Le Testament de Jean Meslier/Édition 1864/Chapitre 40

La bibliothèque libre.
Le Testament
Texte établi par Rudolf Charles MeijerLibrairie étrangère (Tome 2p. 113-155).
◄  XXXIX.
XLI.  ►
XL.

Premièrement il est sûr et constant et même évident, que la Religion Chrétienne enseigne, que les vices, que les péchés et que les mauvaises actions des hommes, et même plusieurs de ceux, qui sembleroient ne devoir être que de légères fautes, comme par exemple celle qu’Adam et Ève, qui étoient les prémiers du genre humain, commirent dans le Paradis terrestre, en mangeant dans un jardin d’un fruit que Dieu leur avoit défendu de manger, offensent néanmoins très-grièvement Dieu, excitent sa colère et son indignation. C’est ce que toutes les prétendues StesÉcritures de nos Deichristicoles témoignent expressément ; c’est ce que nos Christicoles disent eux-mêmes dans tous leurs livres de piété, c’est ce qu’ils prêchent publiquement dans leurs temples, et ce qu’ils enseignent dans leurs écoles et dans toutes les instructions particulières et publiques, qu’ils font au temple. Leur St. Chrysostome[1] assure en général, que le péché est la chose du monde, qui déplait le plus aux yeux de Dieu. Leur grand St. Augustin[2] dit que ceux qui commettent le péché, offensent Jésus-Christ, régnant dans le ciel. Leur grand St. Paul[3] dit, que ceux qui commettent le péché, crucifient de nouveau Jésus-Christ dans leur âme. Et St. Augustin[4] dit, que ceux qui péchent, l’offensent plus grièvement, que les Juifs ne l’ont offensé, lorsqu’ils le crucifioient sur la terre. Le Concile de Trente }[5] apelle le péché une offense de Dieu et même une très griève offense. Tantam Dei offensionem ; c’est pourquoi nos Christicoles Romains chantent d’un ton lugubre, dans le commencement de leur carême, ces paroles-ci :

Nostris malis offendimus tuam Deus clementiam… comme aussi ces autres : Nostra te conscientia grave offendisse monstrat. Et ces autres : multum quidem peccavimus, sed parce confitentibus[6]. Ibis et tu ad populum tuum… quia offendisti me in deserto sin in contradictione multitudinis[7]. Ne offendas quia abominatio est Domini Dei tui[8]. Constat enim Deum nostrum sic peccatis offensum ut mandaverit per prophetas suos[9]. Et dans leur prétendu St. Livre de la Genèse[10] il est marqué, qu’au tems de Noé Dieu fut si grièvement offensé par les péchés des hommes, qu’il s’en sentit frapé de douleur, jusque dans le coeur, et dit pour ce sujèt, qu’il se repentoit d’avoir fait l’homme… Tactus dolore cordis intrinsecus… Suivant quoi tous les Théologiens… etc. Deus qui culpâ offenderis poenitentiâ placaris. Orat.

Tous les Théologiens Christicoles demeurent d’accord, que la griéveté du péché est si grande, que quand même tout ce qu’il y a d’hommes et tout ce qu’il y a d’anges dans le ciel seroient assemblés, pour déplorer l’injure qu’il fait à Dieu, et pour en faire toute la pénitence, qu’ils seroient capables de faire, jamais, suivant ce qu’ils disent, ils ne pouroient par leurs larmes, ni par leur pénitence, ni par toutes les meilleures actions, qu’ils pouroient faire, dignement satisfaire à la justice de Dieu, offensé par un seul péché mortel. De sorte, suivant leur dire, que tout le sang des martyrs, par exemple, toute la pureté des vierges et tout le mérite des anges et des saints ne seroient pas suffisans par eux-mêmes, pour satisfaire dignement à la justice de Dieu offensé par le péché ; il falloit pour cela, disent nos Christicoles, les mérites infinis d’un Homme-Dieu, pour y satisfaire dignement, parceque, suivant ce qu’ils disent, l’injure que le péché fait à Dieu, étant en quelque manière infinie, il ne falloit pas moins que des mérites infinis pour y satisfaire dignement. Et comme tout le mérite des créatures, joint ensemble, n’est pas d’une valeur infinie, il s’en suit, disent-ils, que tout le mérite des créatures ensemble n’étoit pas suffisant, pour satisfaire dignement à la justice de Dieu, offensé par le péché mortel ; et c’est pour cela aussi, ajoutent-ils, que le fils de Dieu lui-même, voulant racheter les hommes, a bien voulu s’incarner lui-même et se faire homme comme nous, afin de satisfaire dignement à la justice de Dieu, son Père éternel, pour tous les péchés des hommes et par les mérites infinis de sa mort et passion.

L’offense ou l’injure, que le péché fait à Dieu, disent nos Christicoles, est si grande, qu’il n’est pas possible de la bien concevoir ; elle est, disent-ils, en un sens incompréhensible. Voici la raison qu’ils en allèguent : c’est, disent-ils, que pour bien comprendre ou connoitre la grandeur d’une offense, il faut connoitre la qualité de celui qui est offensé, et la qualité de celui qui offense, d’autant, disent-ils, que la grandeur se tire non seulement de la qualité ou de la nature de l’offense même, mais qu’elle se tire aussi de la grandeur, de l’excellence et de la dignité de la personne qui est offensée, comme aussi de l’indignité et de la bassesse de celui qui offense. C’est pourquoi, suivant leur raisonnement, pour bien comprendre l’excès de l’injure ou de l’offense, que le péché fait à Dieu, il faudroit pouvoir connoitre et mesurer, pour ainsi dire, la grandeur et la sainteté de Dieu même, parce que le péché tire sa griéveté de l’oposition, qu’il a avec sa grandeur et sa sainteté ; et comme il n’y a personne, qui puisse comprendre la grandeur et l’excellence de Dieu, puisqu’il est infini en toutes sortes de perfections, il est impossible aussi aux hommes de pouvoir bien connoitre la griéveté de l’offense et de l’injure, que le péché mortel fait à Dieu. Cette griéveté, ou cette énormité du péché mortel est si grande, suivant leur dire, que toutes les flames de l’enfer même ne sont pas capables de l’effacer. C’est pourquoi leur grand S. Augustin dit, et tous les Théologiens Christicoles après lui disent, qu’il vaudroit mieux laisser périr tout le monde, c’est-à-dire le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent, que de commettre volontairement un seul péché mortel. Pécher, dit ce grand Docteur, c’est déshonorer Dieu, et c’est, dit-il, ce que nulle personne ne doit jamais faire, quand toutes les créatures en devroient périr. Cette injure, qui se fait à Dieu par le péché, est si terrible, qu’elle, a fait dire à saint Anselme, que s’il voïoit d’un côté l’enfer ouvert, avec toutes ses flames et d’un autre côté un seul péché mortel à commettre, et qu’il lui fut de nécessité de choisir l’un ou l’autre, il aimeroit mieux, disoit-il, se jetter tout vif dans l’enfer, que de commettre volontairement un seul péché mortel.

Voici ce qu’ils disent des moindres péchés, qu’ils apellent des péchés véniels ; dès-là qu’ils disent, que le péché véniel est une offense et un mal de Dieu, il s’en suit que c’est un plus grand mal, que tous les maux des Créatures joints ensemble, que les saints aimeroient mieux perdre mille vies que de commettre un seul péché véniel de propos déliberé[11], qu’on ne pouroit pas en conscience dire le moindre mensonge, pour rendre à Dieu la plus grande gloire, et que toutes les créatures devroient s’estimer heureuses de sacrifier leur être, pour empêcher le plus petit péché véniel, plus qu’il est un mal incomparablement plus grand que tous les maux du monde et que ne seroit la désolation de tous les peuples, la ruine de toutes les créatures et la destruction de tout l’univers. Ne faut-il pas être fou, pour parler ainsi ?

