Le Tour de France d’un petit Parisien/2/18

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Librairie illustrée (p. 462-476).

XVIII

Souvenirs d’un ambulancier

— Sedan !

Ce nom retentissait encore aux oreilles de Jean comme un glas funèbre, lorsqu’il sortit de la gare, en compagnie de Modeste Vidal. Ah ! c’était donc là cette surprise qu’il lui ménageait ! Il s’en effrayait presque. Le froid le secouait, et peut-être aussi une émotion involontaire.

La pluie continuait de tomber.

Ils suivirent une avenue. Laissant sur la rive gauche le faubourg de la plaine de Torcy, un pont les conduisit vers l’ancienne place forte, entrevue à travers les ondées, — avec ses glacis inutiles, ce qui reste de ses vieux remparts devenus une défense illusoire et décevante contre l’artillerie moderne ; avec son « château» couronnant une élévation au nord, citadelle impuissante. Tout autour, — à trois mille mètres, à cinq mille mètres — un double cercle de collines, le premier resserré sur Sedan, placé là comme au fond d’un entonnoir, le second cercle, formé d’une suite presque ininterrompue de bois, de hauteurs s’élevant par degrés, amphithéâtre immense aux étages superposés comme en un vaste cirque, dominant tout, le cours de la Meuse, la ville, le plateau de Sedan, fermant toutes les issues et tous les passages. Au delà, occupant tout le nord, la forêt des Ardennes, rideau tiré à la frontière entre la France et la Belgique.

Ils avaient sous les yeux le champ de bataille du 1er septembre 1870, borné au sud par Bazeilles, — à trois kilomètres — où la lutte s’était engagée la veille de ce mémorable jour.

Lorsqu’ils furent enfermés dans leur chambre d’hôtel, un peu séchés et réchauffés devant un bon feu, Modeste Vidal commanda qu’on lui apportât une carte…

— Du menu ?

— Mais non ! ! de la bataille… une grande carte.

On la leur procura. Alors, avides, sous la lampe, ils se penchèrent sur la carte dépliée sur une table.

L’ami de Jean, suivant de son doigt un tracé circulaire, lui montra les endroits, désormais célèbres, arrosés du sang des armées des deux plus fortes nations militaires du monde : au sud les hauteurs de Remilly, longeant la rive gauche de la Meuse en face de Bazeilles et où les Bavarois avaient établi leur artillerie, Bazeilles, la Moncelle, le bois Chevalier et Daigny, Givonne, le fond de Givonne et la route de Liège, Illy et son Calvaire, Fleigneux, et, en passant du nord à l’ouest pour redescendre, Saint-Menges, Floing, la boucle de la Meuse formant la presqu’île d’Iges, où furent retenus nos soldats prisonniers, Donchéry, Frénois, le bois de la Marfé, — avec Sedan au centre de ce vaste cercle, que coupe la Meuse de son cours sinueux, suivi parallèlement sur plusieurs kilomètres par le chemin de fer.

— Demain, dit Modeste Vidal, nous irons à Bazeilles ; c’est là qu’on s’est battu le plus longtemps, et peut-être qu’on s’est le mieux battu. Les Bavarois savent ce que leur a coûté la possession de cette bourgade ; les ruines qui subsistent encore marquent assez l’exaspération d’une soldatesque si rudement maltraitée que, dans sa fureur, elle s’en prend à tout : aux maisons qu’elle brûle, aux habitants qu’elle fusille — après le combat.

Le temps demeurait mauvais, froid et pluvieux, mais cela ne les arrêta pas le lendemain.

En sortant de Sedan par la route de Montmédy, ils se trouvèrent tout de suite à Balan, village de 1,500 habitants qui est une sorte de faubourg de la place forte. À droite et à gauche de la route, ils voyaient de modestes croix de bois, surmontées pour la plupart de petits drapeaux tricolores. Ces croix marquent l’emplacement des fosses creusées pour les vaillants morts de la journée de Sedan. Devant les premières ils se découvrirent avec émotion ; puis, ils se familiarisèrent avec le spectacle de ces tombes qui perpétuent pendant quelques années le souvenir des sanglantes batailles, faisant de l’histoire avec des croix de bois.

