Le Talon de fer/Ébauches futuristes

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 117-128).


6. Ébauches futuristes


Vers cette époque commencèrent à pleuvoir autour de nous, drus et rapides, les prodromes d’événements à venir.

Ernest avait déjà exprimé certains doutes sur le degré de prudence dont mon père faisait preuve en recevant chez lui des socialistes et travaillistes notoires, ou en assistant ouvertement à leurs réunions : mais père n’avait fait que rire du souci qu’il se donnait. Quant à moi, j’apprenais bien des choses à ce contact avec les chefs et les penseurs de la classe ouvrière. Je voyais le revers de la médaille. J’étais séduite par l’altruisme et le noble idéalisme que je rencontrais chez eux, en même temps qu’effrayée par l’immensité du nouveau domaine littéraire, philosophique, scientifique et social qui s’ouvrait devant moi. Je m’instruisais rapidement, mais pas assez vite pour comprendre dès lors le péril de notre situation.

Les avertissements ne me manquèrent pas, mais je n’y prenais point garde. Ainsi j’appris que Mme Pertonwaithe et Mme Wickson, dont l’influence était formidable dans notre ville universitaire, avaient émis l’opinion que pour une jeune personne, je me montrais trop empressée et trop décidée, avec une fâcheuse tendance à me mêler des affaires d’autrui. Je trouvai leur sentiment assez naturel, étant donné le rôle que j’avais joué près d’elles dans mon enquête sur l’affaire Jackson. Mais j’étais loin de comprendre l’importance réelle d’un avis de ce genre, énoncé par des arbitres d’une telle puissance sociale.

Je remarquai bien une certaine réserve dans mon cercle ordinaire de connaissances, mais je l’attribuai à la désapprobation que soulevait mon projet de mariage avec Ernest. C’est plus tard qu’Ernest me démontra comment cette attitude de mon entourage, loin d’être spontanée, était concertée et dirigée par des ressorts occultes.

— Vous avez abrité chez vous un ennemi de votre classe, me dit-il. Non seulement vous lui avez prêté asile, mais vous lui avez donné votre amour et confié votre personne. C’est une trahison envers le clan auquel vous appartenez ; n’espérez pas en esquiver la punition.

Mais, avant cela, un après-midi qu’Ernest était avec moi, Père revint tard à la maison, et nous nous aperçûmes qu’il était en colère, ou du moins dans un accès d’irritation philosophique. Il était rare qu’il sortît de ses gonds, mais il se permettait de temps à autre un certain degré de courroux mesuré. Il appelait cela un tonique. Nous vîmes donc, dès son entrée dans la chambre, qu’il avait sa dose de colère tonique.

— Que pensez-vous de cela ? demanda-t-il. Je viens de luncher avec Wilcox !

Wilcox était le président en retraite de l’Université. Son esprit desséché était un magasin de lieux-communs qui avaient eu cours vers 1870 et qu’il n’avait jamais songé à mettre au point depuis cette époque.

— Il m’a invité. Il m’a envoyé chercher.

Père fit une pause. Nous attendions.

— Oh ! ça s’est passé très gentiment, je le reconnais ; mais j’ai été réprimandé. Moi ! Et par ce vieux fossile !

— Je parie savoir pourquoi vous avez été réprimandé, dit Ernest.

— Je vous le donne à deviner en trois coups, dit Père en riant.

— Je vais vous le dire du premier coup, répliqua Ernest. Et ce n’est pas une conjecture, mais une déduction. Vous avez été réprimandé pour votre vie privée.

— C’est cela même ! s’écria Père. Comment diable l’avez-vous deviné ?

— Je sais que cela devait arriver. Je vous en avais déjà averti.

— C’est pourtant vrai, dit Père en réfléchissant. Mais je ne pouvais pas le croire. En tout cas ce ne sera qu’un témoignage de plus, et des plus convaincants, à insérer dans mon livre.

— Ce n’est rien en comparaison de ce qui vous attend si vous persistez à recevoir chez vous tous ces socialistes et radicaux, y compris moi-même.

