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Le Talon de fer/L’évêque

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 219-235).


12. L’évêque


Peu de temps après mon mariage, j’eus la surprise de rencontrer l’évêque Morehouse. Mais je dois narrer les événements dans l’ordre. Après son éclat à la Convention de l’I. P. H., le vénérable et doux prélat, cédant aux instances de ses amis, était parti en congé. Il en était revenu plus décidé que jamais à prêcher le message de l’Église. À la grande consternation des fidèles, son premier sermon fut en tous points semblable au discours qu’il avait prononcé devant la Convention. Il répéta, avec maints développements et inquiétants détails, que l’Église s’était égarée loin des enseignements du Maître, et que le veau d’or avait été instauré à la place du Christ.

Il en résulta que, de gré ou de force, il fut conduit dans une maison de santé privée, pendant que les journaux publiaient des notes pathétiques sur sa crise mentale et la sainteté de son caractère. Une fois entré dans le sanatorium, il y fut retenu prisonnier. Je m’y présentai à plusieurs reprises, mais on refusa de me laisser pénétrer près de lui. Je fus tragiquement impressionnée par le destin de ce saint homme, absolument sain de corps et d’esprit, écrasé sous la volonté brutale de la société. Car l’évêque était un être normal autant que pur et noble. Comme le disait Ernest, sa seule faiblesse consistait dans ses notions erronées de biologie et de sociologie, par suite desquelles il s’y était mal pris pour remettre les choses en place.

Ce qui me terrifiait était l’impuissance de ce dignitaire de l’Église. S’il persistait à proclamer la vérité telle qu’il la voyait, il se trouvait condamné à l’internement perpétuel ; et cela sans recours. Ni sa fortune, ni sa situation, ni sa culture ne pouvaient le sauver. Ses vues constituaient un péril pour la société, et celle-ci ne pouvait concevoir que des conclusions si dangereuses pussent émaner d’un esprit sain. Du moins, telle me semblait l’attitude générale.

Mais l’évêque, en dépit de sa mansuétude et de sa pureté d’esprit, ne manquait pas de finesse. Il perçut clairement les dangers de sa situation. Il se vit pris dans une toile d’araignée, et essaya d’y échapper. Ne pouvant compter sur l’aide de ses amis, comme celle que Père, Ernest ou moi-même lui aurions volontiers prodiguée, il était réduit à mener la lutte avec ses propres ressources. Dans la solitude forcée de l’asile, il reprit possession de lui-même. Il recouvra la santé. Ses yeux cessèrent de contempler des visions ; sa cervelle se purgea de cette idée fantaisiste que le devoir de la société était de nourrir les brebis du Maître.

Je l’ai déjà dit, il devint sain, tout à fait sain, et les journaux et gens d’église saluèrent son retour avec joie. J’assistai à l’un de ses offices. Le sermon était de même ordre que ceux qu’il avait prêchés jadis, avant son accès visionnaire. J’en fus désappointée et choquée. La correction infligée l’avait-elle réduit à la soumission ? Était-il donc lâche ? Avait-il abjuré par intimidation ? Ou bien la pression avait-elle été trop forte et s’était-il laissé écraser humblement par le char de Djaggernat de l’ordre établi ?

J’allai le voir dans sa magnifique demeure. Je le trouvai tristement changé, amaigri, le visage strié de rides que je n’y avais jamais vues. Il fut manifestement déconcerté par ma visite. Tout en parlant, il tirait nerveusement sur ses manches. Ses yeux inquiets se portaient de tous côtés pour éviter de rencontrer les miens. Son esprit semblait préoccupé ; sa conversation, coupée de pauses étranges, de brusques changements de sujets, manquait de suite au point d’être embarrassante. Était-ce bien l’homme ferme et calme que j’avais jadis comparé au Christ, avec ses yeux purs et limpides, son regard droit et exempt de défaillance comme son âme ? Il avait été manipulé par les hommes et maté par eux ; son esprit était trop doux. Il n’était pas assez fort pour tenir tête à la hurle organisée.

