Le Thé : botanique et culture, falsifications et richesse en caféine des différentes espèces/Partie 1

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PREMIÈRE PARTIE

CONSIDÉRATIONS BOTANIQUES ET CULTURALES SUR LES DIVERSES ESPÈCES DE THÉ


CHAPITRE PREMIER

BOTANIQUE


Si l’usage du thé dans l’alimentation des peuples de l’Extrême-Orient, et en particulier chez les Chinois, remonte dans l’antiquité à une époque difficile à fixer, il devient au contraire facile d’assigner une date précise à l’introduction en Europe de cette précieuse substance. On rapporte, en effet, au consul Tulpius (d’Amsterdam) l’honneur d’avoir fait connaître le thé aux Européens en l’an 1641. Vers cette époque, Joncquet, médecin français, s’efforça de mettre en honneur dans notre pays la fameuse boisson chinoise ou, pour mieux dire, ce qu’il appelait l’herbe divine qui sert à la préparer. Plus tard, Mazarin prenait du thé pour se garantir de la goutte, d’après une lettre de Gui Patin, le 1er  avril 1657.

Vantée alors outre mesure, la liqueur qu’on en retire fut comparée à l’ambroisie des mythes grecs ; ses fleurs et son eau étaient vendues comme la panacée universelle. Depuis cette époque, l’usage du thé s’est propagé avec une rapidité que ne méritent peut-être ni ses propriétés médicales, ni son activité thérapeutique. Sans parler de son exportation qui se monte, en Chine, à un chiffre colossal, sa consommation par tête chez tous les peuples n’en est pas moins considérable.

Voici quelques chiffres qui pourront donner une idée de son exportation :

Thé de Chine 124.600 kilogrammes.
Thé d’Assam »
Thé du Caucase mauvais.
Ceylan 300.000
Indes 26.200
Japon 17.000
Jafa 2.500

La consommation par tête peut se résumer ainsi :

Anglais 2,072 par tête
Australien 2,900
Canadien 1,985
Français 0,900
Américain 0,644
Danois 0,203
Suisse 0,136
Norvégien 0,039
Allemand 0,034
Autrichien 0,011
Italie 0,001

On voit que cette consommation est très variable suivant les pays : très considérable chez les Anglais, très minime au contraire en Italie ; la France prend place entre le Canada et l’Amérique.

Les feuilles de thé appartiennent à un arbrisseau qui donne son nom à la famille des Théacées (fig. 1).

Fig. 1. — Thé, port de la plante.

Ce sont des plantes à fleurs régulières, hermaphrodites, à réceptacle légèrement convexe. Il porte 5 sépales imbriqués souvent en quinconce, plus rarement un plus grand nombre, et 5 pétales alternes, ou souvent davantage, de 6 à 8 sessiles, concaves, imbriqués. L’androcée est formé d’un nombre indéfini d’étamines dont les filets adhèrent avec la base des pétales et sont unis entre eux, d’une façon très variable, dans une étendue peu considérable de leur portion inférieure : souvent aussi ils sont à peu près complètement libres, surtout dans les étamines les plus inférieures. Les anthères sont biloculaires, primitivement extrorses, puis versatiles ; ils ont un connectif épais, ovale ou subcordiforme, portant sur ses bords deux loges étroites et déhiscentes en dedans chacune par une fente longitudinale. Le gynécée est supère, son ovaire (fig. 3) est ordinairement triloculaire, surmonté d’un style creux qui est partagé, à partir d’un point très variable de sa hauteur, suivant les espèces et les variétés d’une même espèce, en trois branches tubuleuses, dont le sommet est garni d’une petite surface de papilles stigmatiques. Les loges ovariennes se trouvent, quand elles sont au nombre de trois, superposées aux sépales. Dans leur angle interne on voit un placenta qui supporte généralement quatre ovules incomplètement anatropes, plus ou moins nettement descendants et disposés par paires de telle façon que les ovules de chaque paire se tournent le dos et se regardent par leur court raphé.

Fig. 2, 3, 4 et 5. — Thé : 2, pistil ; 3, ovaire ; 4, fruit ; 5, graine.

Le fruit (fig. 4) toujours vert, légèrement charnu, devient finalement une capsule déprimée, loculicide, à trois ou à un nombre moindre de loges, renfermant chacune une ou deux graines (fig. 5). Celles-ci contiennent, sous leurs épais téguments, un gros embryon charnu, huileux, à cotylédons plans convexes, entourant complètement la gemmule.