Il pleuvait très fort au moment où ils pénétrèrent dans Bazeilles, gros bourg formé jadis de coquettes maisons de brique et qui eut tant à souffrir des horreurs de la guerre de 1870 ! Dans les rues, ils virent encore bien des maisons en ruine, bien des pans de murs noirs encore du feu qui les avait calcinés : il semblait que la pluie qui les lavait achevât de les éteindre. Ces pierres et ces briques brûlées au pétrole, témoignaient de l’exécution impitoyable d’un code de la guerre dont la rédaction est moderne, nouvelle si l’on veut, et, par surcroît germanique, mais que de tout temps les nations barbares connurent et appliquèrent.

Dans cette malheureuse bourgade, près de quarante personnes, et parmi elles des vieillards, des femmes et des enfants périrent massacrés au milieu du combat, asphyxiées dans les incendies allumés par les obus, ou fusillées le lendemain de la grande bataille. Ce n’est pas tout. Le pétrole vint activer l’incendie commencé le 31 août et continué le 1er septembre : trois cent soixante-trois maisons furent livrées aux flammes ; la plupart ont été rebâties ; un assez grand nombre, édifiées sur un plateau uniforme, ont été reconstruites avec des ressources fournies par la Souscription nationale du « Sou aux chaumières ».

À l’entrée du village, la première maison à gauche, qui est l’estaminet Bourgerie, a pris cette enseigne : « À la dernière cartouche ». Elle porte des traces encore bien visibles de la lutte. On a ouvert au rez-de-chaussée de cette maison un« musée» composé de débris d’armes ramassés sur le champ de bataille : sabres rougis et ébréchés, casques troués, gibernes et ceinturons appartenant à cent uniformes divers.

Ils visitèrent pieusement ces panoplies, ne manquant pas en sortant de déposer leur offrande dans un tronc placé là. Au premier étage, le « musée » s’agrandit d’une chambre, une simple chambre de paysans ; mais c’est celle où le peintre Alphonse de Neuville a placé la scène des « Dernières cartouches ». Les murs effrités de balles, le bahut près de la fenêtre que l’on connaît, l’alcove où agonise un soldat dans le célèbre tableau, ont été, depuis 1870, laissés par les propriétaires dans l’état où ils se trouvaient.

De cette maison, à la place principale, il n’y a pas loin : ils s’y rendirent pour y voir le monument élevé pour honorer la mémoire des vaillants Français tués dans les journées du 31 août et du 1er septembre. C’est un large piédestal, décoré de quatre frontons, avec couronnes d’immortelles et branches de chêne et de laurier. Au-dessus, se dresse une pyramide sur laquelle se détachent un bouclier et une palme. Outre les inscriptions qui dédient ce modeste monument aux défenseurs de notre sol, ils purent lire sur l’une des faces latérales les noms glorieux des cinq officiers supérieurs, des huit capitaines, et dix-neuf lieutenants et sous-lieutenants de l’infanterie de marine,
L’artillerie tonnait jusqu’au delà de Givonne (voir texte).
tués à Bazeilles, et sur l’autre face, la liste lamentable de vingt-sept habitants du village, victimes de leur courage — qui n’a pas trouvé assez d’imitateurs !

Un brave homme avait suivi les deux jeunes touristes, et leur recueillement le pénétrait de satisfaction. Tant de visiteurs venaient tourner distraitement autour de cette pyramide ! — des Anglais surtout ; et s’en allaient précipitamment, se marchant sur les talons pour « tout voir. »

— Messieurs, leur dit-il, vous avez mal choisi votre temps… si vous êtes venus pour visiter le champ de bataille.

