinions communes δι’ ἐνδόξων. Donc l’expression en question signifie : discussions dialectiques. Cette interprétation reçoit une confirmation éclatante du texte de la Physique : les ἐξωτερικοὶ λόγοι sont ici sous nos yeux ; ce sont des opinions sur le temps, qui ne se déduisent pas du τι ἐστι du temps. L’interprétation s’applique à tous les textes déjà mentionnés de l’Éthique à Nicomaque et de la Politique et, en outre, à Métaph. Μ, 1, 1076 a, 28. Il y a plus : l’interprétation convient encore très bien à un texte voisin des précédents (Pol. I, 5, 1254 a, 33) et dans lequel Zeller croit évident que les mots ἐξωτερικωτέρας σκέψεως signifient une recherche étrangère à la question présente. En analysant le passage, Thurot montre au contraire combien son interprétation s’y adapte. Enfin il y a, à propos de Phys. I, 2, un texte d’Eudème que Zeller cite comme une preuve concluante du fait que ἐξωτερικός a parfois dans Aristote le sens que nous venons de dire, ce dont par conséquent il faudrait tirer une objection contre Thurot. Il s’agit de discuter la doctrine éléatique de l’unité de l’être : Aristote montre que, s’il est un en tant que continu, il est, en vertu même de l’essence du continu, plusieurs aussi. Puis, dans une sorte de parenthèse, il passe incidemment à une difficulté tirée non plus de l’essence du continu, mais de la relation du tout et des parties, prise en général : ἔχει δ’ ἀπορίαν, écrit-il (185 b, 11), ἴσως δὲ οὐ πρὸς τὸν λόγον. Ce qu’Eudème traduit par ἐξωτερικὴ ἀπορία. Simplicius, qui cite le fragment d’Eudème, estime qu’il s’agit en effet d’une discussion dialectique (διαλεκτικὴ μᾶλλον οὖσα). Or l’expression d’Aristote, οὐ πρὸς τὸν λόγον, ainsi rendue par Eudème, signifie : qui ne se rapporte pas à la définition du continu[21]. — Ainsi l’interprétation de Thurot ne rencontre d’obstacle dans aucun texte.

Est-ce à dire pourtant qu’elle satisfasse complètement ? Il ne le semble pas. Car il reste toujours, d’une part, que les remarques de Zeller sur la vraisemblance d’un renvoi à des textes définis, connus et faciles à trouver, donc à des ouvrages publiés, n’est pas sans force. Et, d’autre part, il y a l’autorité de la tradition. La vérité semble être tout d’abord, comme le pense Ravaisson, que les discussions dialectiques auxquelles renvoie Aristote étaient des discussions écrites et n’étaient, en aucun cas, des discussions orales. Mais il faut ajouter autre chose. Ces écrits, dans lesquels Aristote employait la méthode dialectique, étaient par là-même des ouvrages destinés au public, des ouvrages qui avaient été publiés. Thurot a donc raison : l’expression ἐξωτερικοὶ λόγοι désigne un caractère interne de certaines productions d’Aristote. Toutefois Aristote désigne en même temps par là, d’une façon indirecte, mais non moins naturelle pour cela, des ouvrages publiés. Remarquons que cette interprétation est, plus qu’aucune autre, d’accord avec la tradition. Car les commentateurs disent bien, de temps en temps, que les discours exotériques sont des ouvrages dialectiques : Aulu-Gelle dit qu’Aristote enseignait dans ses livres exotériques facultatem argutiarum, et Strabon, que les ouvrages exotériques permettaient exclusivement θέσεις ληκυθίζειν, travail essentiellement dialectique par opposition à φιλοσοφεῖν πραγματικῶς (p. 52).