Il y a des thés dont les pétales et les étamines sont unis en tube dans une plus grande étendue ; les loges ovariennes peuvent y être au nombre de quatre. Les styles deviennent libres dans presque toute leur hauteur et les ovules sont au nombre de cinq ou six dans chaque loge, plus ou moins descendants. Pour certains autres, remarquables par les dimensions plus grandes et l’éclat de leur corolle, il y a fréquemment, mais non point constamment, ainsi qu’on l’a cru, une étamine intérieure, libre ou à peu près, en face de chacun des pétales.

C’est là un caractère qui a permis de distinguer les Théacées d’avec les Caméliacées : ces derniers souvent considérés comme formant un genre à part, et ne constituant, pour ainsi dire, qu’une section dans le genre thé.

Avec ces limites bien tranchées, le thé comprend une douzaine d’espèces frutescentes ou arborescentes, parfois même très élevées appartenant à l’Asie tropicale et orientale et à l’archipel Indien.

On n’emploie guère chez nous que la feuille de thé.

Fig. 6. — Feuille de thé.

Les feuilles (fîg. 6) sont alternes, persistantes, simples dentelées, coriaces ou membraneuses, souvent lisses et brillantes en dessous. Leur pétiole dépourvu de stipules est denticulé ; les fleurs occupent l’aisselle des feuilles, surtout des supérieures ; elles sont solitaires ou groupées en petites cymes. Leur pédicelle porte une ou plusieurs bractées plus petites que les sépales, dont elles ont d’ailleurs la forme et la consistance.

« La feuille dit M. Collin[1], est, ovale oblongue, atténuée à la base, acuminée au sommet. À partir d’une certaine hauteur, le tiers ou le quart inférieur, les bords de cette feuille portent des dents régulièrement espacées et d’une forme toute particulière. La dentelure fait une légère saillie en dehors du limbe, s’arrondit, s’épaissit régulièrement et du milieu de l’espèce de petit coussinet qu’elle forme ainsi, laisse sortir une toute petite pointe noirâtre qui se recourbe en dedans et qui ressemble à une griffe de chat. Une nervure médiane partage le limbe en deux parties sensiblement égales. Des nervures secondaires s’en détachent, sous un angle d’environ 45 degrés et vers les deux tiers de la distance entre la nervure principale et les bords, elles forment, en s’anostomosant de larges lacets d’où partent des nervures tertiaires qui s’anastomosent comme les précédentes à une faible distance du limbe. Ce sont seulement les ramifications de ces nervures tertiaires qui se portent vers les dents. »




CHAPITRE II

CULTURE


Le thé entre en sève à la fin de février ; ses feuilles nouvelles commencent à paraître dans les premiers jours de mars. Elles sont bien étalées sans avoir pris toute leur croissance, au mois d’avril. En juin seulement, elles sont tout à fait développées, deviennent épaisses, consistantes et restent constamment vertes jusqu’à l’approche de la nouvelle foliation. La floraison a lieu en automne et il ne faut rien moins qu’une année pour que les fruits globuleux achèvent de mûrir sur l’arbre.

Le thé se propage par graines, par éclats et par boutures ; ses semences rancissent très promptement ; c’est pourquoi on en met toujours un certain nombre dans le même trou, pour faire la part des germes qui plus tard avorteront.

On a essayé depuis longtemps déjà d’introduire en France la culture du thé.

« Les premiers essais en ce genre remontent à 1765 pour Paris et la Corse où ces plantations de thé furent faites à Sartène et prospéraient depuis vingt-cinq ans, lorsque la culture fut abandonnée.

« Il faut traverser une période de vingt ans pour avoir un nouvel essai remarquable. En 1787, Cels en possédait d’assez nombreux pieds en pleine terre à Paris, pour être en état de propager le thé ; ceux qu’il avait expédiés à Marseille y supportèrent sans aucun abri le froid excessivement rigoureux de 1788 à 1789. En 1790, le célèbre botaniste Gouan le cultiva à Montpellier. En 1818, le jardinier Fortin mit en vente deux à trois cents sujets qu’il cultivait depuis quatre ans ; l’année suivante, on les vit parfaitement prospérer au Bourdette, près de Foix (Ariège) et à Toulouse au jardin de la Société d’agriculture de la Haute-Garonne. Dans ces diverses circonstances, la première année de végétation en pleine terre fut très vigoureuse, mais les espérances qu’elles faisaient naître n’eurent aucune suite ; il y avait dégénérescence dans la qualité des feuilles : séchées, elles perdaient leur arôme ; infusées, elles donnaient une boisson peu attrayante, point apéritive, d’une saveur très médiocre. »

D’autres tentatives furent faites en 1817 et en 1831 dans le Milanais et à Angers, mais toutes échouèrent, bien que le climat de Pékin soit plus rigoureux que celui de Paris. Ce n’est pas le froid qui les tue ; mais, après avoir langui quelque temps, la plante périt sans que la cause réelle de sa mort soit bien connue.