Voilà cependant comme nos pieux et superstitieux Christicoles parlent de l’offense et de l’injure prétendue, que le péché fait à Dieu. Il y auroit bien des réflexions à faire sur cette belle doctrine, si on en vouloit faire distinctement voir tout le ridicule, mais passons. Voici comme ils parlent, ou comme ils font parler leur Dieu, dans sa colère et dans son indignation. Ces peuples, lui font-ils dire, m’ont provoqué à courroux, par leurs vices et par leurs méchancetés, mais je les provoquerai aussi moi à mon courroux, par mes châtimens : car le feu, qui s’est allumé dans ma colère, brûlera jusqu’au fond des plus bas lieux, il dévorera toute la terre, et brûlera les fondemens des montagnes ; j’emploïerai sur eux, lui font-ils dire, toutes sortes de maux et je décocherai sur eux toutes mes flèches, ils seront brûlés de famine et rongés d’ardeurs et de destructions amères…[12] J’envoïerai, lui font-ils dire, mes flêches de sang, et mon épée dévorera la chair de ceux qui auront été occis, je ferai vengeance sur ceux qui me haissent[13]. Ce même Dieu, parlant par la bouche de son Prophète Isaïe, de la punition, qu’il avoit faite de quelques peuples, disoit[14] : j’ai marché sur eux dans ma colère, et je les ai foulé dans ma fureur. Voici ce qu’il disoit par son Prophète Jérémie[15] : Les enfans d’Israël et de Juda ne cessoient point tous les jours de mal faire ; c’est pourquoi ils ont excité ma colère, ma fureur et mon indignation ;… mais après que je les aurai dispersé dans ma colère, dans ma fureur et dans mon indignation,… Et parlant par son Prophète Ezéchiel, voici ce qu’il disoit[16] : Parceque vous avez violé mes loix et que vous vous êtes abandonnés à toutes sortes de vices et de méchancetés, je ne vous épargnerai point, je n’aurai point compassion de vous, vous périrez par la peste, par la faim et par l’épée, mais quand j’aurai, dit-il, satisfait ma colère et mon indignation sur vous, pour lors ma colère s’apaisera, mon indignation prendra fin, et je vous consolerai. Je ferai de cruelles vengeances sur eux, dit-il, par ce même Prophète[17], je les reprendrai dans ma fureur et ils sauront que je suis leur Dieu, lorsque j’exercerai ma vengeance sur eux. Et plusieurs autres semblables manières de parler, que les susdits Prophètes attribuent à leur Dieu.

Voici aussi comme ils parloient eux-mêmes de la colère, de l’indignation et de la fureur de leur Dieu. Le peuple d’Israël aïant murmuré contre Moïse, de ce qu’il n’avoit point de la chair à manger, il est dit,[18] que Dieu entra dans une grande colère contr’eux et que, leur aïant envoïé des cailles en abondance, ils en mangèrent tout leur saoul ; mais, qu’incontinent après la fureur de Dieu s’étant allumée contr’eux, il les frapa d’une cruelle plaïe. Ils ont rejetté la loi de Dieu, disoit le Prophète Isaïe[19], ils ont méprisé sa parole ; c’est pourquoi, dit-il, la fureur de Dieu s’est allumée contre son peuple, il a étendu sa main sur lui, il l’a frapé, les montagnes en ont été ébranlées, et les cadavres des morts ont été jettés comme des charognes au milieu des ruës, et néanmoins sa colère, dit-il, n’a pas été apaisée pour cela, mais son bras est encore étendu pour fraper, il a brisé, dit Jérémie,[20] toute la force d’Israël dans la fureur de sa colère. Toute la terre s’est ébranlée dans la colère du Seigneur, disoit Isaïe[21]. Seigneur, disoit le Roi David,[22] ne me reprenez point dans votre colère, et ne me châtiez point dans votre fureur. Je mélois, disoit-il,[23] la cendre avec mon pain et mes larmes avec ma boisson, dans la crainte que j’avois de votre colère et de votre indignation. Le Seigneur, disoit-il encore, se moquera des pécheurs, il leur parlera dans sa colère et il les perdra dans sa fureur. Enfin il est expressément marqué dans leur livre de la création du monde, que Dieu maudit la terre à cause du péché, que le prémier homme commit en mangeant du fruit, qu’il lui avoit défendu de manger ; il est expressément marqué, qu’il fut chassé du Paradis terrestre pour cette seule faute, et que pour ce seul sujet lui, et tous ses descendans, furent condamnés à la mort et à toutes les misères de cette vie ; et non seulement à toutes les misères de cette vie, mais aussi, comme disent nos Christicoles, à la damnation éternelle ; de sorte que tous les hommes, qui sont venus depuis, ou qui viendront ci-après, jusqu’à la fin des siècles, ne sont et ne seront dès leur naissance, comme dit leur S. Paul,[24] que des enfans de colère, dignes de punition éternelle. Eramus enim naturae filii irae[25] Venit enim ira Dei in filios diffidentiae.

Tous ces témoignages et quantité d’autres semblables, que l’on pouroit alléguer, montrent évidemment que la Religion Chrétienne croit et enseigne, que les vices et que les péchés des hommes, et mêmes ceux qui ne sembleroient être que des fautes légères, offensent très-griévement Dieu, et qu’ils excitent sa colère, son indignation et sa fureur. Or c’est une erreur de croire et de penser, qu’un être tout-puissant et infiniment parfait, tel que seroit un Dieu, puisse être véritablement offensé par aucun vice, ni par aucune méchanceté des hommes, et pareillement c’est une erreur de croire et de penser, qu’un être immuable, infiniment parfait et infiniment sage, tel que seroit un Dieu, puisse véritablement être ému de colère, de fureur et d’indignation, ni même d’aucune autre passion.

C’est ce que je prouve évidemment par cet argument-ci. Un être qui seroit infinement au-dessus de toute offense et de toute injure, ne peut être véritablement offensé par aucune chose, ni recevoir véritablement aucune injure, de qui, ni de quoi que ce soit. Or un être qui seroit tout-puissant et infiniment parfait, seroit, par sa nature, infiniment au-dessus de toute offense et de toute injure, non seulement parce qu’il éloigneroit et qu’il empêcheroit, par sa toute-puissance, tout ce qui sembleroit être capable de lui nuire, ou de lui faire aucune injure ou déplaisir, mais aussi parce qu’il seroit, par sa nature-même invulnérable, inaltérable et impassible et étant, par sa nature-même, invulnérable, inaltérable et impassible, il s’en suit évidemment, qu’il séroit entiérement au-dessus de toute offense, et de toute injure, et par conséquent, qu’il ne pouroit être aucunement offensé par les vices, ni par les méchancetés des hommes, aussi bien loin, que cette prétendue infinie grandeur et majesté de Dieu soit une raison pour dire, que les vices et les péchés des hommes offensent d’autant plus griévement, qu’il est plus élevé que les hommes en grandeur et toutes perfections ; ce seroit plutôt, au contraire, une raison de dire, qu’ils ne l’offenseroient nullement, et qu’ils ne seroient pas même capables de pouvoir l’offenser en aucune manière, puisqu’il seroit infiniment au-dessus de tout ce que les hommes pouroient faire pour l’offenser ; quand tous les hommes, par exemple, lanceroient toutes leurs flêches et qu’ils tireroient tous leurs mousquêts et leurs gros canons contre le soleil et contre la lune, pouroient-ils y faire quelques brèches, ou y donner la moindre atteinte ? Point du tout ! Pourquoi ? c’est parcequ’ils sont trop élevés au-dessus des flêches, que les hommes pouroient lancer contr’eux, et qu’ils sont entiérement hors de la portée de leurs mousquêts et de toute leur artillerie. Pareillement quand ces mêmes hommes voudroient jetter de la boue contre le soleil ou la lune, pouroient ils y faire aucune tache ? Point du tout ! Pourquoi ? C’est parcequ’ils sont trop élevés au-dessus de tout ce que les hommes pouroient faire, pour eux ou contr’eux. À plus forte raison, Dieu étant infiniment au-dessus de tout ce que les hommes pouroient faire pour lui, ou contre lui, tout le bien, ni tout le mal qu’ils sauroient faire, n’est pas capable de faire aucun bien, ni aucun mal à Dieu, et par conséquent, tous leurs vices, tous leurs péchés et toutes leurs méchancetés ne sont pas capables de l’offenser en aucune manière. C’est ce que nos Christicoles eux-mêmes sont enfin obligés de reconnoitre, suivant ce qui est marqué dans leurs prétendus St. livres, notamment dans celui de Job[26], où il est dit : Quoi ! L’homme peut-il être comparé à Dieu ? Si l’homme est juste, Dieu en vaudra-t’-il mieux ? Et si sa vie est sans tache, quel bien cela lui fera-t-’il ? Et ailleurs, regardez le ciel, dit-il, contemplez les astres, qui sont au dessus de vous : si vous péchez, quel mal ferez-vous à Dieu ? Et si vous multipliez vos crimes et vos iniquités, quel tort lui ferez-vous ? Pareillement, dit-il, si vous êtes juste, quel bien ferez-vous à Dieu ? Quel profit lui en reviendra-t-’il ? Point du tout, c’est à l’homme même que nuit son iniquité, et à lui-même que sa vertu est utile et avantageuse, et non pas à Dieu.