Puisque les écrits exotériques coïncident ainsi avec les ouvrages publiés, quelle était donc la situation des écrits acroamatiques, c’est-à-dire en somme de toute notre collection aristotélicienne ? Il faut, semble-t-il, répondre, avec Zeller, qu’ils n’ont pas été publiés dans toute la force du terme avant la mort d’Aristote, mais que cependant ils n’étaient pas restés complètement inédits, c’est-à-dire qu’ils avaient été publiés pour les besoins et dans l’enceinte de l’École péripatéticienne. Le fait le plus considérable, parmi ceux qui doivent nous porter à croire que les écrits acroamatiques n’avaient pas été vraiment publiés avant la mort d’Aristote, c’est la manière dont ces écrits se réfèrent les uns aux autres. Les références d’un écrit à l’autre s’entrecroisent, et cela non pas quelquefois et par exception, mais d’une façon constante. Les Topiques ont dû être écrits avant les Analytiques, et ils sont fréquemment cités par les Analytiques (voy. Bonitz, Ind. 102 a, 32, 37, 39). Mais, à leur tour, les Analytiques sont cités quatre fois dans les Topiques. Le De caelo renvoie à propos de la droite et de la gauche du monde) au De incessu animalium qui lui est postérieur. Les Météorologiques qui, à la fin de leur premier chapitre, annoncent pour plus tard les recherches sur les êtres vivants, citent pourtant le De sensu (ἐν τοῖς περὶ τὰς αἰσθήσεις). Le Περὶ φυτῶν est promis comme un ouvrage futur dans les Parva naturalia et dans d’autres ouvrages qui citent l’Histoire des animaux ; or l’Histoire des animaux cite le Π. φυτῶν comme un ouvrage déjà composé. Le traité Des parties des animaux est cité une fois dans La marche des animaux, et à son tour La marche des animaux cite trois fois le traité Des parties des animaux. Ces références qui se croisent sont trop nombreuses pour qu’on puisse admettre que le futur et le passé y ont été mis à la place l’un de l’autre par l’inadvertance des copistes, et elles sont trop intimement unies au contexte, au moins dans plusieurs cas, pour qu’on puisse les regarder comme des interpolations[22]. Mais, si c’est bien Aristote qui les a placées dans ses ouvrages, il faut donc qu’il les ait eus tous à la fois sous la main et à sa disposition, c’est-à-dire qu’il n’ait pas eu à compter avec le fait que les uns étaient publiés, quand il composait les autres. C’est dire que les écrits acroamatiques n’ont pas été à proprement parler publiés du temps d’Aristote. — L’examen du passage célèbre par lequel se terminent les Σοφιστικοὶ ἔλεγχοι, et avec eux tout l’Organon, conduit à la même conclusion. Aristote s’y adresse à des lecteurs, mais aussi à ses auditeurs, et évidemment les lecteurs auxquels il s’adresse ne sont pas le public, puisqu’il convie les lecteurs à travailler avec lui à l’amélioration de sa logique, ou au moins des Topiques[23] : ce sont peut-être des auditeurs de demain. L’ouvrage est donc publié pour l’usage d’un cercle restreint. Le livre Δ de la Métaphysique, ou περὶ τῶν ποσαχῶς λεγομένων, si souvent cité par Aristote comme un ouvrage qu’on a en mains, n’a pourtant pas pu être donné au grand public tel qu’il est, sans entrée en matière ni conclusion[24]. Enfin les négligences du style, les répétitions et, d’autre part, l’existence parfois d’une double rédaction, comme pour le livre II du Traité de l’âme, s’expliquent au mieux dans l’hypothèse d’une demi-publication. — Cette demi-publication est d’ailleurs la mesure exacte à laquelle il faut s’en