« De semblables désappointements tiennent sans doute autant à la climature qu’au système de culture employé. Sous la zone de Paris, on met l’arbre à thé dans un mélange de terreau, de bruyère et de terre franche légère, on le tient en pot ou en caisse, afin de le rentrer à l’orangerie dès les premières approches de l’hiver. Outre qu’il se trouve avoir à supporter en plein air une chaleur et une humidité plus grandes et plus constantes que celles que sa nature lui dispense en sa patrie, ses organes ne sont plus en rapport avec la plus forte proportion d’acide carbonique et d’électricité qui l’enveloppe au milieu des végétaux entassés dans l’orangerie : il subit donc nécessairement des modifications qui nuisent au développement de ses propriétés et abrègent son existence[2]. »

Aussi, malgré les soins employés on n’est pas encore parvenu, croyons-nous, à cultiver le thé en France, de manière à rendre sa récolte productive.

« En Chine aussi bien qu’au Japon, le thé n’exige pas un terrain privilégié ; il suffit qu’il ne soit ni trop léger, ni trop lourd : il réussit mieux sur les coteaux exposés au midi qu’en plaine. Lorsque le sol n’est pas naturellement fertile, on lui applique, dit-on, des fumiers d’engrais humains, et, s’il manque de fraîcheur, on lui donne des arrosages.

« La culture du thé se résume dans cet aphorisme agricole : terrain constamment meuble et exempt de mauvaises herbes.

« La croissance est lente : au Japon, le thé met sept ans à atteindre la hauteur d’un homme. On ne récolte pas ses feuilles avant trois ans, mais à partir de cet âge la cueillette est annuelle.

« Suivant les contrées, dès que la plante est parvenue à sa septième année, on la recèpe afin de multiplier ses tiges, et par suite, la quantité de feuilles qu’elle peut procurer. Les uns la rabattent périodiquement à cet âge, les autres à chaque dixième année, comme cela se fait en Chine. Dans d’autres provinces, on ne recèpe le thé que tous les trente ou quarante ans.

« Lorsque le temps de récolter les feuilles est venu, les propriétaires de plantations un peu étendues louent à la journée des ouvriers habitués à ce genre de travail, qui ne laisse pas d’être délicat. Les feuilles ne doivent pas être arrachées par poignées, il faut les détacher une à une avec le plus grand soin : quelque minutieuse que soit cette opération, des ouvriers habiles, peuvent dans une journée ramasser jusqu’à 6 ou 7 kilogrammes de feuilles.

« Le moment opportun pour faire la cueillette doit être saisi avec diligence ; la valeur de la feuille en dépend ; plus on tarde, plus les produits sont abondants, mais ils perdent d’autant plus de leur qualité.

« La récolte se fait à trois reprises différentes, qui correspondent aux trois degrés de la végétation.

« La première a lieu vers la fin de février ou le commencement de mars, quand les feuilles commencent à se montrer ; elles sont alors visqueuses, petites, extrêmement tendres et réputées les meilleures de toutes ; aussi les réserve-t-on pour la consommation personnelle de l’empereur et pour l’usage des grands mandarins. Non loin de la ville d’Utaï se trouve une montagne fameuse, renommée pour la perfection de ses feuilles de thé ; le climat et le terrain y sont considérés comme particulièrement favorables à cette plante. La localité jouit du privilège insigne de faire la provision de l’empereur et de sa famille.

Les précautions que l’on prend, les soins minutieux dont on s’entoure pour faire cette récolte sont extraordinaires et si ces faits n’étaient pas rapportés par des voyageurs consciencieux on aurait peine à y croire. Tout d’abord l’endroit désigné est entouré de haies et environné d’un large fossé, afin d’en interdire l’accès aux bêtes comme aux gens. « Trois semaines avant la récolte, dit M. René Saint-Victor, auquel nous empruntons ces détails, les ouvriers chargés de la faire doivent s’abstenir de manger du poisson et de certaines viandes, pour que leur haleine ne porte point préjudice aux feuilles. Tant que dure la cueillette, ils sont obligés de se laver deux ou trois fois par jour ; on ne leur permet pas de toucher les feuilles avec les mains nues, ils doivent les avoir gantées ; toute infraction à ces prescriptions serait considérée comme une grave offense à Sa Majesté sacrée. Quand la provision est terminée, on la met dans des vases de porcelaine et l’on porte le tout à la cour, escorté d’une garde nombreuse. »