Je me sentais envahie d’une tristesse indicible. Ses explications étaient équivoques, et il appréhendait si visiblement ce que je pourrais dire que je n’eus pas le cœur de lui faire la moindre représentation. Il me parla de sa maladie d’un ton détaché ; nous causâmes à bâtons rompus de l’église, des réparations de l’orgue et de mesquines œuvres de charité. Enfin il me vit partir avec un soulagement tel que j’en aurais ri si mon cœur n’eût été gonflé de larmes.

Pauvre frêle héros ! Si seulement j’avais su ! Il luttait comme un géant, et je ne m’en doutais pas. Seul, tout seul parmi les millions de ses semblables, il menait le combat à sa manière. Déchiré entre son horreur de la maison de fous et sa fidélité envers la vérité et la justice, c’est à celles-ci qu’il s’accrochait désespérément ; mais il était si isolé qu’il n’osait même pas se fier à moi. Il avait bien, trop bien appris sa leçon.

Je n’allais pas tarder à être édifiée. Un beau jour l’évêque disparut. Il n’avait prévenu personne de son départ. Les semaines s’écoulaient sans qu’il revînt : il y eut des bavardages ; la rumeur courut qu’il s’était suicidé dans un accès de dérangement mental. Mais ces bruits se dissipèrent lorsqu’on apprit qu’il avait vendu tout ce qu’il possédait, — sa résidence dans la cité, sa maison de campagne à Menlo Park, ses tableaux et collections artistiques, et même sa chère bibliothèque. Il avait évidemment réalisé tous ses biens, et en secret, avant de disparaître.

Cela arriva au moment où nous étions nous-mêmes en proie aux infortunes, et c’est seulement lorsque nous fûmes établis dans notre nouvelle demeure que nous eûmes le loisir de nous demander ce qu’il était devenu. Puis, soudain, tout s’éclaircit.

Un soir, à la brune, au moment où il faisait encore un peu jour, je traversai la rue afin d’acheter des côtelettes pour le souper d’Ernest. Car, dans notre nouvelle ambiance, nous appelions souper le dernier repas du jour.

Juste au moment où je sortais de chez le boucher, un homme émergea de l’épicerie voisine qui formait le coin de la rue. Un étrange sentiment de familiarité me poussa à le mieux regarder. Mais l’homme tournait déjà le coin et marchait vite. Il y avait, dans la chute des épaules et dans la frange de chevelure argentée entrevue entre le col et le chapeau à bords rabattus, un je ne sais quoi qui éveillait chez moi de vagues souvenirs. Au lieu de retraverser la rue, je suivis cet homme. Je pressai le pas, essayant de réprimer les idées qui se formaient malgré moi dans ma cervelle. Non, — c’était chose impossible. Ce ne pouvait être lui, ainsi vêtu d’une combinaison de toile usagée, trop longue de jambes et éraillée au fond.

Je m’arrêtai, riant de moi-même, et sur le point d’abandonner cette folle poursuite. Mais la familiarité de ce dos et de ces mèches d’argent me hantait positivement. Je le rattrapai et, en le dépassant, je jetai un coup d’œil de côté sur son visage ; puis je fis brusquement demi-tour et me trouvai face à face avec — l’évêque.

Il s’arrêta brusquement aussi et demeura bouche bée. Un gros sac en papier qu’il tenait à la main tomba sur le trottoir, creva, et une pluie de pommes de terre rebondit sur ses pieds et les miens. Il me regarda avec surprise et effroi, puis sembla se recroqueviller ; ses épaules s’affaissèrent et il poussa un profond soupir.

Je lui tendis la main. Il la prit, mais la sienne était moite. Il toussotait d’un air embarrassé et je voyais des gouttes de sueur se former sur son front. Il était évidemment très alarmé.

— Les pommes de terre ! murmura-t-il d’une voix éteinte. Elles sont précieuses.

Nous les ramassâmes à nous deux et les remîmes dans le sac déchiré qu’il tenait soigneusement à présent dans le creux de son coude. J’essayai de lui faire comprendre combien j’étais heureuse de le revoir, et l’invitai à venir tout droit à la maison avec moi.

— Père se réjouira de vous voir, lui dis-je. Nous habitons à deux pas d’ici.