tenir. D’une part en effet les écrits scientifiques, tels que nous les possédons, sont plus que des notes personnelles destinées à des leçons. D’abord ils sont trop soigneusement articulés, malgré leurs imperfections, pour n’être que cela. Ensuite le système de renvois dont nous avons parlé eût été sans utilité pour l’usage personnel de l’auteur. D’autre part, à moins que par impossible les cours d’Aristote aient été dictés, ce qui d’ailleurs nous ramènerait au même point, on ne peut admettre que les traités que nous lisons ne soient que des rédactions d’élèves : ils sont pour cela trop détaillés et surtout trop chargés de détails fins et subtils. Une seconde raison du reste plaide très fort contre cette hypothèse : c’est qu’Eudème et Théophraste, dans des lettres dont nous aurons l’occasion de parler (p. 70), s’entretiennent du texte de la Physique : il existait donc un texte arrêté et authentiquement aristotélicien de cet ouvrage[25]. Ainsi nous sommes ramenés à conclure que les écrits acroamatiques ont été, de la part d’Aristote, l’objet d’une demi-publication. Demi-publication pour les écrits scientifiques ; publication complète pour les écrits dialectiques et, par là, populaires, tel était en somme l’état des ouvrages d’Aristote à sa mort. Nous avons dit au reste que certains ouvrages scientifiques étaient incontestablement inachevés, tels la Métaphysique et la Politique. Peut-être même aucun ouvrage scientifique n’avait-il reçu la dernière main, puisque la demi-publication permettait un demi-achèvement et qu’elle laissait ainsi le champ toujours ouvert aux corrections.


  1. Ammonius in Cat. 4, 5, Busse (sur ce commentaire, voir infra, p. 51, n. 1) ; Simplicius Cat. 4, 14, Kalbfl. (Schol. 24 a, 42) ; Élias (olim David) Cat. 414, 1 sq., Busse (Schol. 24 a, 37). Cf. Zeller, p. 110, n. 2.
  2. Voir Zeller, ibid. et n. 3.
  3. Études sur Aristote (1800), Appendice 13 : Cicéron et la Rhétorique d’Aristote, p. 200-270.
  4. Les textes sont cités par Zeller, p. 111, n. 1.
  5. Pour les passages où Cicéron se reporte à ces écrits d’Aristote, voir Zeller, p. 111, n. 2.
  6. καὶ ἄλλη δέ τις δόξα παραδέδοται περὶ ψυχῆς, πιθανὴ μὲν πολλοῖς… λόγους δ’ ὥσπερ εὐθύνας δεδωκυῖα κἀν τοῖς ἐν κοινῷ γινομένοις λόγοις.
  7. Simplicius De Caelo 288, 31. Heiberg (Schol. 487 a, 3) ; cf. le texte de Philopon cité plus haut, p. 18, n. 2. — Ch. Thurot, op. cit., p. 219. — Voir Zeller, p. 112, n. 3 et 144, n. 1.
  8. Cf. Zeller, p. 415, n. 1. Les commentaires d’Eustratius (environ 1050-1120) et d’Héliodore (vers 1367) ont été publiés par G. Heylbut dans la collection des Commentaria, vol. XX (cf. p. 298, 28-31) et vol. XIX, pars 2 (p. 23, 38). Ce dernier commentaire était autrefois attribué à Andronicus de Rhodes ; cf. plus bas, p. 62.
  9. Zeller, p. 117, n. 2 et 118, n. 1 (cf. III 2⁴, 344, 1). Cf. Élias (David) Cat. 113, 17-117, 14, Busse, et, pour la question particulière de la distinction entre les écrits acroamatiques et les exotériques, 114, 15 (Schol. 24 a, 18 ; b, 10). Le commentaire d’Ammonius sur l’Hermêneia, cité par Élias 114, 9 (Schol. 24 b, 5), a été publié par Busse (Comm. gr., IV, 5), ainsi que celui sur les Catégories (IV, 4), lequel, à vrai dire, n’est qu’une rédaction d’élève d’après les leçons du maître (cf. la préf. de Musse, p. V) : c’est donc l’œuvre d’un Pseudo-Ammonius. On y trouve, 3, 20-5, 30, la même classification des écrits d’Aristote que chez Élias (le ps. David), mais moins développée.