La seconde récolte se fait fin mars ou dans les premiers jours d’avril, lorsque les feuilles sont déjà en pleine croissance, bien étalées, et qu’elles conservent toute leur souplesse et leur saveur. Il arrive souvent que, dans cette période, le même arbre à thé produit un grand nombre de feuilles d’inégale grandeur. On ne fait pas attention à leur disparité, on les cueille toutes à la fois, leur qualité diffère peu et on les vend sur le même pied ; seulement on a soin de les séparer et d’en faire plusieurs catégories, déterminées par leur dimension.

La troisième et dernière récolte s’effectue ordinairement un mois après la seconde, en mai ou en juin ; les feuilles sont à ce moment dans leur développement complet ; elles sont larges, épaisses, résistantes. Cette cueillette est naturellement très abondante ; par contre, c’est la plus grossière, et elle ne donne jamais qu’un thé vulgaire. Les jeunes plantes de thé donnent des feuilles supérieures en qualité à celles des vieux arbrisseaux. En Chine, les provinces de Fo-Kien et de Kiang-Si fournissent les feuilles les plus estimées. Au Japon, c’est dans le district d’Utaï que se trouvent les arbres à thé les plus recherchés.

La méthode chinoise pour la préparation du thé est très primitive ; le travail manuel est seul employé. Malgré les efforts faits ces dernières années pour amener les Chinois à employer les machines, comme cela se fait aux Indes et à Ceylan, pour rouler, chauffer et mélanger les thés, on n’est arrivé à aucun résultat[3].

Les Chinois obtiennent deux séries de thé bien différentes : les thés verts et les thés noirs ; ces deux variétés ne diffèrent que par le mode de préparation de leurs feuilles. Nous allons décrire les deux façons de procéder pour obtenir l’une et l’autre de ces variétés.




CHAPITRE III

PRÉPARATIONS DES THÉS VERTS ET DES THÉS NOIRS


Pour préparer le thé vert, on chauffe les feuilles de suite après la cueillette et sans les exposer au soleil. Ce chauffage est effectué dans des poêlons, sur un feu de charbon de bois. On le met ensuite dans des petits sacs de coton ; ceux-ci sont attachés, sans être serrés, et placés dans des caisses de bois ouvertes. Un homme monte sur la caisse, presse et pétrit ces sacs avec les pieds, dans le but de rouler les feuilles et en même temps de les débarrasser de certains produits acres qui altéreraient le thé et en diminueraient considérablement la saveur.

On roule ensuite les feuilles avec les mains sur une table de rotin, après quoi le thé est de nouveau chauffé et livré à des ouvriers particuliers, que l’on nomme dans le pays les hommes thé.

Le premier soin des acheteurs est de chauffer encore légèrement le thé ; puis des tamis de différentes grosseurs sont employés pour enlever la poussière et diviser les feuilles, dans le but de constituer ces différentes qualités, connues dans le commerce sous les noms de thé poudre à canon, Hyson, Young Hyson, etc.

Ces feuilles sont alors d’un vert un peu terne, variant quelque peu d’une espèce à l’autre. Pour le marché étranger, il est d’usage de les colorer ; cette coloration, peu employée pour la préparation des Country Teas, est toujours pratiquée à Pingsuey. Elle est obtenue par un mélange de pierre savonneuse pilée et de couleur bleue. Pendant cette opération, le thé est de nouveau chauffé ; après quoi, il est emballé en boîtes ou en caisses.

En Chine, les thés les plus précieux sont renfermés dans des boîtes carrées en bois, recouvertes de plomb laminé, de feuilles sèches et de papier ; le thé commun est simplement emballé dans de grandes caisses.

La préparation du thé noir est une opération plus délicate et les auteurs ne sont pas d’accord sur la manière d’opérer. M. le professeur Florence, dans son cours magistral de matière médicale, a donné la préparation suivante :

Après les trois récoltes, les feuilles de thé sont mises sur des claies en bambous où elles subissent la fermentation : on les laisse jusqu’à ce qu’elles dégagent une mauvaise odeur. On les torréfie ensuite dans une marmite à laquelle les Chinois impriment un mouvement giratoire, opération, paraît-il, qui ne laisse pas que d’être très délicate. À un moment donné, on refroidit rapidement, en élevant la marmite et la faisant ensuite retomber brusquement. On reprend les feuilles, on les roule pour leur donner la forme voulue, on les torréfie jusqu’à apparition de gouttes de sueur particulières et caractéristiques. Pour leur donner de l’odeur, on y mêle des plantes, qui, par le parfum qu’elles exhalent, donnent au bon thé noir une saveur particulière, douce, souvent très agréable : ce sont des feuilles de roses, de l’anis étoilé, du rocou, du curcuma, etc. On dessèche enfin le thé, on l’envoie dans les ports et on le met finalement dans des caisses.

