Le Tour de France d’un petit Parisien/2/17

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Librairie illustrée (p. 451-461).

XVII

Picardie et Ardennes

— À la frontière de la Picardie et du Cambrésis, dit Modeste Vidal, se trouve, au milieu des bois, le village de Beaurevoir. En ce lieu s’élevait au quinzième siècle, un château dont il ne reste que le souvenir. Il appartenait à Jean de Luxembourg, comte de Ligny, entre les mains de qui était tombée Jeanne Darc, après que, devant Compiègne, abandonnée des siens et peut-être trahie, elle fut faite prisonnière. Jean de Luxembourg l’enferma d’abord au château de Beaulieu, d’où l’énergique Lorraine essaya de s’échapper ; puis il la fit conduire au château de Beaurevoir, qu’il habitait lui-même. Là, Jeanne rencontra un accueil compatissant de la part de la comtesse sa femme et de la tante, d’autres disent la sœur du comte Jean. Elles adoucirent la captivité de l’héroïne et usèrent de leur influence pour détourner le seigneur de Beaurevoir de mettre à exécution son projet de vendre aux Anglais cette fille sublime, qu’ils redoutaient plus qu’une armée bien commandée.

» Les deux nobles femmes, poursuivit le musicien, pensaient avoir réussi, — en y prenant beaucoup de peine, — à persuader le comte Jean de ne pas commettre un acte capable de le déshonorer à tout jamais. La captive du farouche seigneur était enfermée depuis trois mois à Beaurevoir, vivant dans la crainte d’être livrée, lorsqu’elle apprit à quelle extrémité se trouvait Compiègne assiégée par les Bourguignons, auxiliaires des Anglais. La ville prise, on menaçait d’en passer les habitants au fil de l’épée, sauf les enfants au-dessous de sept ans.

— Quelle horreur ! fit le jeune Parisien.

— Jeanne, reprit son ami, si peu rassurée sur son propre sort, n’hésita pas à faire une tentative désespérée pour aller au secours de cette ville qui ; déjà, lui coûtait la perte de sa liberté ; elle sauta du sommet d’une tour ayant au moins soixante pieds de hauteur, en s’aidant de lanières. Mais ces lanières peu résistantes, taillées peut-être dans des draps de lit, se rompirent, et la la pauvre jeune fille fit une chute terrible. Jeanne ne cherchait pas la mort, comme on lui en fit un crime, lors de son procès, mais elle risquait sa vie.

» Précipitée de si haut, elle tomba sur le sol sans se faire beaucoup de mal. N’est-ce pas une chose miraculeuse et qui donne à penser ? Toutefois, on la trouva évanouie.J eanne revenue à elle, la mémoire lui faisait complètement défaut ; elle ne savait pas ce qui était arrivé, comment il se faisait qu’elle fût blessée ; elle resta deux ou trois jours sans pouvoir rien manger ni boire ; mais les « voix » qu’elle croyait entendre parfois, — ces voix qui lui avaient ordonné d’aller au secours du roi de France — tout en la blâmant de son imprudence, lui promirent une guérison prompte et assurée. Ces mêmes voix l’assuraient aussi que Compiègne serait secourue avant la Saint-Martin d’hiver.

» Comme Jeanne ne faisait aucunement mystère de ses révélations, la colère de son geôlier s’en augmentait. Cette colère devint de la fureur lorsque Compiègne malgré l’intervention très active de Jean de Luxembourg, vit accourir à sa délivrance les Français du maréchal de Boussac et de Poton de Xuntrailles, et échappa aux Bourguignons qui la considérait déjà comme à eux, — ainsi Jeanne l’avait prédit.

» Le seigneur de Beaurevoir résolut alors de hâter l’exécution du marché qui livrait sa prisonnière aux Anglais : cette compensation leur était bien due. après l’échec devant Compiègne ! Du reste, ceux-ci, soldaient l’infamie du comte selon un tarif honnête : seize mille francs lui furent comptés ; ils représenteraient bien cent soixante mille francs de notre monnaie.

— Le misérable ! murmura Jean, que ce récit fait simplement mettait hors de lui.

— J’ai recueilli ces faits à Beaurevoir même, ajouta Modeste Vidal. Je les crois peu connus ; M. Pascalet me dira ça.