— C’est vrai ! fit l’artiste ; mais, je crois, ajouta-t-il en consultant Jean du regard, que notre visite à Bazeilles et un coup d’œil jeté sur les collines qui enferment Sedan, nous suffiront pour comprendre la rencontre des deux armées…

— N’est-ce pas ? Il est clair qu’une armée qui occupait toutes les hauteurs, et faisait avancer deux cent quarante mille hommes contre quatre-vingt mille, harassés, n’ayant ni vivres, ni munitions, c’est-à-dire trois contre un, une armée qui était en mesure de mettre en batterie cinq cents canons et qui en possédait bien davantage, ne pouvait que vaincre ; et que l’autre armée, quelque invincible résistance qu’elle opposât, ne pouvait que lui faire payer cher sa victoire. Et il en a été ainsi. L’honneur est sauf du côté des plus faibles, du côté du petit nombre, et ceux qui ont parlé de honte après la capitulation ne savaient pas ce qu’ils disaient. Faites-moi l’amitié, messieurs, de venir un moment vous reposer chez moi—et vous réchauffer. En buvant un verre de cidre, je vous donnerai une idée de ce qui s’est passé dans notre Bazeilles, — dont nous sommes fiers à juste titre.

Ce bon patriote, vieux garçon d’une quarantaine d’années, grand, sec, hâlé, avec une figure militaire, une forte moustache, des yeux expressifs, était propriétaire associé d’une fabrique de drap située entre Sedan et Balan. Il avait fait le coup de feu à Bazeilles, le 31 août et le1er septembre ; mais il ne s’en vantait pas trop. Il aimait mieux rappeler que l’ambulance de l’infanterie de marine, établie pendant les deux jours de combat dans le grand château de M. Matharel de Fiennes, — tout en haut du pays, — l’avait requis comme auxiliaire au plus chaud de l’action.

— J’étais bien placé pour tout voir, ici, dit-il à ses hôtes tout en les conduisant à sa maison. Entre deux paquets de cartouches, j’aidais à ramasser les blessés ; mais à mon dernier voyage, comme je rapportais à l’ambulance un jeune officier mourant, mes nouveaux camarades insistèrent pour que je prisse le brassard d’ambulancier ; ils voulaient, disaient-ils, me préserver d’être collé à la muraille. Ils avaient raison, et j’acceptai avec reconnaissance.

On arriva à la maison de l’ancien ambulancier. Il fit asseoir les deux jeunes gens auprès d’un bon feu, et pria sa sœur de tirer un pot de cidre — du meilleur.

— Voyez-vous, dit-il ,le bourg fut défendu principalement par l’infanterie de marine, qui est devenue mon régiment préféré : aucune arme ne les jalousera ! Il fallut d’abord enlever Bazeilles aux Bavarois, qui pensaient s’établir ici comme chez eux. Ils se trouvaient en force à Remilly, de l’autre côté de la rivière, et avaient passé la Meuse sur le pont du chemin de fer. Le 12e corps d’armée, placé sous les ordres du général Lebrun, après être resté toute la nuit du 30 sur les hauteurs de Mouzon pour couvrir les mouvements des autres corps qui se concentraient sur la Meuse, vers Sedan, s’était mis en marche le 31 août, avant le jour. Il arriva par Douzy, cotoyant la rive droite de la Meuse, suivi de très près par les forces supérieures de l’ennemi. C’était par une journée splendidement belle — une journée, hélas ! sans lendemain pour plus d’un !

» Les Bavarois furent délogés de Bazeilles vers six heures du soir. Mais tout allait être à recommencer. Le commandant Lambert, attaché comme sous-chef d’état-major à la division d’infanterie de marine, composée de quatre régiments, général de Vassoignes, fut chargé de mettre Bazeilles en état de défense, et s’en occupa très activement. La nuit était venue ; mais l’obscurité n’était pas complète de ce côté-ci de la Meuse ; déjà quelques maisons brûlaient, et les lueurs de l’incendie éclairaient les mouvements des troupes qui occupaient militairement Bazeilles. Peuh ! ce n’était là qu’un détail sans grande importance. La chose réellement fâcheuse c’est qu’on n’eût pas été en mesure, après la retraite des Bavarois, de faire sauter le pont du chemin de fer par où ils pouvaient faire un retour offensif.