Peu différente est la préparation que nous allons indiquer : elle nous a été fournie par des renseignements personnels de Shang-Haï. En relations d’affaires assez suivies avec cette ville, nous nous sommes adressé à des acheteurs du pays même, et rien ne nous fait supposer qu’ils soient mal renseignés ou qu’ils aient voulu nous induire en erreur.

Il est possible qu’il existe en Chine, comme partout ailleurs, deux modes de préparation du thé ; ou bien encore que ce mode varie, du moins dans ses détails, d’une province à l’autre.

Voici, d’après eux, comment procèdent les Chinois :

Aussitôt après la récolte des feuilles, la première opération (à laquelle prend part toute la famille) est l’exposition des feuilles au soleil pendant un temps très court sur des plateaux de bambous. Le thé est mis dans des sacs de coton, qui sont foulés par des hommes comme pour le thé vert. Après cette opération, le thé est placé dans des corbeilles recouvertes de coton ou de tapis de feutre pour hâter la fermentation. Au bout de quelque temps, il est retiré de là et chauffé légèrement dans des poêlons sur des charbons de bois. Il est mis ensuite dans des sacs de coton et vendu, confectionné ainsi aux marchands de thés : ces marchands sont généralement encore désignés sous le nom de tea-men (hommes thé) ; ils sont le plus souvent de la province de Canton.

(Ceux-ci, à leur tour, envoient dans l’intérieur de la Chine des hommes spéciaux, ayant pour mission d’acheter le thé aux producteurs et de le transporter ensuite dans les entrepôts établis dans la région.)

Lorsque l’on a réuni une certaine quantité de thé, il est déballé, chauffé de nouveau et choisi pour constituer telle ou telle marque, suivant la qualité des feuilles et suivant leur provenance.

Des tamis sont employés pour séparer les grandes feuilles d’avec les petites, et, lorsque la qualité est définitivement établie, il est de nouveau légèrement chauffé, puis finalement mis en caisse : en un mot, il est prêt pour l’exportation.

Comme on peut le constater, ce mode opératoire se rapproche beaucoup du précédent : il n’en diffère que par quelques détails, et par un chauffage un peu moins prolongé.

Ici vient se placer une question délicate, et qui n’a pas encore reçu, croyons-nous, une solution définitive, il s’agit de savoir d’où provient la coloration du thé noir. Les voyageurs qui ont pu visiter la Chine et les auteurs qui se sont adonnés à cette étude ne sont pas d’accord sur l’origine de cette coloration. Les uns affirment qu’elle est produite par la fermentation, les autres ne veulent voir en elle que le résultat d’une longue torréfaction.

Nous nous sommes livré à quelques recherches sur ce sujet et sans avoir la prétention de trancher du coup une question si complexe, nous donnerons simplement le résultat d’une de nos expériences.

À notre avis, le thé noir doit sa couleur à la fermentation et voici sur quoi repose notre opinion.

Puisque le thé noir est soumis à la fermentation, il y a production de sels ammoniacaux aux dépens des matières azotées organiques : dans le thé vert nous avons bien également des sels ammoniacaux, sels existant normalement dans tous les végétaux, mais dans le thé noir cette proportion est bien plus considérable.

Nous avons pu le constater de la manière suivante : 5 grammes de thé vert ont été mêlés à 10 grammes de chaux éteinte, soumis à l’ébullition pendant un temps et reçus dans une solution normale de SO4H2 pour recueillir et doser l’ammoniaque.

5 grammes de thé noir Souchon ont été traités de la même manière, les résultats ont été :

Thé noir, 0,002 AzH pour 5 grammes de thé.
0,04 100
Thé vert, 0,00066 5
0,013 100

On pourrait nous reprocher que cette manière d’opérer n’est pas concluante, cette intervention brusque de la chaleur entraînant non seulement de l’ammoniaque, mais encore le produit de la décomposition de toutes les matières azotées. Pour répondre à cette objection, nous ferons simplement remarquer que nous avons opéré pour les deux variétés de thé dans des conditions identiques, même quantité de substance, même élévation de température, même durée de l’ébullition. Dans ces conditions particulières, les résultats auxquels nous avons été conduit semblent avoir une valeur scientifique réelle.