Modeste Vidal se trompait. Cette évasion si dangereuse est racontée par la plupart des historiens de Jeanne Darc. Seulement les bonnes gens de Beaurevoir y ajoutaient avec quelques détails particuliers une interprétation miraculeuse. Disons encore que Jeanne d’abord conduite à Arras, fut transférée au château du Crotoy sur la Somme, et que c’est de là qu’elle partit pour Rouen, non par mer, comme on l’a avancé quelquefois, mais par la route de terre.

Tout en parlant, le musicien avait conduit son jeune ami dans un café faisant face à la gare. Ils s’étaient assis sans que le récit de cette anecdote en fut interrompu.

— C’est un curieux pays que la Picardie, observa Modeste Vidal, heureux du succès obtenu auprès de Jean, qui certainement, à ce moment, ne pensait plus qu’à plaindre Jeanne et à maudire les Anglais. Et quelle industrie ! Amiens, qui au seizième siècle fabriquait des draps d’or et de soie, sert d’entrepôt au travail de presque tout le département, où les filatures, les ateliers pour le tissage des étoffes de laine, de coton, de chanvre, de lin ont pris un développement considérable. On fabrique à Amiens de très beaux velours de coton qui trouvent leur principal débit dans le midi de la France et en Espagne, et des velours d’Utrecht pour meubles. On y fait aussi des tapis de moquette. On apprécie chez nous et à l’étranger les pannes, les peluches, les frises, les satins pour chaussures qui sortent des manufactures de cette ville, — qui a aussi des manufactures de dentelles, des manufactures de produits chimiques, des teintureries, des tanneries, des brasseries, des fabriques d’huile.

» Le peignage et le filage de la laine occupent la plus grande partie de la population, dans les communes rurales des arrondissements d’Amiens et d’Abbeville. Un filage plus grossier s’exécute dans les environs de Péronne et de Montdidier, à Albert, à Villers-Bretonneux pour la fabrication au métier des bas et des autres objets de tricot, qu’on expédie à Paris, ou qu’on rend à a Normandie qui en a fourni la matière première. Rosière est l’un des centres de cette fabrication de la bonneterie dite du Santerre dont les produits atteignent annuellement une valeur de vingt-cinq millons de francs.

» Je ne veux pas oublier, ajouta le musicien, les fameux pâtés de canards d’Amiens, provenant de la chasse aux canards sauvages dans les marais qui avoisinent Péronne. Ces pâtés rivalisent avec les pâtés d’esturgeon d’Abbeville.

» Je viens de nommer Abbeville. Cette ville est assez près de la mer pour que les navires de commerce remontant la Somme, y apportent des bois du Nord, du sel, des ardoises, des vins et viennent y chercher des grains que le département produit avec un excédent considérable sur sa consommation. L’arrondissement de cette ville est renommé pour sa serrurerie dite de Picardie, destinée aux habitations : balustrades de balcons, rampes d’escaliers, espagnolettes de croisées, et surtout serrures et cadenas. Cinq mille ouvriers y sont occupés ; par la division du travail et un outillage très perfectionné, les fabricants sont parvenus à faire de grandes réductions sur les prix de tous ces articles. Une douzaine de cadenas leur revient à quatre-vingt-dix centimes et une douzaine de serrures, à trois francs. Le coffre de ces serrures est fait d’un seul morceau de tôle et d’un seul coup de balancier.

Modeste Vidal parla aussi à Jean du port de Saint-Valery-sur-Somme, où l’on construit des navires, et où l’on fabrique des câbles et des cordages. C’est de ce port, dit-il, que partirent nombre de vaisseaux armés par Guillaume pour la conquête de l’Angleterre, mais non pas toute la flotte, comme voudraient le faire croire les gens de l’endroit.

— Vous êtes dans le vrai, mon cher Modeste, répondit Jean ; c’est en Normandie, c’est dans le port de Dives, pas bien loin de Falaise et de Caen, où je suis allé, que Guillaume le Conquérant réunit ses navires et ses soldats.

— L’activité industrielle du département, observa l’artiste, ne détruit pas l’activité intellectuelle : Gresset est né à Amiens, je crois, ainsi que Voiture ; Millevoye à Abbeville. Ces noms-là ne te sont pas tout à fait étrangers ? Le général Foy, orateur autant qu’homme d’épée, était de Ham.