À l’égard de l’exemple, que l’on pouroit alléguer, d’une injure ou d’une offense, qu’une personne de basse qualité commettroit à l’égard d’un Roi, ou à l’égard d’une personne de haute qualité, laquelle injure seroit, dit-on, beaucoup plus griève et plus criminelle, que si cette même personne commettoit une pareille offense à l’égard de son semblable : on en convient ; mais cet exemple ne prouve pas que ce seroit de même à l’égard d’un Dieu, parcequ’un Roi, ni aucune autre personne de quelque qualité que ce puisse être, n’est entièrement au-dessus des rigoureuses atteintes des injures et des offenses, que les personnes de la plus basse qualité pouroient leur faire, bien loin de cela, étant d’une complexion plus délicate que les autres, ils en ressentiroient eux-mêmes plus vivement la rigueur des atteintes ; c’est pourquoi aussi ils s’en tiendroient beaucoup plus offensés, que ne feroient d’autres, qui seroient de moindre qualité. Mais ce ne seroit point le même d’un Dieu, qui seroit infiniment parfait, parcequ’étant par sa nature même invulnérable, comme j’ai dit, inaltérable et impassible, il seroit infiniment au-dessus de toutes les atteintes des injures et des offenses, rien de tout ce que les hommes pouroient faire ne seroit capable de l’offenser. En effèt, si les vices et les méchancetés des hommes étoient capables d’offenser tant soit peu la divine nature, j’entends d’une offense réelle et véritable, car c’est ainsi qu’il faut l’entendre, s’ils étoient, dis-je, capables de l’offenser tant soit peu, on pouroit dire que Dieu seroit lui-même le plus offensé, le plus maltraité, le plus outragé et le plus tourmenté et par conséquent, qu’il seroit aussi le plus malheureux et le plus misérable de tous. Car, être tous les jours en bute aux injures et offenses qu’une infinité d’hommes lui feroient tous les jours, si chaque vice et chaque péché, qui se commettent, lui faisoient seulement autant de peine, qu’une mouche ou qu’une puce seroit capable d’en faire à un homme, ce seroit assez pour le rendre le plus tourmenté et le plus malheureux du monde. Imaginez-vous quelle peine et quel tourment ce seroit pour un homme, s’il étoit continuellement et à tous momens piqué ou mordu d’un million de mouches ou de puces, qui seroient incessamment à l’entour de lui, à le mordre, ce lui seroit certainement un tourment plus fâcheux et plus insuportable, que la plus douloureuse maladie, ne lui en pouroit faire ; la mort même lui seroit plus suportable et moins fâcheux qu’un tel suplice.

Voilà cependant en quelque façon l’image de l’état, où, selon nos Christicoles, leur Dieu seroit réduit, si les vices et les péchés des hommes étoient capables de l’offenser tant soit peu ; car, quoique chaque vice ou que chaque péché ne l’offenseroit pas beaucoup, cependant le grand nombre et la multitude presqu’infinie de vices et de crimes et de péchés, qui se commettent tous les jours et à tous momens dans le monde, le rendroient le plus malheureux et le plus misérable de tous les êtres. Or ne seroit-il pas ridicule et absurde de dire, qu’un Dieu, qui seroit l’Être tout-puissant, l’Être infiniment parfait, et qui par conséquent devroit aussi être le plus heureux, le plus tranquile et le plus content, séroit néanmoins, pour les vices et pour les péchés des hommes, le plus malheureux et le plus misérable de tous. Cela seroit entièrement ridicule et absurde ; donc il est ridicule et absurde de dire, qu’un Dieu seroit véritablement offensé par les vices et par les péchés des hommes, et il est ridicule et absurde d’exagérer, comme font nos Christicoles, la griéveté et l’énormité des vices et des péchés des hommes, par raport à cette prétendue offense, qu’ils font à Dieu, puisque cette offense n’est point réelle, ni véritable, et qu’elle n’est qu’imaginaire et tout au plus métaphorique, et ainsi il est ridicule de dire, comme ils font, qu’un seul péché véniel est un plus grand mal, que tous les maux des créatures jointes ensemble ; il est ridicule de dire, comme ils font, qu’il vaudroit mieux perdre mille vies, laisser même périr toutes les créatures, que de commettre volontairement un seul péché véniel. Et enfin il est ridicule de dire, comme quelques-uns d’entr’eux disent, qu’ils aimeroient mieux entrer tout vifs dans les flames de l’enfer, que de commettre volontairement un seul péché véniel, car c’est comme s’ils disoient, qu’ils aimeroient mieux souffrir tous les tourmens de l’Enfer, que de dire seulement un mensonge officieux, ou qu’une seule parole vaine ou frivole seroit un plus grand mal que tous les maux du monde joins ensemble ; et qu’il vaudroit mieux laisser périr tout le monde, que de dire seulement un mensonge officieux, ou une seule parole vaine et frivole. Quelle folië, de dire telle chose. Et si cela étoit ainsi, ils devroient donc dire aussi, que Dieu auroit bien mieux fait de ne faire jamais aucune créature, que d’avoir permis, comme il a fait, qu’il se commit jamais aucun péché véniel, ou qu’il se dise jamais aucun mensonge officieux, ou qu’il se dise jamais aucune parole vaine et frivole. Jugez s’il ne seroit pas entièrement ridicule de dire telle chose ; il est donc aussi tout-à-fait ridicule de dire, que les vices ou les péchés des hommes offenseroient griévement et mortellement Dieu, comme disent nos Christicoles.

Ajoutez à cela, qu’être offensé, ou pouvoir être offensé, est un témoignage assuré de foiblesse et d’imbécillité, qui ne se peut nullement trouver dans un être, qui seroit infiniment parfait, et par conséquent, qui ne se peut trouver en Dieu.

Et pour la même raison c’est une erreur de croire, qu’il se fâcheroit et qu’il se mettroit en colère, ou qu’il entreroit en fureur et en indignation contre les hommes, à cause de leurs vices et de leurs péchés, c’est dis-je, une erreur de dire et de penser cela, non seulement parceque cela seroit indigne de la sagesse d’un être infiniment parfait, tel que seroit un Dieu, comme on le supose, mais aussi, parcequ’étant immuable et inaltérable par sa nature même, comme on le supose aussi, il ne pouroit être sujet à aucune de ces passions-là. Et la raison de cela est, que les passions sont des émotions extraordinaires de l’âme, qui changent et qui altèrent la disposition naturelle et ordinaire de l’âme, et ainsi Dieu étant, comme on le supose, immuable de sa nature et inaltérable, il est évident qu’il ne pouroit être ému par aucunes de ces passions-là. C’est ce que nos Christicoles eux-mêmes sont encore obligés de reconnoitre, témoins ce que disent les principaux d’entr’eux. Dieu, dit St. Ambroise, ne peut penser de même que les hommes, comme si ses pensées et ses volontés lui venoient les unes après les autres ; il ne se fâche pas de même que les hommes, comme s’il étoit sujèt à quelque changement. On dit néanmoins, ajoute-t’-il, qu’il se fâche et qu’il se courrouce ; mais c’est seulement, dit-il, pour marquer la griéveté et la malice de nos péchés, qui est telle, dit-il, qu’il semble qu’elle provoqueroit Dieu lui-même à la colère, quoiqu’il ne puisse naturellement être ému de colère, ni de haine, ni d’aucune autre passion. » Neque enim Deus, dit-il, cogitat sicut hominus ut aliqua ei nova succedat sententia, neque irascitur quasi mutabilis, sed ideo haec leguntur ut exprimatur peccatorum nostrorum acerbitas, quae divinam meruerit offensam tanquam eo usque increverit culpa ut etiam Deus qui naturaliter non movetur irâ aut odio, aut passione ullâ provocatus videatur ad iracundiam. »

Et St. Augustin, parlant à Dieu, lui disoit : Vous êtes jaloux de votre glorie, mais vous ne craignez rien ; vous vous répentez, mais c’est sans douleur, sans chagrin et sans regrèt ; vous vous fâchez, mais vous êtes toujours tranquile[27] » Zelus et securus es, poenitet te et non doles, irasceris et tranquillus es. » Voici ce qu’il dit encore ailleurs, parlant à son Dieu : Mon Seigneur, dit-il, vous m’avez déjà dit d’une voix forte à l’oreille intérieure de mon coeur, que vous êtes éternel, parceque jamais vous ne changez, ni par l’impression d’une nouvelle forme, ni par la vicissitude d’aucun mouvement. Votre volonté pareillement, n’est pas sujète à l’inconstance du tems, d’autant qu’une volonté, qui varie dans ses résolutions, de quelque façon que ce soit, ne peut être immortelle dans sa durée[28]. Je vois clairement, dit-il, cette vérité en votre présence… etc. Ces mêmes lumières, que vous m’avez communiquées, ajoute-t’-il ; me montrent que la désobéissance d’aucune de vos créatures ne nuit à votre personne, ni ne trouble l’ordre de votre empire, soit dans le ciel, soit sur la terre. Et ailleurs il dit encore, que Dieu et les Anges punissent sans se mettre en colère et qu’ils font miséricorde sans être touchés de compassion : » Sine irâ puniunt et sine misericordia compassione subveniunt. Et enfin il dit encore, dans un autre endroit, que Dieu ne varie point dans ses pensées, ni dans ses volontés, par le changement des tems, comme font les hommes ; il dit que Dieu ne pensoit pas autrement, avant qu’il créât le monde, qu’il ne pense présentement, après l’avoir créé, et qu’il ne pensera pas autrement, après que le monde aura pris fin, parceque, dit-il, la volonté de Dieu demeure éternellement : » Non est, dit-il, in Deo cogitatio, quae temporis volubilitate varietur, neque enim, sicut hommes, aliter cogitavit, priusquam mundum faceret, aliter cogitat postquam fecit mundum, aut aliter cogitaturus est postquam rnundi hujus figura transiverit, quia consilium Domini. dit-il, manet in aeternum. Fulgence dit la même chose etc. Et notre Apôtre S. Jacques dit formellement, que tout bienfait excellent et que tout don parfait vient de Dieu, qui n’est, dit-il, sujèt à aucun changement, ni à aucune ombre de révolution : apud quem non est transmutatio, nec vicissitudinis obumbratio[29]. Par où il est clair et évident, que nos Christicoles eux-mêmes sont obligés de reconnoitre, qu’un Être infiniment parfait, tel que seroit leur Dieu,[30] ne peut être sujèt à aucune passion, et par conséquent, que c’est une erreur de dire et de penser, et à plus forte raison d’enseigner tous les jours, comme font nos Christicoles, que les vices et les péchés des hommes excitent la colère, la fureur et l’indignation de Dieu. Il est ridicule et absurde de dire, qu’un Être, qui seroit par sa nature même immuable et inaltérable, puisse être aucunement sujèt aux mouvemens de ces sortes de passions-là.