Et de plus, si, comme on veut bien le dire, la coloration noire est due à la torréfaction, le thé sera nécessairement soumis à une température plus élevée, la proportion de la caféine, alcaloïde volatil, sera par conséquent beaucoup moindre. C’est précisément le contraire que nous obtenons : les thés noirs (et nous le verrons dans la suite) sont généralement plus riches en caféine que les thés verts.

Que conclure de ces quelques observations, sinon que le thé noir doit sa coloration à une cause qui n’est point la chaleur, puisque cette cause n’altère point sa constitution intime et qu’elle ne lui enlève rien de son principe volatil essentiel ? Il est plus logique et plus rationnel, ce nous semble, d’y faire intervenir une fermentation active.




CHAPITRE IV

PRÉPARATION DU THÉ


Quoi qu’il en soit, le thé, qu’il se décompose d’une façon ou d’une autre, est une boisson délicieuse. Mais encore, faut-il la savoir bien préparer. Si l’on soumet les feuilles à une ébullition trop prolongée ; si au contraire l’action de la chaleur ne s’est pas assez fait sentir, on n’aura qu’un liquide rougeâtre, fade, sans saveur, et d’un goût désagréable. Comment en Chine, dans cette terre classique du thé, prépare-t-on cette boisson ? Le général Tcheng-Ki-Tong nous l’apprend, dans une étude qu’il vient de publier sur les plaisirs de la Chine.

« Le thé, dit-il, est la seule boisson que prenne le peuple. Quant à la haute société, elle compte beaucoup d’amateurs de thé ; on croit que ce liquide a le pouvoir de rendre la pensée plus claire. Le thé qu’on prend dans les classes riches est toujours le thé vert ; c’est le Château-Laffite des Chinois. Dans les rues, en été, pendant les grandes chaleurs, les familles charitables mettent toujours devant leur porte un grand réservoir de thé qu’on renouvelle à chaque instant et auquel le public peut étancher sa soif.

« Le thé ne peut être bon que si on le fait chauffer avec de l’eau de pluie ou de l’eau de source et si l’on fait chauffer cette eau jusqu’à un certain degré ; l’ébullition ne doit pas durer plus de quelques minutes ; dès que les bulles apparaissent à la surface, l’eau a assez bouilli. Encore faut-il que le vase dans lequel on fait chauffer l’eau soit fait de certaines matières : les vrais amateurs ne se servent que de vases de Ni-Hing, espèce de terre-cuite non vernie à l’intérieur. Ainsi préparé, le thé constitue une excellente boisson économique et sacrée. On la boit continuellement même en se couchant, et toujours sans sucre ; il n’agite jamais. À ce propos, ajoute le général, un de mes compatriotes m’a dit que les Européens, notamment les Anglais, ne savent point faire le thé : 1o ils le font bouillir ; 2o ils y mettent des alcools, et le goût est perdu : enfin avec le sucre, c’est la saveur qui disparaît. Le thé doit infuser cinq minutes et avoir une couleur claire, à peine jaune. »

Au Japon, la manière de prendre le thé est un peu différente. La veille du jour où l’on veut préparer le thé comme boisson, on le broie en poudre impalpable. « Au moment de le servir, dit encore M. R. Saint-Victor, on verse de l’eau bouillante dans une tasse, on y jette une quantité déterminée de thé en poudre, et on agite le liquide avec un moussoir en bois jusqu’à ce qu’il ait pris la consistance d’une bouillie très claire ; on le hume à petits traits. Les gens riches cependant usent du thé comme les Chinois, et emploient le même procédé de préparation.

« Les gens du peuple, au Japon, font bouillir le thé dans une marmite ; ce n’est plus alors qu’une grossière infusion : ce qui ne les empêche pas d’y puiser depuis le matin jusqu’au soir. »

En France, où le thé est encore un objet de luxe, on commence par faire bouillir une quantité d’eau déterminée ; puis, lorsque le liquide est en pleine ébullition, on éteint le feu : on y jette alors une pincée de feuilles de thé, une cuillerée à bouche par personne, on laisse reposer dix minutes et on passe la liqueur, additionnée de sucre.