» Et maintenant parlons un peu de nous, ajouta Modeste Vidal, en trempant ses lèvres dans le verre de bière placé devant lui. Tu voulais aller à Saint-Quentin ?… Est-ce par curiosité ? Ce n’est pas une curiosité déplacée : la ville est la plus importante et la plus riche du département de l’Aisne, avec une population de 48,000 habitants qui tend à s’accroître d’une manière très sensible, grâce sans doute aux industries locales, la raffinerie, la fabrication des tulles, des gazes, des linon, toile et bazin. Est-tu satisfait par le peu que je t’en dis ?

— Je voulais voir l’endroit où l’on s’est battu en 1870, objecta Jean, mais sans trop de force.

— Tu es amateur de ces choses là ! ça te remue, ça t’émoustille.

— Je l’avoue : ça me fait vivre ; dans ces occasions-là, je pense à mon père avec orgueil, à ce brave soldat des anciennes armées, mort en faisant son devoir de soldat lorsque les vieilles troupes eurent été anéanties. Tout cela m’impressionne. mais sans me décourager ; au contraire !

— Tu es un brave garçon ; il y a longtemps que je le sais, dit l’artiste. Eh bien, sache donc, puisque je t’emmène avec moi à Laon, — et peut être plus loin, — que le département de l’Aisne fut un des premiers envahis par les Allemands. Soissons, qui est l’une de nos villes le plus fréquemment éprouvées parles malheurs de la guerre, ce qu’elle doit peut-être à sa position dans un vallon, fut bombardée et dut capituler aussitôt ; Laon surprise, fut occupée le 5 septembre. Mais Saint-Quentin, résista victorieusement avec sa seule garde nationale à l’attaque du 8 octobre, et le 19 janvier suivant, dans une sanglante bataille livrée sous ses murs, l’armée du Nord commandée par le général Faidherbe disputa la victoire aux forces trois fois supérieures du général prussien Von Gœben. Tu en verrais bien d’autre si… je voulais.

— Où cela ?

— Je ne suis pas sûr de vouloir. A Saint-Quentin, tu aurais certainement été charmé de parcourir de belles promenades, de suivre des rues bien tracées et bordées de maisons qui respirent l’aisance. L’église est sur une jolie place, au milieu de laquelle a été érigée la statue d’un célèbre peintre de pastels du temps de Louis XV, Latour, et l’hôtel de ville, monument historique s’il vous plaît ! n’est nullement à dédaigner, avec sa galerie ouverte du rez-dechaussée supportant un étage éclairé par neuf fenêtres ogivales délicatement et plaisamment sculptées, le tout surmonté de trois frontons triangulaires percés de rosaces. Cet édifice qui doit être du quatorzième ou du quinzième siècle, occupe le plus beau côté de la grande Place, où se trouve aussi le théâtre et la haute tour où se tient jour et nuit un guetteur chargé de donner l’alarme lorsqu’un incendie menace la riche cité.

— Saint-Quentin, dit Jean n’est pas le chef-lieu du département ? Non ? c’est Laon, n’est-ce pas ?

— C’est Laon, bien qu’avec une population qui ne dépasse pas 13,000 habitants. Curieuse ville, du reste, par sa position au sommet d’une montagne isolée au milieu d’une vaste plaine ! On monte jusqu’à la porte de la ville par un escalier de près de trois cents marches, avec paliers inclinés. Le maréchal Serrurier a sa statue à Laon sur la principale place de la ville, — comme La Fontaine a la sienne, à Château-Thierry au bout du pont construit sur la Marne. Tu verras Laon, mais d’en bas.

— Je croyais que vous vouliez m’y conduire ?

— Nous y passerons… mais nous ne gravirons pas les trois cents marches. Je vais te dire, ami Jean : je flâne un peu maintenant, mes moyens me le permettent…

— J’avais toujours pensé que votre belle musique vous rendrait riche.

— Oui, fit Modeste en soupirant, c’est un bel art ! mais un oncle m’est venu tant soit peu en aide, en mourant à propos et en faisant de moi son unique héritier… Voilà ! Il a plu dans mon écuelle, comme on dit.

— C’est donc cela !

— Quoi, c’est cela ?

— Je vous trouvais un air… calé, une tournure d’aplomb que vous n’aviez pas autrefois.

— C’est que, vois-tu, mon petit, il n’y a rien de tel pour lester un homme comme le gousset garni — et pour contre-poids, bien entendu, une bonne conscience. Par suite donc de ces circonstances, me trouvant en état de te faire une gracieuseté, j’ai envie. Voyons, regrettes-tu encore quelque chose par ici ? La manufacture de glaces de Saint-Gobain ? le château de Coucy restauré ?