Les Philosophes et particulièrement les Stoïciens estiment, qu’il est indigne d’une personne sage de se laisser aller aux mouvemens d’aucune passion, ainsi à plus forte raison jugeroient-ils, qu’il seroit indigne d’un Être infiniment parfait de s’y laisser aller. Et ce qui fait voir encore, que les vices et les péchés des hommes n’offensent nullement Dieu, et qu’ils ne lui font aucun tort, aucun mal, ni aucun déplaisir et que même ils n’excitent aucunement sa colère ni son indignation, c’est qu’il ne les empêche en aucune manière : car s’ils l’offensoient véritablement et s’ils excitoient véritablement sa colère et son indignation, comme disent nos Christicoles, il ne manqueroit pas de les empêcher, ou du moins, s’il ne les empêchoit point, ce ne seroit point faute de puissance. — Et ainsi ne les empêchant point, ce seroit qu’il ne voudroit pas les empêcher et en ce cas il iroit non seulement contre la nature de la bonté et de la sagesse, qui tendent toujours d’elles-mêmes, autant qu’elles peuvent, à procurer le bien et empêcher le mal. Mais il se rendroit en cela même digne de risée et de moquerie : car ce seroit folie en lui de vouloir se laisser incessamment offenser et outrager par toutes sortes de vices et de péchés, et ce seroit folie en lui, de vouloir s’en fâcher et se mettre en colère et en fureur, pour des maux que l’on pouroit empêcher, et qu’il ne voudroit pas empêcher. Mais, diront nos Christicoles, c’est que Dieu ne veut point ôter aux hommes la liberté de faire ce qu’ils veulent, et en leur laissant la liberté de faire ce qu’ils veulent, ils abusent volontairement du pouvoir qu’il leur donne, en faisant le mal, en quoi ils l’offensent grièvement. Mais on peut aussi leur dire, que Dieu étant tout-puissant et infiniment sage, comme ils le suposent, il pouroit, sans ôter la liberté aux hommes, conduire et diriger si bien leur coeur et leur esprit, leurs pensées et leurs désirs, leurs inclinations et leurs volontés, qu’ils ne voudroient jamais faire aucun mal, ni aucun péché ; et ainsi qu’il pouroit facilement empêcher toutes sortes de vices et de péchés, sans blesser la liberté, ni le franc arbitre des hommes, et par conséquent c’est une vaine raison, de dire qu’il ne voudroit pas empêcher les vices et les méchancetés des hommes, sous prétexte qu’il voudroit leur laisser la liberté de faire ce qu’il leur plait.

Bien plus, comme nos Christicoles soutiennent et enseignent, que leur Dieu est lui-même le prémier principe et le prémier moteur de tout ce qui se meut et de tout ce qui se fait dans le monde, et que rien ne se fait sans lui et sans sa prémotion et coopération, il s’en suivroit de-là qu’il seroit le prémier principe, le prémier moteur et le prémier tuteur de tout ce qui se feroit de bien et de mal dans les hommes et dans toutes les créatures, et par conséquent, s’il se fâchoit et se mettoit en colère contre les vices et les déréglemens des hommes, ce seroit contre ce qu’il feroit lui-même en eux, qu’il se fâcheroit et qu’il se mettroit en colère et ce seroit lui-même qui s’offenseroit par les vices et par les péchés des hommes, comme un homme, par exemple, qui voudroit se poignarder lui-même par la main de quelqu’autre que lui, ce qu’il seroit ridicule de dire et de penser d’un Dieu, c’est-à-dire d’un Être, qui seroit infiniment parfait, infiniment bon et infiniment sage. Car il n’apartient qu’à des fous, de s’offenser volontairement eux-mêmes et de se fâcher et de se mettre en colère contre ce qu’ils veulent bien faire eux-mêmes. Ce qui fait bien manifestement voir que nos Christicoles sont dans l’erreur, lorsqu’ils disent que les vices et les péchés des hommes offensent grièvement et mortellement leur Dieu, et que pour ce sujèt ils excitent sa colère et son indignation.

Nos Christicoles, voïant bien eux-mêmes, que leur manière de parler touchant la prétendue offense et touchant la prétendue colère et indignation de leur Dieu[31] et que cela ne peut subsister dans le véritable sens des paroles, dont ils expriment leurs pensées, ils ont été contraints de leur donner un sens métaphorique et figuré. C’est pourquoi aussi ils disent, que ces termes d’offense et d’injure, d’ire et de colère, de fureur et d’indignation et autres semblables ne se doivent point entendre strictement au sens de la lettre, mais qu’ils doivent seulement s’entendre métaphoriquement des effets extérieurs, que ces passions là ont coûtume de produire dans les hommes, qui sont véritablement offensés, qui sont véritablement émus de colère et d’indignation. Et d’autant que c’est l’ordinaire des hommes qui se sentent offensés, de se mettre en colère, en fureur et en indignation contre ceux qui les offensent, ou qui font contre leurs volontés et contre leurs commandemens, et que dans leur colère ils usent de vengeance et de sévérité, en punissant et maltraitant violemment et rigoureusement ceux qui les offensent ou qui font contre leur volonté et contre leur commandement, de même aussi, disent nos Christicoles, Dieu, punissant souvent et sévérement les hommes, qui s’abandonnent aux vices et aux péchés, et qui violent et méprisent sa loi et ses commandemens et les punit même avec autant de rigueur et de sévérité, que s’ils l’offensoient grièvement et que s’il s’en fâchoit et s’en mettoit véritablement en colère ; c’est pour cela, disent-ils, que par manière de parler on dit, que les vices et les péchés des hommes offensent Dieu et qu’ils excitent sa colère et son indignation. De sorte que, suivant leur véritable sentiment, quand ils disent que les vices et que les péchés des hommes offensent griévement et mortellement leur Dieu, et qu’ils disent qu’ils excitent sa colère, sa fureur et son indignation, toutes ces expressions-là ne signifient rien autre chose, si non que Dieu châtie et punit rigoureusement les vices et les péchés des hommes, et ils trouvent à propos de se servir de ces sortes d’expressions, afin de s’accommoder, comme ils disent, à la manière ordinaire de parler des hommes et en même tems afin d’inspirer de la crainte et de la terreur aux hommes pécheurs, afin d’humilier les superbes, afin d’exciter les négligens à la vertu, afin d’exciter les esprits curieux et afin d’entretenir l’esprit de piété dans les justes.

Mais si c’est seulement là ce qu’ils entendent par leurs susdites manières de parler et si c’est seulement-là leur intention, il est donc vrai, comme j’ai dit, que les péchés des hommes n’offensent nullement Dieu et qu’ils n’excitent nullement sa colère et son indignation, et par conséquent nos Christicoles sont dans l’erreur et ils ont tort d’exagérer vainement, comme ils font, la griéveté et l’énormité des péchés par raport à cette prétendue offense de Dieu, puisqu’elle n’est, selon eux, qu’une offense métaphorique et une offense imaginaire. D’ailleurs c’est abuser des termes que d’apeller, comme ils font, injure et offense de Dieu, ce qui n’est ni injure, ni offense de Dieu ; et c’est abuser des termes que d’apeller, comme ils font, ire et colère, fureur et indignation, ce qui n’est ni ire, ni colère, ni fureur ni indignation. On n’apelleroit point colère, ni fureur le prononcé, ni même l’exécution de la sentence d’un juge, qui ordonneroit de punir sévèrement des criminels. Pourquoi donc apeller ire, et colère, et fureur, et indignation, le juste châtiment qu’un Dieu infiniment sage feroit des méchancetés des hommes, puisqu’il les châtieroit sans colère et sans indignation.