— C’est précisément ce que m’a reproché le vieux Wilcox, avec un tas de commentaires absurdes. Il m’a dit que je faisais preuve d’un goût douteux, que j’allais contre les traditions et les manières de l’Université, et qu’en tous cas je dépensais mon temps en pure perte. Il a ajouté bien d’autres choses non moins vagues. Je n’ai jamais pu l’acculer à rien de défini, mais je l’ai mis en posture bien embarrassante : il ne savait que se répéter et me dire combien il avait de considération pour moi et comment tout le monde me respectait en tant que savant. La tâche n’était guère agréable pour lui ; je vis bien qu’elle ne lui plaisait pas du tout.

— Il n’est pas libre de ses actes. On ne peut pas toujours traîner son boulet[1] avec grâce.

— Je le lui ai fait dire. Il m’a déclaré que cette année l’Université a besoin de beaucoup plus d’argent que l’État n’est disposé à lui en donner. Le déficit ne peut être couvert que par les libéralités de gens riches qui prendraient certainement ombrage en voyant l’Université se départir de son idéal élevé et de sa poursuite impassible des vérités purement intellectuelles. Quand j’essayai de le mettre au pied du mur en lui demandant en quoi ma vie domestique pouvait détourner l’Université de cet idéal, il m’offrit un congé de deux ans avec solde entière pour un voyage d’agrément et d’étude en Europe. Naturellement, je ne pouvais accepter dans ces circonstances.

— C’était pourtant, et de beaucoup, ce que vous aviez de mieux à faire, dit gravement Ernest.

— Mais c’était un appât, une tentative de corruption, protesta Père, et Ernest l’approuva d’un signe. — Le bougre m’a dit aussi qu’on bavardait autour des tables à thé, que l’on critiquait ma fille de s’afficher avec un personnage aussi notoire que vous, et que cette conduite n’était pas en harmonie avec le bon ton et la dignité de l’Université. Non pas que personnellement il y trouvât, le moins du monde à redire, mais enfin on causait et je devais sûrement comprendre.

Cette révélation donna à réfléchir à Ernest. Sa figure s’était assombrie : il était grave et courroucé. Il déclara au bout de quelques instants :

— Il y a bien autre chose là-dessous que l’idéal universitaire. Quelqu’un a fait pression sur le Président Wilcox.

— Croyez-vous ? demanda Père avec une expression qui trahissait plus de curiosité que de frayeur.

— Je voudrais vous faire partager une impression qui se forme lentement dans mon esprit, — dit Ernest. Jamais, dans l’histoire du monde, la société ne s’est trouvée emportée dans un flux aussi terrible qu’à l’heure actuelle. Les rapides modifications de notre système industriel en entraînent de non moins promptes dans toute la structure religieuse, politique et sociale. Une révolution invisible et formidable est en train de s’accomplir dans les fibres intimes de notre société. On ne peut sentir que vaguement ces choses-là : mais elles sont dans l’air, en ce moment même. On pressent l’apparition de quelque chose de vaste, de vague et d’effrayant. Mon esprit se refuse à prévoir sous quelle forme cette menace va se cristalliser. Vous avez entendu Wickson l’autre soir : derrière ce qu’il disait se dressaient ces mêmes entités sans nom et sans forme ; et c’était leur conception surconsciente qui inspirait ses paroles.

— Vous voulez dire…, commença Père, qui s’arrêta, hésitant.

— Je veux dire qu’une ombre colossale et menaçante commence dès maintenant à se projeter sur le pays. Appelez cela l’ombre d’une oligarchie, si vous voulez : c’est la définition la plus approximative que j’ose en donner. Je me récuse à imaginer quelle en est au juste la nature[2]. Mais voici ce que je tiens surtout à vous dire. Vous êtes dans une situation dangereuse, dans un péril que ma crainte exagère peut-être parce que je ne puis le mesurer. Suivez mon avis et acceptez les vacances que l’on vous offre.

— Mais ce serait une lâcheté ! se récria Père.

— Pas le moins du monde. Vous êtes un homme d’âge. Vous avez accompli votre œuvre, et une belle œuvre, dans le monde. Laissez la bataille actuelle à ceux qui sont jeunes et forts. Notre tâche à nous autres de la nouvelle génération reste à accomplir. Notre bien-aimée « Avis » se tiendra à mes côtés quoiqu’il arrive ; elle vous représentera sur le front de bataille.