Je ne suis roy ni duc, prince ni comte aussi,
Je suis le sire de Coucy.

» Voyons, parle !

— Oh ! oui, j’aurais voulu voir, chemin faisant la manufacture…

— De Saint-Gobain ? Ce n’est pas si aisé que cela ! Il faut pour être admis à la visiter, de hautes recommandations. Qu’il te suffise de savoir qu’à sa fondation, elle n’avait pas le droit, cette manufacture si hardie actuellement, de faire des glaces de plus de soixante pouces de long sur quarante. Aujourd’hui elle coule plus de deux cent mille mètres carrés de glaces par an ; et quelles dimensions quand elle veut ! Quant au château de Couçy, nous n’en passerons pas loin ; nous le laisserons sur notre gauche, au sommet de sa colline escarpée, un peu après Laon. Il y a là assurément de magnifiques débris. Les gens experts estiment que c’est la plus belle construction militaire qui existe en Europe. La grosse tour a près de trois cents pieds de hauteur. C’est une merveille de solidité. Mazarin craignant d’y voir se réfugier les derniers Frondeurs, ordonna de la détruire. Mais la vaillante tour résista à toutes les explosions de mines ; elle resta debout avec une balafre qui la sillonne de haut en bas. Le château de Coucy appartient à l’État, qui y a fait exécuter sous la direction d’un très habile architecte, M. Viollet-le-Duc, de grands travaux de déblayement et de consolidation.

— Eh bien ! dit Jean, je me contenterai de ce que vous m’apprenez et je verrai le château de Coucy en imagination. Mais vous parliez tantôt de certaine gracieuseté. N’avez-vous pas changé d’idée ?

— Non, au contraire, mon cher Jean, je m’y accoutume. Ce projet me plaît de minute en minute davantage.

— Quel projet ?

— Mon projet. Seulement j’y mettrai une condition : tu laisseras ta balle…
Ils se découvrirent avec émotion (voir texte).

— Ici ? Il me faudra revenir, alors ?

— Où comptais-tu trouver un ballot frais, bondé des plus exquises nouveautés ?

— À Saint-Omer. J’ai écrit pour qu’on me l’adresse là. parce que je suis sûr de m’y rendre vers la mi-carême : je m’y suis engagé envers « l’oncle » Jacob, que je ménage tant que je peux. Je me défendais malgré cela d’aller à Saint-Omer ; mais toutes réflexions faites…

Naturellement, Jean ne disait rien de mademoiselle Cydalise…

— Soit ! fit Modeste Vidal. Alors, adresse à Saint-Omer aussi, le contenu actuel de ta balle, et déclare-moi que tu es prêt à me suivre n’importe où ! Jean donna une franche poignée de main à l’aimable artiste : c’était son consentement.

— Très bien ! fit celui-ci, nous allons déjeuner, ici même, et aussitôt après nous partons.

— Et où me conduisez-vons ?

— Tu le verras. Pour commencer à Reims, par Laon.

— Si j’allais rencontrer Hans Meister !

— À l’endroit où je te mène, il y a longtemps que les chacals de son espèce ont accompli leur besogne…

Ces paroles n’en apprenaient pas davantage à Jean. On déjeuna. Il était une heure lorsque les deux amis montèrent en wagon dans un train venant d’Amiens. À trois heures, ils passèrent en gare de Laon, à quatre heures cinquante, ils arrivaient à Reims, avec quelques minutes de retard.

Cette ville célèbre, et de beaucoup la plus populeuse de la Marne, se trouve au centre d’une plaine en forme de cirque. Le canal de l’Aisne à la Marne lui sert de voie de communication pour son commerce, et remplace les nombreuses voies romaines qui ont été pour Reims la raison de son important développement. En souvenir de la conversion et du baptême de Clovis, Reims était devenue la ville du sacre, et depuis Philippe-Auguste,les rois de France, jusqu’à Charles X, vinrent s’y faire couronner, — à l’exception de Henri IV, sacré à Chartres. C’est le siège d’un archevêché depuis la fin du troisième siècle. Ses archevêques portaient le titre de primats de la Gaule-Belgique ; au douzième siècle, ils furent créés ducs et premiers pairs ecclésiastiques de France.