— Impossible, répondit-il. Je dois m’en aller. Au revoir.

Il regarda autour de lui d’un air inquiet, comme s’il craignait d’être reconnu, et esquissa un mouvement de départ.

Puis, me voyant préparée à marcher à ses côtés et décidée à ne pas le lâcher, il ajouta :

— Donnez-moi votre adresse et j’irai vous voir, plus tard.

— Non, répondis-je avec fermeté. Il faut venir maintenant.

Il regarda les patates qui s’émancipaient sur son bras et les petits paquets qu’il portait de l’autre main.

— Sincèrement, je ne peux pas, dit-il. Pardonnez-moi mon impolitesse ; si vous saviez !

Je crus qu’il allait céder à son émotion, mais l’instant d’après il était redevenu maître de lui-même.

— Et puis, il y a ces victuailles, continua-t-il. Un cas bien touchant, c’est terrible. C’est une vieille femme. Je dois les lui porter tout de suite. Elle a faim. Il faut que j’y coure. Vous comprenez ? Je reviendrai après. Je vous le promets.

— Laissez-moi y aller avec vous, offris-je. Est-ce loin ?

Il poussa un soupir, et capitula.

— Seulement deux pâtés de maisons plus loin, dit-il. Pressons-nous.

Sous la conduite de l’évêque je fis connaissance avec le quartier que j’habitais. Jamais je n’aurais soupçonné qu’il contînt des misères si pitoyables. Naturellement, mon ignorance venait de ce que je ne m’occupais pas de charités. J’étais convaincue qu’Ernest avait raison quand il comparait la bienfaisance à un cautère sur une jambe de bois, et la misère à un ulcère qu’il fallait enlever, au lieu d’y coller un emplâtre. Son remède était simple. Donner à l’ouvrier le produit de son labeur, et une pension à ceux qui ont vieilli honorablement en travaillant, et il n’y aura plus besoin d’aumônes. Persuadée de la justesse de ce raisonnement, je travaillais avec lui à la révolution, et je ne gaspillais pas mon énergie à soulager les misères sociales qui renaissent constamment de l’injustice du système.

Je suivis l’évêque dans une petite chambre de derrière, longue de douze pieds sur dix de large. Nous y trouvâmes une pauvre petite vieille Allemande, âgée de soixante-quatre ans, d’après ce qu’il me dit. Elle fut surprise de me voir, mais fit un signe de cordiale bienvenue sans s’interrompre de coudre dans un pantalon d’homme qu’elle tenait sur les genoux. Par terre, à côté d’elle, il y en avait une pile de semblables. L’évêque découvrit qu’il ne restait ni bois ni charbon, et sortit pour en acheter.

Je ramassai un pantalon et j’examinai son travail.

— Six cents, madame, dit-elle en branlant doucement la tête tout en continuant de coudre. Elle cousait lentement, mais sans s’arrêter une seconde. Son mot d’ordre semblait être : « coudre, encore coudre, et coudre toujours ».

— Pour tout ce travail-là, c’est tout ce qu’ils paient ? demandai-je avec étonnement. Combien de temps cela vous prend-il ?

— Oui, c’est tout ce qu’ils donnent, répondit-elle. Six cents pièce pour la finition : et chacune représente deux heures de travail… Mais le patron ne sait pas cela, — ajouta-t-elle vivement, laissant percer sa crainte d’avoir des ennuis. — Je ne vais pas vite. J’ai du rhumatisme dans les mains. Les jeunes femmes sont bien plus habiles que moi. Elles mettent moitié moins de temps à finir la pièce. L’entrepreneur est un brave homme. Il me laisse emporter le travail chez moi, maintenant que je suis vieille et que le bruit de la machine m’étourdit. S’il n’était pas si gentil, je mourrais de faim…

« Oui, celles qui travaillent en atelier ont huit cents. Mais que voulez-vous ? Il n’y a pas assez d’ouvrage pour les jeunes, on n’a pas besoin des vieilles… Souvent je n’ai qu’un pantalon à finir. Quelquefois, comme aujourd’hui, j’en ai huit à livrer avant la nuit. »

Je lui demandai combien d’heures elle travaillait, et elle me dit que cela dépendait de la saison.