Mais si, suivant cette explication de la manière de parler de nos Christicoles, les vices et les péchés des hommes ne sont que métaphoriquement et improprement apellés des injures ou des offenses de Dieu, que parcequ’il les punit, il s’en suivra de-là, que s’il ne les punissoit point, ils ne seroient pas seulement, même métaphoriquement et improprement, des injures ni des offenses de Dieu, et ils ne seroient métaphoriquement et improprement des injures et des offenses de Dieu, que lorsqu’il les puniroit ; de sorte que s’il ne les punissoit jamais, et qu’il ne les eut jamais puni, jamais aussi ils n’auroient été et ne seroient jamais non plus métaphoriquement, ni improprement des offenses de Dieu, et ainsi par exemple, si Dieu n’eut jamais puni le péché et la désobéissance d’Adam, que nos Christicoles disent être la seule cause du malheur et de la réprobation des hommes, jamais il n’auroit été, ni même dû être apellé une offense de Dieu. Je ne sai si nos Christicoles pouroient bien accorder ceci, avec ce qu’ils disent de la griéveté et de l’énormité de ce péché, par raport à cette prétendue offense de Dieu.

Ils sont pareillement dans l’erreur par raport à la punition temporelle et éternelle, qu’ils disent que Dieu fait des crimes et des péchés des hommes ; 1o. ils y sont par raport aux peines temporelles, que les hommes souffrent dans cette vie : car on ne peut pas certainement dire, ni même penser avec aucune aparence de vérité, que les peines et les maux de cette vie soient des châtimens, que Dieu leur envoie en punition de leurs péchés, et la raison évidente et convaincante de cela est, que si ces peines et ces maux étoient véritablement des châtimens de Dieu, elles seroient, ces peines, et ils seroient, ces maux, toujours proportionnés à la griéveté de leurs crimes et de leurs péchés, et jamais les innocens, ni les justes ne porteroient la même punition que les coupables, parce qu’un Dieu étant infiniment bon et infiniment juste, comme on le supose, il n’est pas à croire qu’il voudroit punir rigoureusement et également les innocens, comme les coupables. Il n’est pas à croire qu’il voudroit punir rigoureusement de légères fautes dans les uns, et de ne punir que légèrement des crimes abominables dans les autres ; il n’est pas à croire qu’il voudroit laisser des crimes abominables impunis, ni qu’il voudroit faire souffrir aux innocens la peine, que les méchans et les coupables auroient méritée. Or on voit manifestement tous les jours, dans le monde, mille et mille crimes et méchancetés abominables, qui demeurent impunis ; on voit tous les jours manifestement dans le monde que les innocens et les justes portent la même peine que les coupables et que les justes et les innocens gémissent dans les souffrances et dans les afflictions et qu’ils y périssent souvent misérablement, pendant que de méchans et de détestables impies vivent dans la joie et dans la prospérité, et qu’ils triomphent dans leurs iniquités.

Et suivant ce que nos Christicoles eux-mêmes disent, par exemple, de la punition du prémier péché d’Adam et d’Eve, de la punition des Bethsamites, qui regardèrent l’Arche, et de la punition du dénombrement, que le Roi David fit faire de son peuple et de plusieurs autres semblables exemples suivant, dis-je, ce que nos Christicoles en disent, Dieu puniroit rigoureusement des fautes légères dans quelques-uns, pendant qu’il ne puniroit point ou qu’il ne puniroit que légèrement de très grands crimes dans les autres. Car 1o. pour ce qui est du prétendu péché d’Adam, qu’il auroit commis, en mangeant dans un jardin d’unfruit qui lui auroit été défendu, ce ne pouvoit être-là qu’une très-légère faute, en comparaison, par exemple, du péché que commit ensuite Caïn, en tuant méchamment son frère Abel. Cependant, suivant le dire de nos Christicoles, Dieu auroit très-rigoureusement puni le péché d’Adam, qui n’étoit qu’une légère faute, et il n’auroit point, ou au moins il n’auroit que très-légèrement puni le péché de Caïn, qui étoit un crime détestable. À l’égard des Bethsamites[32], quel péché ou quel mal pouroient-ils avoir fait, en regardant seulement une Arche ou un coffre, qui étoit sur un char, que des vaches trainoient à l’aventure parmi des champs ? Cependant cette prétendue faute, qui n’auroit pas même l’aparence de péché, auroit été très-rigoureusement punie sur ces pauvres Bethsamites, pendant qu’une infinité de très-méchans crimes auroient demeurés impunis. Ce n’étoit pas un crime dans Oza, de toucher cette arche pour une bonne intention, pour l’empêcher de tomber, dans le danger où il la voïoit de tomber, il semble même que ç’auroit été en lui une action louable, plutôt qu’une action blâmable de l’empêcher de tomber. Cependant, suivant le dire de nos Christicoles, cette action auroit été bien plus rigoureusement punie, que les sacriléges des impies. Et à l’égard du dénombrement, que le Roi David fit faire de son peuple, ce ne pouvoit être qu’une très-légère faute, si faute étoit, ce n’étoit qu’une petite vaine gloire au plus, et vaine gloire qui ne nuisoit à personne ; cette faute n’étoit pas comparable à celle que ce même Roi commit, en faisant tuer Uriel pour avoir sa femme, cependant, suivant le dire de nos Christicoles, Dieu auroit bien plus sévèrement puni la première faute, qui n’étoit rien, qu’il n’auroit puni cette seconde, qui étoit un très-grand crime.

Ces exemples et plusieurs autres semblables que l’on pourroit alléguer, et tous ceux que l’on voit même encore tous les jours dans le monde des malheurs et des accidens fâcheux, qui arrivent aux gens de bien, et qui n’arrivent pas à une infinité de méchans, qui mériteraient d’être sévèrement punis, font manifestement voir que Dieu puniroit souvent très-sévérement des fautes légères dans les uns, pendant qu’il ne puniroit point, ou qu’il ne puniroit que très-légèrement de grands crimes dans les autres, et qu’il puniroit même souvent également les bons comme les méchans, et les innocens comme les coupables, et les justes comme les injustes ; ce qui étant manifestement contraire à la souveraine bonté, à la souveraine sagesse et à la souveraine justice d’un être qui seroit infiniment parfait, il n’y a nulle aparence que les peines et les maux temporels de cette vie soient véritablement des punitions de Dieu. Ce ne sont que des effets naturels de la constitution des choses, qui sont corruptibles et mortelles. D’ailleurs seroit-il croïable qu’un Dieu, qui seroit infiniment bon et infiniment sage, et qui auroit créé les hommes pour les combler de biens et de faveurs et pour les rendre perpétuellement heureux et contens dans un Paradis terrestre, auroit voulu, incontinent après les avoir créés ainsi, les exclure entièrement de sa grâce et de son amitié et les réduire tous dans cette malheureuse nécessité, de souffrir toutes les peines et toutes les misères de cette vie, et cela pour la faute d’un seul homme, et même pour une faute aussi légère, que seroit celle d’avoir indiscrètement mangé dans un jardin, d’un fruit qui lui aurait été défendu ? Cela n’est pas croïable ! Quoi ! un Dieu infiniment bon, infiniment sage, auroit voulu faire dépendre tout le bonheur ou tout le malheur temporel et éternel de tous les hommes, d’une vaine et légère obéissance, ou désobéissance d’un seul homme foible et fragile, dont il aurait connu la foiblesse et la fragilité et qu’il auroit même bien prévu devoir tomber dans cette désobéissance ? Cela n’est pas croïable. Quoi ! pour une telle faute et pour une telle désobéissance, qui n’étoit qu’une bagatelle, qui n’étoit de nulle conséquence en elle-même, qui ne faisoit aucun tort, ni aucun préjudice à Dieu, ni à personne, et qui auroit même été commise sans aucun mauvais dessein, et qui présentement ne mériteroit seulement pas un coup d’étrivières, un Dieu, dis-je, infiniment bon, infiniment sage auroit voulu, pour une telle prétendue faute, perdre tout le genre humain, priver tous les hommes de la grâce, les condamner tous à la mort, et leur faire souffrir, en punition d’une telle faute, toutes les peines et toutes les misères de cette vie, et avec cela les condamner encore à une reprobation et à une malédiction éternelle, pour un tel sujet ? Cela n’est nullement croïable. C’est faire injure à la souveraine bonté et à la souveraine sagesse d’un Dieu, d’avoir seulement ces pensées-là.