Reims est une ville d’industrie. On s’y occupe plus encore qu’à Épernay, — ville dont elle n’est séparée que par la forêt et les vignobles de la « montagne de Reims » — et plus qu’à Châlons aussi de la préparation et de l’expédition des vins de Champagne. Ce trafic y représente annuellement un chiffre d’opérations de trente à quarante millions.

Reims est également l’un des grands centres de l’industrie des étoffes de laine pure ou mêlée à la soie et au coton, flanelle, drap, Casimir, châles, tissus mérinos, mousselines laine, nouveautés dont les produits sont connus dans le commerce sous la désignation d’articles de Reims. Ses fabriques de tissus, filatures et tissages de laines groupent dans leurs ateliers plus de dix mille ouvriers, et consomment de quarante à cinquante millions en matières premières. Récemment encore, la fabrication rémoise dépendait de Suresnes et de Puteaux pour les teintures ; mais de très importantes teintureries, où l’on obtient toutes les variétés de couleurs, se sont établies dans le voisinage de Reims. En outre, l’industrie du verre et celle du sucre de betterave ont pris à Reims un réel développement. Ne mentionnons les biscuits que pour mémoire. Tout cela suffit bien pour assurer à Reims une place au premier rang parmi les grandes cités industrielles de France.

C’est dans cette ville que Modeste Vidal et Jean arrivèrent. Un tramway les conduisit vers la cathédrale.

La nuit venait, et c’est dans l’insuffisante lumière des becs de gaz placés en avant de sa façade qu’ils aperçurent la splendide basilique. Trois arcades en ogive en composent le portail, qui contient par centaines des statues de toutes grandeurs. La rose du portail est d’une grande magnificence. Les deux tours carrées, sont formées d’arcades, de piliers, de chapiteaux, de pyramides à jour et en découpures, — avec trente-cinq colossales statues d’évêques qui se tiennent tout autour des hauts chapiteaux — sans avoir le vertige.

— Nous reviendrons voir tout cela demain, dit le musicien. Maintenant nous allons dîner, et après nous irons… au théâtre ! N’oublions pas que nous sommes rentiers.

Ils retournèrent sur leurs pas et, quittant la place du parvis, ils se retrouvèrent entre le palais de justice et le Grand-théâtre. Les environs étaient pleins de restaurants et d’hôtels…

Le lendemain, de bonne heure, on eut pu voir, familiers et bons camarades, le musicien et son compagnon, fouillant d’un œil avide les sculptures fantaisistes et pieuses des arcades de la cathédrale. Modeste fit remarquer à Jean que les tours, qui devraient s’élever d’après le plan primitif à cent vingt mètres, n’atteignent qu’aux deux tiers de cette hauteur. Ils pénétrèrent à l’intérieur, et virent des vitraux du treizième siècle d’une rare beauté ; parmi les tableaux une toile attribuée au Titien, une Nativité du Tintoret, un Lavement des pieds par Muziano ; et puis une belle collection d’anciennes tapisseries ; enfin ils visitèrent le trésor, renfermant de précieux ouvrages d’orfèvrerie.

— Mais nous ne faisons que passer à Reims, finit par dire Modeste Vidal ; nous n’avons donc que peu de temps à donner à la ville.

Ils s’en allèrent par les rues et les places, — rues larges, places régulières et ornées de beaux édifices et d’hôtels particuliers : l’église Saint-Remi, la plus ancienne de Reims, le palais archiépiscopal, l’hôtel de ville, un des plus magnifiques édifices du genre, l’hôtel de Joyeuse, l’hôtel de Chevreuse, la maison des Musiciens, l’hôtellerie de « l’Ane Rayé» contiguë à la maison Rouge. Sur la façade de cette dernière maison, ils purent lire : « L’an 1429, au sacre de Charles VII, dans cette hôtellerie nommée alors l'Ane rayé, le père et la mère de Jeanne Darc ont été logés et défrayés par le conseil de la ville» ; et de même, sur la maison dite le « Long-Vêtu, » rue de Cérès : « Jean-Baptiste Côlbert, ministre d’État sous Louis XIV, est né dans cette maison le 29 août 1619 ». Sur la place Drouet d’Erlon, belle avenue plantée d’arbres, ils virent la statue en bronze du maréchal de ce nom. Un omnibus les ramena à la gare par la rue Thiers.

À midi et demi un train les emportait vers le nord-est, vers la Belgique.