  10. P. 695, 34 (cf. 8, 16), Diels. De même Philopon, Phys. 705, 22, éd. Vitelli.
  11. De Caelo (référence indiquée p. 50, n. 1). De ce dernier passage il faut encore rapprocher celui où Philopon, dans son De anima (145, 22, éd. M. Hayduck, Comm. gr. XV), dit que les dialogues sont au nombre des ἐξωτερικά, et que les ἐξωτερικά sont ainsi appelés parce qu’ils ne sont pas écrits πρὸς τοῦς γνησίους ἀκροατάς. Cf. Zeller, p. 115, n. 4.
  12. Cat. 115, 3-5, Busse (Schol. 21 b, 33) ; cf. Zeller, 117, 1. La même opinion est rapportée par le ps.-Ammonius, mais sans qu’Alexandre soit nommé (τινὲς μὲν οὖν… 4, 20).
  13. Clément, Strom. V, 575 A ; Simplicius, Phys. 8, 18, Diels. Cf. Zeller, p. 116, n. 3 et 4.
  14. Plut. Alex. 7 ; Adv. Col. 14, 1115 b. — Aulu-Gelle N. Att. XX, 5 : « Ἐξωτερικά dicebantur quae ad rhetoricas meditationes facultatemque argutiarum (ces derniers mots sont à remarquer) civiliumque rerum notitiam conducebant, ἀκροατικά autem vocabantur in quibus philosophia remotior subtiliorque agitabatur quaeque ad naturae contemplationes disceptationesque dialecticas pertinebant. » — Cf. Zeller, 115, 6, 7 ; 116, 3.
  15. Strabon, XIII, 1, 54, p. 609. — Cic. De fin. V, 5, 12 ; ad Att. IV, 16, 2. — Cf. Zeller, 115, 2, 3, 5.
  16. Sur Tyrannion, voir plus bas p. 63 sq.
  17. Pour ces lettres, voir les textes déjà cités d’Aulu-Gelle et de Plut. Alex. Cf. Zeller, 116, n. 3 fin et 4 et supra, p. 10, n. 3.
  18. Rhet. ad Alex. 1, 1421 a, 26 sqq. Cf. Zeller, 116, n. 3 fin et 78, 2.
  19. Zeller, 123, 1, 125, 1 et 119, 2. Ch. Thurot, op. cit. (app. 5 : De la valeur de l’expression οἱ ἐξωτερικοὶ λόγοι, 209-223) p. 220. Ravaisson, Essai sur la Métaph. d’Arist., I (1837), p. III, liv. I, ch. 1, surtout 224-233. — Les textes de Polit. allégués par Zeller sont II, 10, 1272 b, 19 et VII, 3, 1325 b, 22, 29.
  20. Voir Zeller, 119, 2 (119-122).
  21. Thurot, op. cit., 209-212, 219, milieu. Zeller, 118, n. 2. Le texte d’Eudème (fr. 6 Spengel) est cité par Simplic. Phys., 85, 25-30, cf. 83, 24-27, Diels.
  22. Voir Zeller, p. 126 sqq., principalement 127, 3, 4 ; 128, 4, 3, 4 ; 129 et n. 2.
  23. 33, fin : εἰ δὲ φαίνεται θεασαμένοις ὑμῖν… ἔχειν ἡ μέθοδος ἱκανῶς παρὰ τὰς ἄλλας πραγματείας τὰς ἐκ παραδόσεως ηὐξημένας, λοιπὸν ἂν εἴη πάντων ὑμῶν ἢ τῶν ἠκροαμένων ἔργον τοῖς μὲν παραλελειμμένοις τῆς μεθόδου συγγνώμην τοῖς δ’ εὑρημένοις πολλὴν ἔχειν χάριν.
  24. Zeller, p. 132.
  25. Zeller, p. 132-138.