Si un prince, par exemple, se mettoit en fantaisie de vouloir perdre tous les peuples d’une province, pour une légère désobéissance d’un de ses sujets favoris, ou si un père de famille, qui seroit riche et puissant, et qui auroit bon nombre d’enfans, se mettoit en tête de vouloir les chasser tous de la succession de ses biens et les rendre tous misérables et malheureux, tout le tems de leur vie, pour la désobéissance et même pour une légère désobéissance d’un seul de ses enfans, ne diroit-on pas de ce prince et de ce père que ce seroient des insensés et des fous ? On auroit raison de le dire, car en effèt, il faudroit avoir perdu tout-à-fait la raison et tomber dans un excès de brutalité et de fureur, pour en venir jusques-là. Comment est-ce donc, qu’un Dieu et qu’un être qui seroit infiniment bon et infiniment sage, auroit pû tomber dans une si furieuse et cruelle démence, que de vouloir perdre et rendre malheureux à tout jamais tous les hommes, qui sont ses enfans et ses peuples ? Comment, dis-je, auroit-il pû tomber dans une telle démence, que de vouloir les perdre tous et les rendre tous éternellement malheureux, par la faute d’un seul homme, qui n’auroit fait que manger indiscrètement d’une pomme, par exemple, ou d’une prune, qui lui auroit été défendue ? Cela, dis-je, n’est nullement croïable ; il est ridicule même d’en avoir la pensée : partant, c’est manifestement une erreur dans nos Christicoles de dire, comme ils font, que Dieu punisse les crimes et les péchés des hommes par les peines temporelles de cette vie, qui ne sont certainement, comme j’ai dit, que des suites naturelles de la constitution naturelle des choses.

Mais cette erreur paroit encore plus, en ce qu’ils disent que Dieu ne punit pas seulement les péchés des hommes par des peines temporelles de cette vie, mais les punit encore bien plus rigoureusement en l’autre vie, par des suplices éternelles de l’enfer, et par les plus effroïables châtimens que l’on puisse imaginer d’un enfer, qui est toujours, disent-ils, plein de feu et de flames et plein de toutes sortes d’horreurs et de malédictions ; car c’est vouloir pousser la vengeance de Dieu jusqu’à un tel excès de cruauté et de barbarie et d’inhumanité, qu’il n’y auroit point d’homme, parmi les plus cruels tyrans, qui ont jamais été, qui auroit voulu, ou qui auroit eu le coeur de vouloir la pousser si loin ; mais c’est aussi vouloir pousser à cet égard l’extravagance jusqu’au dernier point, où elle peut aller. Quoi ! tous les maux, toutes les miséres, et toutes les afflictions de cette vie ne suffiroient pas à un Dieu, pour venger sur les hommes le prétendu crime d’une légère désobéissance ? Ils ne suffiroient pas pour venger le prétendu crime d’avoir indiscrètement mangé quelque pomme ou quelque prune dans un jardin. Ils ne sufliroient pas non plus pour venger le crime, d’avoir seulement transgressé indiscrètement quelque loi du jeune ou de l’abstinence, commandée par l’Église ? Ils ne suffiroient pas pour venger le crime d’avoir fait quelqu’excès dans le boire ou dans le manger, dans un festin d’amis ? Ils ne suffiroient pas pour venger dans de jeunes hommes ou dans de jeunes filles ou femmes le crime d’un doux baiser ou d’un embrassement, ni même pour venger le crime d’y avoir seulement pensé, ou de s’être seulement regardés les uns les autres avec complaisance ? Mais il lui faudroit encore des châtimens éternels pour les punir, et même des châtimens les plus terribles et les plus effroïables, que l’on puisse imaginer : des feux et des flames éternelles, et tout ce que l’on peut imaginer de plus terrible ? Il lui faudroit, dis-je, ces sortes de châtimens, pour satisfaire sa vengeance, et pour avoir le plaisir de les tourmenter à tout jamais ? Cela passeroit tout excès de cruauté et d’inhumanité. Et vouloir soutenir telle chose, c’est vouloir, comme j’ai dit, pousser l’extravagance jusqu’au dernier point. Ne dites-vous pas, Mrs. les Christicoles, que Dieu est plein de bonté et de miséricorde ?[33] qu’il est un Père plein de miséricorde, et un Dieu de toutes consolations ? Pater misericordiarum et Deus tolius consolationis ? Ne dites vous pas qu’il aime à pardonner, qu’il est largiteur du pardon et amateur du salut des hommes, Deus veniae largitor, et humanae salutis amator ? Et ne dites-vous pas même que la multitude de ses miséricordes surpasse la malice de nos péchés, multae misericordiae ejus et prestabilis super malicia ? Vous dites tout cela. Comment donc pouvez-vous dire qu’il puniroit si sévèrement, si cruellement et si impitoïablement de si légères fautes ? Cela se contredit et se détruit entièrement de soi-même. Si flagellat occidat semel, disoit le bon Job[34] et non de poenis nocentum vel innocentum rideat.

Réprésentez-vous un peu l’effroïable malheur, où seroient plusieurs de ces malheureux réprouvés, qui n’auroient peut-être pour tout crime, que celui d’avoir eu la foiblesse de goûter seulement quelque doux plaisir naturel ; d’autres qui n’auroient peut-être que celui d’avoir eu un peu trop de complaisance pour des amis ; d’autres qui n’auroient peut-être pour tout crime que celui d’avoir eu la volonté ou le desir de se venger de quelque méchant ennemi qu’ils avoient ; d’autres qui n’auroient peut-être que celui d’avoir manqué quelques messes, ou de n’avoir pas observé quelques jeunes, ou de n’avoir pas cru assez fermement quelques articles de foi etc. Les voilà donc, ces pauvres malheureux, les voilà donc irrémissiblement condamnés à souffrir pour tout jamais les cruels et effroïables suplices de l’enfer et à brûler éternellement dans les flames, sans espérance d’avoir jamais aucune délivrance ! Que de douleurs ! que de cris ! que de gémissemens ! que de hurlemens effroïables, ces pauvres malheureux-là ne seroient-ils pas contrains de faire continuellement ! Un Dieu qui seroit, comme on le dit, infiniment doux, infiniment bon et infiniment miséricordieux, ne se laisseroit-il jamais fléchir, ou ne se lasseroit-il jamais de voir de si effroïables tourmens ? ni d’entendre les cris et les gémissemens pitoïables de ces pauvres malheureux ? Ne se laisseroit-il jamais toucher de compassion pour les moins coupables, non plus que pour ceux qui auroient été les plus médians ? Si un Dieu étoit capable de cela, et qu’il fit effectivement telle chose (ce qui est néanmoins tout à fait impossible et incroïable) j’oserois dire, qu’un tel Dieu mériteroit d’être haï, détesté et maudit, et même d’être maudit à tout jamais, puisqu’il seroit plus cruel que tous les plus cruels Tirans, qui ont jamais été, ou qui pouroient jamais être. Voyez si cela se peut dire d’un Dieu, c’est-à-dire d’un être, qui scroit infiniment parfait, infiniment bon et infiniment sage. Or, autant qu’il est moralement ridicule et absurde de dire, qu’un être infiniment bon, infiniment sage, mériteroit d’être haï, détesté et maudit, autant il est ridicule de dire, qu’un Dieu infiniment bon et infiniment sage voudroit punir éternellement dans des enfers, non seulement des péchés de malice et de méchanceté, mais aussi des péchés de foiblesse et d’infirmité, comme sont ceux, dont je viens de parler et tout autre semblable. Cela même est contraire à ce qui est expressément marqué dans un de leurs prétendus St. Prophètes, où ce Prophète, parlant des plus grands crimes qui s’étoient commis dans la ville de Jérusalem et de la punition rigoureuse, qu’il disoit que Dieu en avoit faite, voici ce qu’il en dit, et comme il faisoit parler son Dieu, en cette occasion, au peuple même de cette ville. Consolez-vous, consolez-vous mon peuple, dit votre Dieu, consolez-vous ; dites à Jérusalem que le tems de sa malice est accompli, que son iniquité lui est pardonnée et qu’elle a reçue de la main de Dieu le double des châtimens qu’elle méritoit pour tous ses péchés[35] : Consolamini, consolamini, popule meus, dicit Dominus vester, loquimini ad cor Jerusalem et advocate eam quoniam completa est malicia ejus, dimissa est iniquitas illius, suscepit de manu Domini duplicia pro omnibus peccatis suis. Si les châtimens temporels, dont ce Prophète dit que Dieu punit pour lors les plus grands et les plus énormes péchés, que les peuples de cette ville auroient pû avoir commis, furent, suivant son dire et suivant même le dire de son Dieu, sensés être doubles de ce qu’ils avoient mérité par leurs péchés, ou si, pour mieux dire, ils furent doublement punis de leurs péchés, par les châtimens temporels que Dieu en auroit fait pour tous, et que pour cette raison leurs péchés leur furent entièrement pardonnés, ce n’étoit pas pour vouloir encore impitoïablement les punir éternellement, par les suplices effroïables d’un Enfer, tel que nos Christicoles nous le dépeignent. Leurs prétendus saints et divins livres témoignent, que Dieu se repentit d’avoir si sévèrement punis les hommes de leurs méchancetés, lorsqu’il les fit tous périr par les eaux du déluge, qui auroit inondé toute la terre, au tems de Noé[36] ; ils disent que Dieu promit pour lors, qu’il ne maudiroit plus la terre, à cause des péchés des hommes, et qu’il ne leur envoïeroit plus de déluge, parce qu’ils sont naturellement enclins au mal. Il leur dit même qu’il mettroit son arc dans les nuées, pour marque assurée de son alliance avec les hommes et avec toute créature vivante, qu’il ne leur envoïeroit plus de déluge[37]. Et il auroit créé et formé un effroïable enfer pour les tourmenter et les faire cruellement et éternellement brûler dans des flames ? Cela se peut-il dire ? Cela se peut-il seulement penser d’un Être, qui seroit infiniment bon et infiniment sage ? Certainement non, cela ne se peut et ne se doit nullement dire, ni penser.