— En été, quand les commandes affluent, je travaille depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Mais, en hiver, il fait trop froid. Je n’arrive pas à me dégourdir les mains. Alors il faut travailler plus tard, quelquefois jusqu’après minuit.

« Oui, la saison d’été a été mauvaise. Les temps sont durs. Le bon Dieu doit être fâché. C’est le premier ouvrage que le patron m’ait donné de la semaine… C’est vrai qu’on ne peut pas manger beaucoup quand il n’y a pas de travail. J’y suis habituée. J’ai cousu toute ma vie, dans mon vieux pays autrefois, puis ici à San-Francisco, — depuis trente-trois ans…

« Quand on peut tirer son loyer tout va bien. Le propriétaire est très bon, mais il faut qu’il touche son terme. C’est bien juste, n’est-ce pas ? Il ne prend que trois dollars pour cette chambre. Ce n’est pas cher. Néanmoins, on a bien de la peine à trouver ces trois dollars tous les mois. »

Elle cessa de parler, sans cesser de coudre en remuant la tête.

— Vous devez faire joliment attention pour vos dépenses avec ce que vous gagnez.

Elle fit un signe de vive approbation.

— Une fois le loyer payé ça ne va pas trop mal. Naturellement on ne peut acheter de viande, ni de lait pour le café. Mais on fait toujours un repas par jour, et quelquefois deux.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec un soupçon de fierté, un vague sentiment de succès. Mais, comme elle continuait à coudre en silence, je vis de la tristesse s’amasser dans ses bons yeux et les coins de sa bouche s’abaisser. Son regard était devenu distant. Elle frotta vivement la buée qui l’empêchait de coudre.

« Non, ce n’est pas la faim qui vous brise le cœur, expliqua-t-elle. On s’y habitue. C’est pour mon enfant que je pleure. C’est la machine qui l’a tuée. C’est vrai qu’elle travaillait dur, mais je ne peux pas comprendre. Elle était forte. Elle était jeune, elle n’avait que quarante ans ; et il n’y avait que trente ans qu’elle travaillait. Elle avait commencé jeune, c’est vrai, mais mon homme était mort. La chaudière de son usine avait fait explosion. Et que pouvions-nous faire ? Elle avait dix ans, mais elle était très forte pour son âge. C’est la machine à coudre qui l’a tuée. Oui, elle me l’a tuée : et c’est elle qui travaillait le plus vite dans tout l’atelier. J’ai souvent pensé à cela, et je sais. C’est pourquoi je ne peux plus aller à l’atelier. La machine à coudre me tourne la tête, je l’entends toujours dire : « Je l’ai tuée, je l’ai tuée ! » Elle chante cela tout le long du jour. Alors je pense à ma fille, et je suis incapable de travailler. »

Ses yeux vieillis s’étaient voilés de nouveau, et elle dut les essuyer avant de reprendre sa couture.

J’entendis l’évêque trébucher dans l’escalier, et j’ouvris la porte. Dans quel état il apparut ! Il portait sur le dos un demi-sac de charbon surmonté de fagotins. Sa figure était couverte de poussière, et la sueur provoquée par son effort y traçait des ruisseaux. Il laissa tomber son fardeau dans le coin près du poêle et s’épongea la face avec un mouchoir d’indienne grossière. Je pouvais à peine en croire le témoignage de mes sens. L’évêque noir comme un charbonnier avec une chemise de coton bon marché à laquelle manquait le premier bouton, et une combinaison comme en portent les hommes de peine ! C’était ce qu’il y avait de plus incongru dans son costume, ce sarrau usé au fond, traînant sur les talons et retenu aux hanches par une étroite ceinture de cuir.

Cependant, si l’évêque avait chaud, les mains gonflées de la pauvre vieille étaient déjà engourdies de froid. Avant de la quitter, l’évêque fit du feu, tandis que je pelais les pommes de terre et les mettais à bouillir. Je devais apprendre avec le temps qu’il y avait beaucoup de cas semblables au sien, et beaucoup de pires, dissimulés dans les horribles profondeurs des habitations du quartier.