— Mais où allons-nous donc ? demanda Jean. Et, se rappelant son entretien avec son ami, il pensait au champ de bataille de Waterloo, — mais sans oser le dire.

— Où nous allons ? fit Modeste Vidal. Il me semble que nous traversons un plateau peu fertile et passablement monotone de la Champagne.

» Faut-il mettre les points sur les i ? Nous sommes sur la limite de la Champagne pouilleuse ; nous laissons à notre droite l’embranchement pour Mourmelon. Tiens ! te voilà renseigné : écoute, on crie Bazencourt !… Maintenant nous traversons la Suippe. Voilà un village ; on doit y exploiter la craie à en juger par l’état des environs. Bon ! nous entrons dans un tunnel. 11 n’est pas trop long. Nous franchissons le canal des Ardennes et du même coup l’Aisne. Quelle est cette petite ville sur le versant d’une colline ? On dirait que…

— C’est Rethel, dit une bonne femme de la campagne, pensant venir au secours du voyageur.

— Ah ! merci ! Nous disons Rethel. Je croyais que c’était une ville fortifiée Rethel ? Elle a dû l’être… Il me semble aussi que sous ses murs, Turenne et les Espagnols ont été défaits par les troupes de Mazarin ?

— Sais point ! fit la bonne femme devenue très attentive.

— Je me suis laissé dire, reprit l’artiste facétieux, que quelques années plus tard les Espagnols ayant réussi à s’emparer de Rethel, Turenne, redevenu fidèle à la bonne cause, les en chassa à la grande satisfaction de Mazarin.

— Maza… Mathu… C’est i pas ou n’oum qu’avo deu s’afan et que l’pe jaun d’sé deu s’afan s’a né allé din in paï étranger, où y guernouia tou s’bin ?

— Qui ça, cet « oum », Mazarin ?

— Oui,… Mathurin.

En voyant poindre ce quiproquo burlesque, Modeste Vidal se mit à rire à s’en tordre les côtes ; — c’est au point que Jean en fut pour tout de bon déridé. La bonne femme se croyant mystifiée détourna la tête et regarda les champs du côté opposé. C’est ainsi qu’on arriva à Amagne. Bientôt après, la voie s’engagea — tantôt dans des tranchées, tantôt sur des remblais — à travers une région appelée les Quatre-Vallées, renommée pour l’abondance et la qualité des fruits de ses vergers. Peu après, le train pénétra dans une profonde tranchée pour gagner la vallée de la Vence, où commencent les forêts de l’Ardenne.

Un quart d’heure plus tard se présentait sur la droite de la voie, dans une charmante situation au sommet d’une haute colline, le château de Saint-Marceau, datant du dix-septième siècle ; et un peu plus loin, l’importante poudrerie de Saint-Ponce. On approchait de la Meuse, et de Mézières et de Charleville.

Mézières est le chef-lieu des Ardennes. C’est une ville qui n’a cependant guère plus de six mille habitants. Bâtie sur le penchant d’une colline, la Meuse la traverse deux fois. Charleville touche à Mézières. C’est une jolie ville sur la rive gauche de la Meuse, — autrefois place forte — qui possède des communications faciles avec Paris par l’Aisne, l’Oise et la Seine.

Modeste Vidal disait à Jean combien est pittoresque la vallée de la Meuse dans la partie qui descend de Charleville à Givet ( qui monte au nord, à la frontière). La voie ferrée longe la grande rivière entre des hauteurs couvertes de belles forêts, au milieu desquelles se dressent des rochers superbes. Sur ce tracé du chemin de fer, les ouvrages d’art abondent : des ponts sur la Meuse, des tunnels, des tranchées taillées dans le roc vif… et au bout du voyage, Givet avec sa citadelle juchée sur une colline rocailleuse, se dressant en pleins nuages, semblant défier l’assaut.

La parole de l’artiste était ardente, et faisait oublier la pluie froide qui commençait à fouetter les vitres du wagon, par une triste après-midi d’hiver ; tandis que des brouillards roulaient sur la Meuse, et noyaient les forêts épaisses jetées sur les collines…

Tout à coup, le train s’arrêta dans une gare.

— Sedan !cria-t-on le long de la voie.

Jean sentit tout son sang affluer au cœur ; et il devint blanc comme un linge. Il comprenait quelle surprise Modeste Vidal lui avait réservée.