Notre prétendu Christ disoit d’un de ses disciples, qui devoit le trahir, qu’il lui auroit été avantageux et qu’il auroit mieux valu pour lui, qu’il n’eut jamais été né, etc. Mais si ce que je viens d’exposer de la doctrine de nos Christicoles étoit véritable, on pouroit bien certainement dire, qu’il auroit beaucoup mieux valu que Dieu n’eut jamais créé d’hommes, que de les avoir créés et de les avoir laissés, comme il auroit fait, dans une condition si faible et si fragile. Nos Christicoles ne sauroient nier cette conséquence : car, puisqu’ils disent eux-mêmes, et que c’est une maxime de leur morale, qu’il vaudroit mieux laisser périr toutes les créatures, que de commettre un seul péché véniel, que de dire un seul mensonge officieux, ou une seule parole oisive et frivole, qui seroient seulement des péchés véniels, suivant leur doctrine, il est évident, qu’il, vaudroit donc aussi beaucoup mieux, qu’il n’y eut jamais eu d’hommes, et qu’il n’y eut jamais eu aucun monde, que d’y en avoir eu et d’y en avoir encore tant de si méchans vices et tant de si détestables crimes ; il vaudroit beaucoup mieux qu’il n’y eut jamais eu d’hommes, que d’y en avoir pendant toute une éternité tant de si misérables et si malheureux reprouvés. En un mot, il vaudroit beaucoup mieux que Dieu n’eut jamais rien créé, que d’avoir permis ou laissé faire le moindre mal, c’est-à-dire le moindre péché, ou la moindre désobéissance à ses commandemens. Jugez si un Être infiniment parfait, infiniment bon et infiniment sage auroit jamais voulu, ou voudroit jamais faire, ou auroit jamais voulu permettre ce qu’il auroit mieux valu, qu’il n’eut jamais fait et qu’il n’eut jamais permis de faire. Il est ridicule et absurde de dire, qu’il auroit jamais voulu faire ou permettre, ce qu’il auroit mieux valu qu’il ne permit jamais, puisqu’il agiroit en cela même contre la nature de son infinie bonté et de son infinie sagesse. Tous ces raisonnemens-là font évidemment voir, que nos Christicoles sont encore dans l’erreur, en ce qu’ils disent, que Dieu punit les crimes et les péchés des hommes par des châtimens éternels.

Mais voïons encore une autre erreur de leur doctrine, toute contraire et opposée à celle que je viens de réfuter ; car après nous avoir représenté leur Dieu, comme un monstre terrible de colère, de fureur et d’indignation contre les hommes pécheurs, pour punir impitoïablement leurs moindres péchés mortels par les châtimens effroïables et éternels d’un enfer, et pour punir sévèrement pendant plusieurs années les moindres péchés véniels par les flames brûlantes d’un purgatoire, ils nous le répresentent comme un admirable prodige de bonté, de douceur, de clémence et de miséricorde, pour pardonner facilement les plus grands et les plus détestables crimes. Témoin ce qui est marqué dans presque tous les prétendus saints et sacrés livres, où la miséricorde de Dieu est exaltée par dessus toutes ses oeuvres[38], et particulièrement dans les livres des Prophètes, où il est dit que Dieu est doux et bénin, miséricordieux, patient, que ses miséricordes sont grandes, et que sa bonté surpasse la malice des pécheurs. Et ailleurs,[39] où il est dit que Dieu ne veut point la mort, c’est-à-dire la perte des pécheurs, mais qu’il désire qu’ils vivent et qu’ils se convertissent. Et ailleurs encore, où il est dit,[40] que quand les crimes des hommes pénitens seroient rouges comme l’écarlate, qu’il les rendra aussi blancs que la neige, et que quand leurs péchés seroient rouges comme vermillon, qu’il les blanchira comme la laine, voulant dire par cette manière de parler, que quand leurs péchés seroient très-grièfs et très-énormes, qu’il ne laissera pas que de leur faire grâce et miséricorde et qu’il les laveroit de toutes les ordures de leurs péchés.

C’est pourquoi aussi la Religion Chrétienne enseigne et oblige de croire, sous peine de damnation et de malédiction éternelle, que Dieu, aïant bien voulu, par un excès de sa bonté et de sa miséricorde, avoir pitié et compassion de la perte de tous les hommes, causée par le péché d’Adam, et que voulant les racheter de tous leurs péchés, il a eu tant de bonté pour eux, que de vouloir bien se faire homme lui-même et mourir honteusement sur une croix[41], pour satisfaire par sa mort à sa divine justice, qui avoit été offensée par les péchés des hommes, et par ce moïen les racheter de la damnation éternelle et leur procurer en même tems une vie éternellement bienheureuse dans le ciel. Si cela est, comme la Religion Chrétienne le dit, voilà certainement un témoignage assuré de la plus grande bonté et de la plus grande miséricorde, qu’il auroit pu faire à des pécheurs, qui l’auroient si grièvement offensé par leurs péchés. Mais il est facile de faire voir les absurdités de cette doctrine.

Car premièrement, comment accorder dans un même Dieu un si grand excès de bonté et un si grand excès d’amour pour les hommes, avec si peu de soin, qu’il auroit eu, de les conserver dans leur innocence, lorsqu’ils y étoient, et avec une si grande foiblesse et une si grande fragilité, que celle dans la quelle il les auroit volontairement laissé, pour tomber si facilement et si tôt, qu’ils ont fait, dans le péché ? Car n’auroit certainement tenu qu’à lui, de leur donner assez de force, assez de courage, assez de lumière, assez de sagesse et assez de vertu, pour résister aux tentations du péché et pour demeurer toujours fermes dans leur innocence, sans jamais tomber dans le péché ; et pour cela il n’auroit tenu et ne tenoit qu’à Dieu, de le vouloir ainsi, et en ce cas-là jamais les hommes n’auroient tombé dans le péché, et par conséquent, suivant la doctrine de nos Christicoles, il n’y auroit jamais eu aucun mal, ni par conséquent jamais aucune créature malheureuse, ce qui auroit été le plus grand bonheur du monde. Mais Dieu, suivant la même doctrine de nos Christicoles, ne l’aïant pas voulu ainsi, comment peuvent-ils accorder cela avec une si grande bonté et un si grand amour, que celui qu’ils disent qu’il a pour les hommes ? Cela ne se peut accorder. Comment encore accorder, dans un même Dieu, une si grande bonté et une si grande miséricorde envers les pécheurs et un si grand amour, avec une si grande rigueur et une si grande sévérité, avec laquelle il puniroit leurs moindres fautes ? Comment accorder, dans un même Dieu, une si grande bonté et un si grand amour pour les hommes pécheurs, avec une si grande colère, avec une si grande fureur et avec une si grande indignation, qu’il auroit pour ces pécheurs, et même avec une si cruelle vengeance, que celle qu’il exerceroit contr’eux ? Des extrémités si contraires et si oposées ne peuvent se trouver ensemble dans un même sujèt, puisqu’elles se détruisent nécessairement l’une l’autre. Il est donc ridicule et absurde de vouloir les attribuer à un même Dieu.

2o. Est-il croïable qu’un Dieu infiniment bon, et qui auroit tant de douceur et de bonté pour les hommes, auroit voulu reprouver, perdre et condamner tout le genre humain, non seulement à toutes les peines et à toutes les misères de cette vie, mais aussi à brûler éternellement dans les flames effroïables d’un enfer, pour une si légère faute, que celle qu’Adam auroit commise, en mangeant dans un jardin quelques fruits qui lui auroient été défendus ? Et pour une faute, qui ne méritoit pas un coup d’étrivière. Il est indigne d’avoir seulement une telle pensée d’un Dieu, qui seroit souverainement bon et souverainement sage.