En rentrant, nous trouvâmes Ernest alarmé de mon absence. Lorsque fut calmée la première surprise de la rencontre, l’évêque se renversa dans sa chaise, allongea ses jambes culottées de toile bleue, et poussa positivement un soupir d’aise. Nous étions, dit-il, les premiers de ses anciens amis qu’il eût revus depuis sa disparition ; et durant ces dernières semaines, la solitude lui pesait lourdement. Il nous raconta une foule de choses, mais surtout il exprima la joie qu’il éprouvait à accomplir les commandements de son divin maître.

— Car maintenant, en vérité, dit-il, je nourris ses brebis. Et j’ai appris une grande leçon. On ne peut pas soigner l’âme, tant que l’estomac n’est pas satisfait. Les brebis doivent être alimentées avec du pain et du beurre, des pommes de terre et de la viande ; c’est après cela seulement que leurs esprits sont prêts à recevoir une nourriture plus raffinée.

Il mangea de bon cœur le dîner que j’avais fait cuire. Jamais il n’avait manifesté un tel appétit à notre table. Nous parlâmes de ces jours anciens, et il nous déclara que de sa vie il n’avait été en aussi bonne santé qu’à l’heure actuelle.

— Je vais toujours à pied maintenant, dit-il, et il rougit au souvenir du temps où il roulait en carrosse, comme si c’était un péché difficile à se faire pardonner.

— Ma santé n’en est que meilleure — ajouta-t-il vivement. — Et je me sens très heureux, en vérité, tout à fait heureux. À présent, enfin, j’ai conscience d’être un des oints du Seigneur.

Cependant, son visage conservait une empreinte permanente de tristesse, parce qu’actuellement il se chargeait de la douleur du monde. Il voyait la vie sous un jour cru, bien différente de celle qu’il avait entrevue dans les livres de sa bibliothèque.

— Et c’est vous qui êtes responsable de tout cela, jeune homme, dit-il en s’adressant à Ernest.

Celui-ci parut embarrassé et mal à l’aise.

— Je… je vous avais averti, balbutia-t-il.

— Vous n’y êtes pas, répondit l’évêque. Ce n’est pas un reproche, mais un remerciement que je vous adresse. Je vous dois de la gratitude pour m’avoir montré ma voie. Des théories sur la vie vous m’avez mené à la vie elle-même. Vous avez écarté les voiles et arraché les masques. Vous avez apporté des lueurs dans ma nuit, et maintenant moi aussi je vois la lumière du jour. Et je me trouve très heureux, à part… — il hésita douloureusement, et une vive appréhension assombrit son regard — à part cette persécution. Je ne fais de mal à personne. Pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille ? Mais ce n’est pas encore cela, c’est surtout la nature de cette persécution. Il me serait égal d’être écorché sous le fouet, brûlé sur un bûcher ou crucifié la tête en bas. Mais c’est l’asile qui m’épouvante. Pensez-y : moi, dans une maison d’aliénés ! C’est révoltant. J’ai vu quelques cas au sanatorium, des fous furieux. Mon sang se glace rien que d’y penser. Être emprisonné pour le reste de mes jours parmi des hurlements et des scènes de violence ! Non, non ! pas cela ! c’est trop !

C’était pitoyable. Ses mains tremblaient ; tout son corps frissonnait et se contractait devant la vision évoquée. Mais, en un instant, il recouvra son calme.

— Pardonnez-moi, dit-il simplement. Ce sont mes malheureux nerfs. Et si c’est là que doit me mener le service du Maître, que sa volonté soit faite ! Qui suis-je pour me plaindre ?

Je me sentais prête à crier en le regardant : — Ô grand et bon pasteur ! héros ! héros de Dieu !

Au cours de la soirée, il nous donna de nouveaux renseignements sur ses faits et gestes.