Dans un poème consacré à l’éloge du thé, l’empereur Kin-Long a résumé d’une façon pittoresque l’art de prendre cette boisson. « Choisissez, dit-il, un vase à trois pieds dont la couleur et la forme attestent de vénérables services, remplissez-le d’une eau limpide, chauffée au degré nécessaire pour faire blanchir le poisson ou rougir le crabe, versez-le aussitôt dans une tasse, contenant des feuilles tendres d’un thé d’élite et laissez l’infusion au repos, jusqu’à ce que les vapeurs qui s’élèvent d’abord en abondance, formant des nuages épais, s’affaiblissent peu à peu, pour ne plus dégager qu’un léger voile de brouillard à la surface de la coupe ; humez alors, avec réflexion cette délicieuse liqueur, elle dissipe victorieusement les cinq sujets d’inquiétude qui pèsent sur la pauvre humanité ; on peut goûter, on peut jouir, mais on ne saurait rendre la calme béatitude que procure ce breuvage céleste. »

Sans partager à un aussi haut degré l’enthousiasme de l’empereur chinois, on peut dire que, bien préparé, le thé est une boisson hygiénique par excellence.




CHAPITRE V

ACTION PHYSIOLOGIQUE ET MÉDICALE DU THÉ


Le thé n’est pas seulement une boisson hygiénique, mais il a une action physiologique et médicale qui lui est propre. Tout d’abord, « l’infusion de thé, dit Michel Levy[4], flatte singulièrement le goût par la finesse de sa saveur, par la netteté de son arôme, et par un sentiment d’astringence fort agréable. Une fois ingérée, elle détermine des phénomènes immédiats et secondaires, les premiers, dus au calorique, ne diffièrent pas de ceux que produit l’ingestion de l’eau chaude, accélération du pouls, réchauffement général, augmentation d’énergie vitale, aptitude plus grande aux mouvements de la vie animale et de la vie organique, et, si la boisson a été prise en quantité notable, une sorte de fièvre qui se résout le plus souvent par une crise sudorale ». Mais pour bien nous rendre compte de ces effets physiologiques, il nous faut étudier l’action du thé : 1o sur le système nerveux ; 2o sur la circulation et la nutrition.

1o Une première action bien nette est l’influence que l’infusion de thé exerce sur les fonctions intellectuelles : l’intelligence est éveillée, la pensée plus active. « Le thé, dit M. Moleschott[5] augmente la force de s’occuper des impressions reçues. Il dispose à une méditation pensive, et malgré une plus grande vivacité dans le mouvement des idées, l’attention s’arrête plus facilement sur un objet déterminé. On éprouve un sentiment de bien-être et de gaieté : l’activité créatrice du cerveau prend un essor qui se maintient dans les limites imposées à l’attention, au lieu de s’égarer à la poursuite d’idées étrangères : réunis autour du thé, les hommes instruits seront portés à entretenir une conversation réglée, à approfondir les questions, et la gaieté calme que le thé provoque les conduit d’ordinaire à des résultats satisfaisants. »

Marvaud, dans un ouvrage remarquable publié en 1874[6] a encore mieux précisé, si possible, cette action physiologique. « À peine les effets produits par le calorique se sont-ils dissipés, dit-il, que l’action du thé se manifeste par une stimulation agréable, accompagnée d’un sentiment de bien-être ; l’individu se sent heureux de vivre, les facultés de l’esprit s’épanouissent et une quiétude douce et agréable s’empare de notre être ; tout sourit ici bas, on aime mieux chacun de ses hôtes ou de ses convives, on pardonne facilement les torts de ses semblables, comme on oublie volontiers ses propres fautes. On garde le silence et l’on ignore ses malheurs, ses contrariétés présentes et passées. »

Qui de nous, du reste, n’a ressenti ces merveilleux effets ? Que de fois notre intelligence, nos sens, fatigués par un trop long exercice, se sont sentis comme pour ainsi dire réveillés sous l’influence de cette boisson bienfaisante ?

Comme on peut le voir, cette action du thé se rapproche beaucoup de celle du café ; elle a sur ce dernier cet avantage qu’elle ne détermine ordinairement du moins, ni céphalalgie, ni malaise.

Toutefois (et il en est du thé comme de beaucoup d’autres substances), il se manifeste quelquefois chez certaines personnes nerveuses des symptômes pénibles. Une heure après l’ingestion, dit encore M. Marvaud, succèdent aux sensations agréables des troubles du système nerveux qui donnent lieu à des bâillements, à des agacements, à une irritabilité insolite, à des pincements à l’épigastre, à des palpitations, à des tremblements dans les membres, à un sentiment de tristesse générale.

À ces symptômes peuvent se joindre une insomnie pénible et insupportable, et une excitation forte et prolongée du système nerveux, suivies de lassitude et de céphalalgie.