— Mais ils ne peuvent me nuire, objecta Père. Dieu merci ! Je suis indépendant. Oh ! je vous prie de croire que je me rends compte des terribles persécutions qu’ils pourraient infliger à un professeur dont la vie dépendrait de l’Université. Mais la mienne n’en dépend pas. Ce n’est pas pour le traitement que je suis entré dans l’enseignement. Je puis vivre à l’aise avec mes propres revenus, et mon traitement est tout ce qu’ils peuvent m’ôter.

— Vous ne voyez pas les choses d’assez loin, répondit Ernest. — Si tout ce que je crains se réalise, vos revenus privés et même votre capital peuvent vous être enlevés aussi facilement que votre traitement.

Pendant quelques minutes, Père garda le silence. Il réfléchissait profondément, et je vis une ride de décision se creuser sur son front. Enfin il reprit d’un ton ferme :

— Je n’accepterai pas ce congé. — Il fit une nouvelle pause. — Je continuerai à écrire mon livre[3]. Il se peut que vous vous trompiez. Mais, que vous ayez tort ou raison, je resterai à mon poste.

— Très bien ! dit Ernest. Vous prenez la même route que l’évêque Morehouse, et vous marchez vers une catastrophe analogue. Vous serez tous deux réduits à l’état de prolétaires avant d’arriver au but.

La conversation dériva sur le compte du prélat, et nous demandâmes à Ernest de nous raconter ce qu’il avait fait de lui.

— Il est malade jusqu’à l’âme du voyage où je l’ai entraîné à travers les régions infernales. Je lui ai fait visiter les taudis de quelques-uns de nos ouvriers d’usine. Je lui ai montré les déchets humains que rejette la machine industrielle, et il les a entendus raconter leur existence. Je l’ai conduit dans les bas-fonds de San-Francisco, et il a pu voir que l’ivrognerie, la prostitution et la criminalité ont une cause plus profonde que la dépravation naturelle. Il en est resté sérieusement atteint dans sa santé, et, ce qui est pire, il est emballé. Le choc a été trop rude pour ce fanatique de morale. Et, comme toujours, il n’a le moindre esprit pratique. Il s’agite à vide parmi toutes sortes d’illusions humanitaires et de projets de missions chez les classes cultivées. Il sent que c’est pour lui un devoir inéluctable de ressusciter l’ancien esprit de l’église et de communiquer son message aux maîtres du jour. Il est surchauffé : tôt ou tard il va éclater, et je ne puis prédire quelle forme prendra la catastrophe. C’est une âme pure et enthousiaste, mais si peu pratique ! Il me dépasse : je ne puis retenir ses pieds au sol. Il vole vers son jardin des oliviers, et ensuite vers son calvaire. Car des âmes si nobles sont faites pour la crucifixion.

— Et vous ? demandai-je avec un sourire qui cachait la sérieuse anxiété de mon amour.

— Moi pas ! répondit-il en riant aussi. Je puis être exécuté ou assassiné, mais je ne serai jamais crucifié. Je suis planté trop solidement et trop obstinément sur terre.

— Mais pourquoi préparer la mise en croix de l’évêque ? Car vous ne nierez pas que vous en êtes cause.

— Pourquoi laisserais-je une âme à l’aise dans le luxe tandis qu’il y en a des millions dans le travail et dans la misère ?

— Alors pourquoi conseillez-vous à Père d’accepter son congé ?

— Parce que je ne suis pas une âme pure et enthousiaste. Parce que je suis solide et obstiné et égoïste. Parce que je vous aime et dis comme jadis Ruth : « Ton peuple est mon peuple. » Quant à l’évêque, il n’a pas de fille. En outre, si minime que soit le résultat, si faible et insuffisant que se manifeste son vagissement, il produira quelque bien pour la révolution, et tous les petits morceaux comptent.

Il m’était impossible d’être de cet avis. Je connaissais bien la noble nature de l’évêque Morehouse, et je ne pouvais m’imaginer que sa voix, s’élevant en faveur de la justice, ne serait qu’un vagissement débile et impuissant. Je ne possédais pas encore sur le bout du doigt, comme Ernest, les dures réalités de l’existence. Il voyait clairement la futilité de cette grande âme, et les événements prochains allaient me la révéler avec non moins de clarté.