» Les Bavarois nous l’avons su depuis, — tout se sait, n’est-ce pas ? — travaillaient en silence à disposer dix-huit batteries sur les pentes de la rive gauche. Espéraient-ils nous surprendre ? Peuh ! nous nous doutions bien qu’ils étaient là ! Ils ne répondaient même pas aux coups de fusil tirés par nos sentinelles avancées. Vers minuit, on put croire qu’ils allaient prendre l’offensive. Aux avant-postes on entendait de plus en plus distinctement le bruit des pas des hommes, le cliquetis des armes, le roulement des voitures et même les commandements, bien qu’ils fussent faits à voix basse. Toutefois dans l’obscurité de la nuit, on ne pouvait apercevoir les ponts de bateaux que l’ennemi construisait en amont et en aval de Bazeilles, et sur lesquels s’effectua bientôt après le passage de ses troupes.

» Nos braves soldats de l’infanterie de marine tombaient de fatigue ; ils dormaient debout. Il leur fallut pourtant construire des barricades pour fermer les rues, et se préparer à recevoir l’attaque.

» Vers quatre heures du matin, les Bavarois de Von der Tann se présent tèrent en force du côté de la route de Mouzon. Ils trouvèrent devant eux la brigade de l’infanterie de marine du général Martin des Pallières. Les tirailleurs engagèrent la fusillade dans un rare jour, obscurci encore par les brouillards s’élevant de la Meuse : c’était la bataille de Sedan qui commençait !


» A sept heures, l’artillerie tonnait sur toute la ligne, depuis Remilly jusqu’au delà de Givonne, et le feu de la mousqueterie atteignait sa plus grande intensité. C’est à ce moment-là que le maréchal de Mac-Mahon, accouru près de la Moncelle, au point le plus vivement attaqué, fut atteint d’un éclat d’obus qui le blessa aux reins et enleva la croupe de son cheval. Ramené à Sedan, il rencontra l’empereur qui venait se montrer sur le champ de bataille : vous savez qu’il s’était démis du commandement de l’armée de Châtons. Les Bavarois étaient soutenus par cette vive attaque sur la Moncelle, où se trouvait là gauche du 12e corps. Là, c’étaient les Saxons qui venaient se heurter contre la division Grandchamp et la division Lacretelle.

» À Bazeilles, les tirailleurs ennemis réussirent à s’emparer d’une maison de la Grande rue et, de là, ils faisaient feu à bout portant sur ceux de nos soldats qui essayaient de passer. Le commandant Lambert, que je suivais de près, fit établir dans une autre maison, située en face, quelques-uns de ses hommes, qui éteignirent le feu des Bavarois ; puis, laporte de leur maison enfoncée, les cinq ou six survivants furent faits prisonniers.

» Cet obstacle enlevé, je vis une centaine de soldats entraînés vers le centre du bourg, charger le plus bravement du monde à la fourchette, sous une grêle de balles et refouler les Bavarois qui commençaient à remonter la Grande rue. Trois compagnies d’infanterie de marine vinrent soutenir leurs camarades. La lutte devint alors plus vive, si c’est possible. On se fusillait de très près. Nos pertes furent énormes, mais les Bavarois moins agiles que nos soldats payaient encore plus cher chaque léger succès.

» Ils s’étaient enfin emparés de l’église et des premières maisons du bourg, et ils s’étendaient de plus en plus vers l’ouest —la partie avoisinant la Meuse ; — ils envahissaient les jardins, et menaçaient de prendre les nôtres à revers. La Grande rue était tellement sillonnée de projectiles qu’on eût juré voir sur le sol les traces d’un rateau…

» Une forte colonne d’infanterie de marine commandée par le chef de bataillon Pasquet de la Broue s’engagea au pas de course dans cette principale artère de Bazeilles, sous les yeux du général Reboul — un solide au feu, celui-là, de la trempe de Ducrot : le général de Vassoignts, chargé luimême par le chef du 12e corps de la direction de la défense de Bazeilles, avait confié au général Reboulle commandement supérieur des troupes dans Bazeilles et autour du bourg.