— J’ai vendu ma maison, ou plutôt mes maisons, et toutes mes autres possessions. Je savais que je devais le faire en secret, sinon on m’aurait tout pris. C’eût été terrible. Je suis souvent émerveillé de l’immense quantité de pommes de terre, de pain, de viande, de charbon ou de bois qu’on peut acheter avec deux ou trois cent mille dollars. — Il se tourna vers Ernest. — Vous avez raison, jeune homme, le travail est payé terriblement au-dessous de sa valeur. Je n’ai jamais accompli le moindre labeur dans ma vie, sinon pour adresser des exhortations esthétiques aux Pharisiens. — Je croyais leur prêcher le message, — et je valais un demi million de dollars. Je ne savais pas ce que signifiait cette somme avant d’avoir vu combien de victuailles on peut acheter avec. Et alors j’ai compris quelque chose de plus. J’ai compris que tous ces produits m’appartenaient, et que je n’avais rien fait pour les produire. Il me parut clair dès lors que d’autres avaient travaillé à les produire et en avaient été dépouillés. Et quand je descendis parmi les pauvres, je découvris ceux qui avaient été volés ; ceux qui étaient affamés et misérables par suite de ce vol.

Nous le ramenâmes à son histoire.

— L’argent ? Je l’ai déposé dans beaucoup de banques diverses et sous différents noms. On ne pourra jamais me l’enlever, car on ne le découvrira jamais. Et c’est si bon, l’argent, ça sert à acheter tant de nourriture ! J’ignorais complètement jadis à quoi servait l’argent.

— Je voudrais bien en avoir un peu pour la propagande, dit Ernest d’un air soucieux. — Cela ferait un bien immense.

— Croyez-vous ? dit l’évêque. Je n’ai pas grande foi dans la politique. J’ai bien peur de n’y rien comprendre.

Ernest était très délicat en pareille matière. Il ne réitéra pas sa suggestion, bien qu’il n’eût que trop conscience de la situation difficile où se débattait le Parti socialiste par suite du manque de fonds.

— Je vis dans des garnis à bon marché, — continua l’évêque, — mais j’ai peur, et je ne reste jamais longtemps au même endroit. J’ai aussi loué deux chambres dans des maisons ouvrières en différents quartiers de la ville. C’est une grosse extravagance, je le sais, mais elle est nécessaire. Je la compense partiellement en faisant ma cuisine moi-même, mais quelquefois je trouve à manger à bon compte dans des cafés populaires. Et j’ai fait une découverte : c’est que les « Tamales »[1] sont excellents quand l’air se refroidit le soir. Seulement ils coûtent cher : j’ai découvert une maison où l’on en donne trois pour dix sous : ils ne sont pas aussi bons qu’ailleurs, mais ça réchauffe.

Et voilà comment j’ai enfin trouvé ma tâche en ce monde, grâce à vous, jeune homme. Cette tâche est celle de mon divin Maître. — Il me regarda, et ses yeux brillèrent — Vous m’avez surpris en train de nourrir ses brebis, vous savez. Et naturellement vous me garderez le secret tous les deux.

Il disait cela d’un ton dégagé, mais on devinait une crainte réelle derrière ses paroles. Il promit de revenir nous voir.

Hélas ! dès la semaine suivante, les journaux nous informèrent du triste cas de l’évêque Morehouse, qui venait d’être interné à l’asile de Napa, bien que son état laissât encore quelque espoir. C’est en vain que nous cherchâmes à le voir, et à faire des démarches pour qu’il subît un nouvel examen ou que son cas fît l’objet d’une enquête. Nous ne pûmes rien apprendre de plus à son sujet, en dehors de déclarations réitérées qu’il ne fallait pas absolument désespérer de sa guérison.

— Le Christ avait ordonné au jeune homme riche de vendre tout ce qu’il possédait, — dit Ernest avec amertume. — L’évêque a obéi au commandement et — a été enfermé dans la maison des fous. Les temps sont changés depuis l’époque du Christ. Aujourd’hui, le riche qui donne tout au pauvre est un insensé. Il n’y a pas à discuter là-dessus. C’est le verdict de la société.


  1. Mets mexicain, dont il est souvent question dans la littérature de l’époque. On suppose qu’il était fortement épicé. La recette n’en est pas parvenue jusqu’à nous.