2o Nous avons dit que le thé avait encore une action sur la circulation, la respiration et la calorification ; mais si l’action première sur le système nerveux est bien nette, on ne peut en dire autant sur la circulation. Sans entrer à fond dans l’étude de cette question, sans prendre part aux discussions des savants, on peut admettre que la respiration est fortement influencée par le thé, comme, du reste, l’avaient démontré les recherches déjà anciennes de Smith.

Les inspirations augmentent de fréquence et d’ampleur, et même si la dose de l’infusion est trop élevée, il peut se produire une oppression pénible, comme une angoisse dans la région du cœur. Ces troubles sont pour la plupart passagers : ils s’observent surtout dans l’infusion de thé vert, plus riche en principes actifs ; rarement dans celle du thé noir ; on doit les rapporter d’après Marvaud à l’action de l’huile volatile, contenue, comme nous le verrons dans la suite, dans les feuilles de thé.

À côté de cette fréquence des inspirations, il y a encore ce que Smith et Marvaud après lui, appellent le refroidissement périphérique, à la suite de l’ingestion du thé à la température ordinaire. Ce refroidissement purement physiologique, n’a rien que de très normal : il s’explique d’une part, dit Marvaud, par l’augmentation de l’expiration pulmonaire et de la transpiration cutanée qui se produit sous l’influence de l’essence de thé, d’une autre part, par l’influence frigorifique de la théine, dont l’action sur la chaleur organique est tout à fait comparable à celle de la caféine.

Enfin le thé a encore une influence sur la nutrition : sans agir, d’après nous, comme un aliment proprement dit, il doit être regardé plutôt comme un condiment pour aider les fonctions de nutrition et activer la digestion.

« Le thé, dit toujours M. Marvaud, excite la digestion ; il calme ce sentiment de tension et de plénitude qui siège à la région stomacale après un repas indigeste ou copieux. Ces effets sont dus très probablement à son essence aromatique, qui, en augmentant la sécrétion des glandes digestives à la façon des huiles volatiles contenues dans les diverses épices employées dans l’alimentation (moutarde, cumin, poivre, girofle, cannelle…, etc.) favorise la dissolution et l’absorption des aliments. »

Pris à fortes doses, ajoute Moleschott, il peut troubler la digestion en précipitant par son acide tannique les corps albumineux dissous.

Ainsi donc le thé étend à la fois son action stimulante, sur les fonctions cérébrales, sur la circulation et les sécrétions. Sous son influence, le pouls acquiert de la fréquence, la respiration s’accélère, la peau devient chaude et injectée. À dose modérée, elle stimule les facultés du cerveau, rend l’intelligence plus lucide, elle convient surtout à l’étudiant qui, penché sur ses livres, se fatigue le cerveau par un travail assidu ; elle aide alors la mémoire et réveille la pensée souvent endormie.

Est-ce à dire que le thé doive être employé à tout propos et sans discernement ? Non, certes ! Il est utile aux personnes sédentaires, il convient dans les pays froids, brumeux et humides ; mais il ne saurait convenir aux personnes irritables ; son action narcotique affaiblit les organes gastriques et, comme nous le disions plus haut, peut occasionner alors des tremblements, des larmoiements.

Résumant ses propriétés médicinales, nous dirons avec Marvaud que le thé a trois actions bien distinctes :

1o Il agit comme excitant du système nerveux ;

2o Comme ralentissant le mouvement de dénutrition ou comme agent antidéperditeur ;

3o Comme renfermant une certaine proportion de principes azotés assimilables ou comme aliment plastique et réparateur.

Nous ajouterons que, si cette boisson donne de la gaîté sans ivresse, ce n’est que quand elle est légère, et prise à temps ; autrement elle est indigeste et peut devenir dangereuse, surtout pour les estomacs faibles.

Nous avons traité du thé au point de vue de sa botanique, de sa culture et de ses usages ; mais il ne suffit pas, pour bien apprécier une substance, de connaître ses propriétés physiques, il faut encore étudier ses falsifications et la manière de les reconnaître ; cette étude fera l’objet de la seconde partie de notre travail.




  1. Collin, Journal de Pharmacie et de Chimie, Ve série, tom XXI, 1890.
  2. René Saint-Victor
  3. Le thé ne se cultive pas seulement en Chine et au Japon, mais dans toute l’Asie, dans l’Assam, actuellement aussi dans les Himalaya et à Ceylan.
  4. Michel Levy, Traité d’hygiène publique et prisée, 4e édit., t. XI.
  5. Moleschott, De l’alimentation et du régime.
  6. Marvaud, Des Aliments d’épargne, alcool et boissons aromatiques (café, thé, maté, cacao et coca). Paris, 1874, 2e édition.