Ce fut peu de jours après qu’Ernest me raconta, comme une histoire très drôle, l’offre qu’il avait reçue du Gouvernement : on lui proposait le poste de secrétaire d’État au ministère du Travail. Je fus remplie de joie. Les appointements étaient relativement élevés, et c’était un appoint solide pour notre mariage. Ce genre d’occupation convenait certainement à Ernest, et la jalouse fierté qu’il m’inspirait me faisait considérer cette avance comme une juste reconnaissance de ses capacités.

Tout à coup je remarquai l’étincelle de gaieté dans ses yeux : il se moquait de moi.

— Vous n’allez pas… refuser ? dis-je d’une voix tremblante.

— C’est tout simplement une tentative de corruption, dit-il. Il y a là-dedans la fine main de Wickson, et, derrière la sienne, celle de gens encore plus haut placés. C’est un truc aussi ancien que la lutte de classes elle-même, qui consiste à chiper ses capitaines à l’armée du travail. Pauvre travail éternellement trahi ! Si vous saviez combien de ses chefs dans le passé ont été achetés de façon analogue ! Cela revient moins cher, bien moins cher, de soudoyer un général, que de le combattre avec toute son armée. Il y a eu… mais je ne veux nommer personne. Je me sens déjà suffisamment indigné. Chère et tendre amie, je suis un capitaine du travail : je ne pourrais pas me vendre. À défaut de mille autres raisons, la mémoire de mon pauvre vieux père, exténué jusqu’à la mort, suffirait à m’en empêcher.

Il avait les larmes aux yeux, ce héros, mon grand héros à moi ! Jamais il ne pourrait pardonner la manière dont la conscience de son père avait été déformée, les mensonges sordides et les vols mesquins auxquels il avait été réduit pour mettre du pain dans la bouche de ses enfants.

— Mon père était un brave homme, me disait un jour Ernest. — C’était une âme excellente, qui fut tordue, mutilée, émoussée par la sauvagerie de sa vie. Ses maîtres, les archi-brutes, en firent une bête accablée. Il devrait être encore vivant aujourd’hui, comme votre père. Il était puissamment bâti. Mais il fut pris dans la machine et usé à mort pour produire des bénéfices. Réfléchissez à cela. Pour produire des bénéfices — le sang de ses veines fut transmué en un souper arrosé de vins fins, une marotte de clinquant, ou quelque autre orgie sensuelle pour les riches oisifs et parasites, ses maîtres, les archi-brutes !


  1. Les esclaves africains et les criminels étaient attachés par la jambe à un boulet ou une barre de fer qu’ils traînaient avec eux. Ce n’est qu’après l’avènement de la Fraternité de l’Homme que de pareilles pratiques tombèrent en désuétude.
  2. Il y avait eu, avant Everhard, des hommes qui avaient pressenti cette ombre, bien que comme lui, ils fussent incapables d’en préciser la nature. Voici ce que disait John O. Calhoun : « Un pouvoir supérieur à celui du peuple lui-même a surgi dans le Gouvernement. C’est un faisceau d’intérêts nombreux, divers et puissants, combinés en une masse unique et maintenus par la force de cohésion de l’énorme surplus qui existe dans les banques. » Et le grand humaniste Abraham Lincoln déclarait, quelques jours avant son assassinat : « Je prévois dans un avenir prochain une crise qui m’énerve et me fait trembler pour la sécurité de mon pays… Les corporations ont été intronisées ; il s’en suivra une ère de corruption en haut lieu, et le pouvoir capitaliste du pays s’efforcera de prolonger son règne en s’appuyant sur les préjugés du peuple, jusqu’à ce que la richesse soit agglomérée en quelques mains et que la République soit détruite. » (Note de l’auteur.)
  3. Ce livre, Économie et Éducation, fut publié dans le courant de l’année. Il en subsiste trois exemplaires, deux à Ardis et un à Asgard. Il traitait en détail de l’un des facteurs de conservation de l’ordre établi, à savoir le biais capitaliste pris par les universités et les écoles ordinaires. C’était un acte d’accusation logique et écrasant porté contre tout un système d’éducation qui ne développait dans l’esprit des étudiants que les idées favorables au régime, à l’exclusion de toute idée adverse et subversive. Le livre fit sensation, et fut promptement supprimé par l’oligarchie.