3o. Si une telle faute devoit tellement irriter et offenser sa divine Majesté, que de vouloir pour un si petit sujèt réprouver, perdre et rendre malheureux tous les hommes, est-il croïable qu’un Dieu infiniment bon, infiniment sage et tout-puissant n’auroit pas voulu empêcher ou détourner cette faute, plutôt que de vouloir la laisser commettre, pour avoir des suites et des conséquences si funestes et si fâcheuses pour tout un monde ? Il auroit pû facilement par sa Sagesse, par sa Providence et par sa Toute-puissance empêcher cette prétendue faute, s’il avoit voulu, et sans même qu’il lui en eut coûté aucune peine, ni aucun travail ; et ne l’aïant point empêché, c’est donc qu’il n’auroit pas voulu l’empêcher ou qu’il n’y auroit pas pensé : ni l’un ni l’autre ne se peut dire d’un Dieu qui seroit tout-puissant, infiniment bon et infiniment sage ; car il seroit entiérement contre la nature d’une souveraine bonté et d’une souveraine sagesse de ne pas vouloir empêcher ou détourner la source et la cause d’un si grand mal, ou plutôt la source et la cause de tant de si grands et si détestables maux !

4o. Est-il croïable, qu’un Dieu infiniment bon, infiniment sage, auroit voulu s’offenser si griévement pour une si légère faute et même pour une faute, qu’il auroit bien voulu permettre et qu’il n’auroit pas voulu empêcher ? Est-il croïable, qu’après l’avoir voulu permettre et qu’après n’avoir pas voulu l’empêcher, il auroit voulu l’expier et la punir sur lui-même, ou sur la propre personne de son prétendu divin Fils éternel et consubstantiel avec lui, comme disent nos Christicoles ? Est-il croïable que ce prétendu divin Fils éternel et consubstantiel à son Père, auroit voulu se faire homme lui-même et souffrir une mort cruelle et honteuse, pour réparer une injure et une offense, qui n’étoit qu’imaginaire et métaphorique ? Je dis imaginaire et métaphorique, parceque tous les crimes et les péchés des hommes ne sont par raport à Dieu, comme j’ai dit, que des injures et des offenses imaginaires ? Est-il croïable, qu’un Dieu Père éternel auroit voulu livrer son propre Fils entre les mains des hommes mêmes, pour le faire honteusement[42] et cruellement mourir, comme un malfaiteur, avec des voleurs, afin de réparer et d’effacer par sa mort l’injure et l’offense, qui lui auroit été faite par un homme, qui auroit seulement mangé une pomme ou une prune contre son commandement ? Est-il croïable, qu’un Dieu auroit regardé cette mort cruelle et honteuse de son divin Fils, comme une digne satisfaction et comme une digne réparation de l’injure, qui lui auroit été faite par un tel prétendu[43] péché ? Rien de plus vain, de plus sot, de plus extravagant et de plus ridicule que tout cela : c’est comme si on disoit, qu’un Dieu infiniment sage auroit voulu, par un excès de bonté et de miséricorde, réparer ou effacer une injure et une offense imaginaire et métaphorique par la plus grande, par la plus griève et par la plus injurieuse de toutes les offenses qui s’auroit pû faire. C’est comme si on disoit, qu’un Dieu infiniment sage se seroit grièvement offensé contre les hommes et qu’il se seroit très-rigoureusement irrité contr’eux pour un rien et pour une bagatelle, et qu’il se seroit miséricordieusement apaisé et réconcilié avec eux, par le plus grand de tous les crimes et par un horrible déicide, que les mêmes hommes auroient commis en la personne de son divin Fils, en l’attachant et le faisant honteusement et cruellement mourir sur une croix.

Falloit-il qu’un Dieu tout-puissant se fit fouetter et se fit pendre lui-même, pour faire grâce et miséricorde à des hommes pécheurs ? Et falloit-il, pour les retirer de la puissance d’un ennemi imaginaire, qu’il lui en coûtat la vie ? Quelle folie d’avoir seulement cette pensée ! C’est néanmoins sur ce prétendu beau et adorable mistère d’un Dieu homme, d’un Dieu fouetté, d’un Dieu pendu et d’un Dieu ignominieusement mort en croix, que toute la Religion Chrétienne est fondée. Y a t’-il rien de plus ridicule, de plus absurde et de plus extravagant que tout cela ? Quoi ! un Dieu infiniment bon et infiniment sage, qui se seroit pour une pomme si griévement offensé contre les hommes, que de vouloir les réprouver tous, les perdre tous et les rendre tous malheureux à tout jamais, pour une faute, qui ne mériteroit pas, comme j’ai dit, un coup d’étrivière ; et il se seroit ensuite apaisé et réconcilié avec eux par un horrible déicide, qu’ils auroient commis en crucifiant et en faisant honteusement et cruellement mourir son divin Fils ? Étonnez-vous, Ciel et la terre, d’une si étrange doctrine[44]obstupescite coeli super hoc ! Cette seule offense, que les hommes auroient jamais commise en cela, auroit dû les perdre à tout jamais, et elle les auroit heureusement sauvé tous ! Quelle folie ! Quelle folie encore un coup, de dire et de penser seulement telle chose ! Il faut être prodigieusement frappé d’aveuglement et d’entêtement, pour ne pas vouloir reconnoitre et condamner des erreurs si grossières, si visibles, si ridicules et si absurdes que sont celles-là. On peut certainement dire qu’il n’y en a jamais eu de pareilles dans le Paganisme[45]. Et c’est néanmoins ce que la Religion Chrétienne enseigne et c’est ce qu’elle oblige absolument de croire et par ainsi elle contient manifestement des erreurs dans sa doctrine. Je ne m’arrêterai pas ici à réfuter en particulier les erreurs qu’elle enseigne, touchant ses prétendus sacremens, ni touchant les indulgences, ni touchant ses reliques des saints et ses pélerinages, ni même touchant ses vaines bénédictions et ses vaines, superstitieuses et ridicules célébrations de messes et autres choses semblables : car tout cela se trouvera suffisamment réfuté, tant par tout ce que je viens de dire, que par tout ce que je dirai dans la suite. Je passe donc aux erreurs de Morale qu’elle contient.




  1. Hom. 41
  2. In nativat. 17.
  3. Web. 6. 6.
  4. Sup. Psalm 6. 7.
  5. Sens. 14. 61.
  6. Hymn. Quadrg.
  7. Num. 27. 14.
  8. Deut. 7. 25.
  9. Judith. 2. 8.
  10. Ch. 6. 6.
  11. Retraite de S. Ignace, pag. 17. 73.
  12. Deut. 32. 21.
  13. Deut. 32. 42.
  14. Isaie. 63. 3.
  15. Jeremie 32. 30. 37.
  16. Ezech. 5. 11.
  17. Ibid. 24. 17.
  18. Num. 11. 10.
  19. Isaïe 5. 25.
  20. Jérémie, Lam. 2. 3.
  21. Isaïe 9. 18.
  22. Psalm 6. 1.
  23. Psalm 101. 11. (102. 9.)
  24. Ephes. 2. 3.
  25. Ibid. 5. 6.
  26. Job. 22. 3. et 35. 6. 7.
  27. Confess.
  28. Confess. C. 11.
  29. Jacob. 1. 17.
  30. L’offenseur et l’Être offensé, dit le Sr de Montagne, font également témoignages d’imbécillité, ce qui ne peut convenir à un Être infiniment parfait. Ess. de Montagne pag. 499.
  31. Cette phrase est incomplète ; les mots « est inexacte » semblent être omis par le copiste. R. C.
  32. I. Reg. 6. 13. 19.
  33. Cor. 1. 3.
  34. Job. 9. 23. (?)
  35. Isaïe 40. 1.
  36. Gen. 8. 21.
  37. Gen. 9. 13.
  38. Joël 2. 13.
  39. Ezéchiel 18. 23.
  40. Isaïe 1. 18.
  41. Deus beatos omnium, humo in fine temporum. Hymn. de ascens : Ouae te vicit clementia ut ferres nostra crimina, crudelem mortem patiens ut nos a morte tolleres. ibid.
  42. Et cela après avoir dit, ou fait dire lui-même dans sa Loi, que maudit de Dieu est celui qui est pendu en croix, maledictus a Deo est qui pendet in ligno ! Deut. 21 : 23.
  43. Deus qui pro nobis filium tuum crucis patibulum subire voluisti, ut inimici à nobis expelleres potestatem. Orais. du tems de Pâques.
  44. Jerem. 2 : 12.
  45. Tanta jam stultitia opressit miserum mundum ut nunc sic absurdae res credantur a Christianis quales nunquam antea ad credendum poterat quisquam suadere paganis. S. Agoar Évêque de Lyon. Apol. Tom. I. N. 87.