» Dès les premiers pas, le chef de bataillon de la Broue tomba frappé d’une balle. Le capitaine Bourchet, qui le remplaçait dans le commandement de la colonne, conduisit ses hommes au pas de course jusque sur la place. Peuhl les Bavarois n’attendirent pas le choc et déguerpirent, laissant un grand nombre des leurs sur le terrain. Cette charge à la baïonnette nous coûta une cinquantaine d’hommes tués ou blessés. Nouveaux voyages à l’ambulance, qui déjà regorgeait. On ne savait plus où mettre les blessés qu’on apportait. Le combat s’étendait jusqu’au parc de Montvillé, qui est à l’entrée de la vallée de la Givonne. Très supérieurs en nombre, les Bavarois attaquaient avec fureur. Ils s’étaient vus obligés d’appeler successivement toutes leurs forces du 1er corps, puis une division du 2e corps, ce qui leur permit à la fin de se présenter de toutes parts en masses compactes, au milieu desquelles le feu de la mousqueterie faisait d’effrayants ravages. Ils étaient fauchés par grappes, et dans leurs rangs serrés, les morts demeuraient debout. Peuh ! quand il le faut, les Allemands ne ménagent pas leurs soldats. En 1870, ils en avaient beaucoup à sacrifier, et il leur suffisait que la campagne leur fût favorable.

» C’est alors que commença dans le village à demi incendié par les obus de l’ennemi une guerre de rues des plus meurtrières : bien plus de morts que de blessés ! On se fusillait à bout portant. Nos soldats qui n’avaient pas la ressource des corps d’armée inépuisables de l’ennemi, se barricadèrent dans les rues, dans les enclos et les maisons. Les Bavarois devaient prendre une à une chaque maison du bourg, enlever de même une à une les barricades de chaque rue. L’artillerie ennemie établie sur les hauteurs de la Marfée et de Wadelincourt, au delà de la Meuse prêtait aux Bavarois un appui considérable. Elle ne pouvait tirer sur Bazeilles sans s’exposer à atteindre les Allemands mêlés aux Français ; mais elle distinguait nettement les réserves du 12e corps, et c’est là que ses coups frappaient.

» Jusque vers onze heures, le combat se soutint des deux parts avec une ardeur opiniâtre et des alternatives diverses. L’avantage demeurait en définitive à nos soldats, que les Bavarois ne pouvaient parvenir à faire reculer. Dans l’ardeur de la lutte, l’infanterie de marine ne semblait pas s’être aperçu du mouvement de retraits de l’armée vers le nord.

» Le commandant Lambert, qui avait été blessé au pied dans la Grande rue, pour continuer la résistance, se retira avec une centaine d’hommes ralliés sur son chemin, dans une maison isolée située au point culminant de Bazeilles. Il avait avec lui les capitaines Aubert, Bourgey, Picard, Delaury et les lieutenants Escoubé et Saint-Félix. Grâce surtout à l’activité du capitaine Aubert, la maison fut rapidement mise en état de défense ; ce brave officier, prenant un fusil, se plaça ensuite à l’une des fenêtres, et exerça aux dépens des Bavarois, sa merveilleuse adresse.

Malgré les pertes considérables qu’il éprouvait, l’ennemi avançait toujours, enveloppant cette maison. Au bout de deux heures, ce refuge fut complètement cerné par le 15e régiment bavarois. La maison se trouvait dans le plus piteux état ; les portes étaient percées à jour, les fenêtres brisées, la moitié de la toiture enlevée par un obus qui avait blessé plusieurs hommes. Mais la lutte continuait toujours avec acharnement. Elle ne cessa qu’avec les munitions. Cette poignée de braves durent alors songer à se rendre — si c’était possible — car leurs ennemis exaspérés par les pertes subies, poussaient des cris de mort qui ne permettaient d’attendre aucun quartier.

» Les soldats ne s’y trompaient point : décidés à vendre chèrement leurs vies, ils voulaient sortir à la baïonnette. Le commandant Lambert les arrêta en leur disant qu’il allait se montrer le premier : ils devraient régler leur conduite sur la façon dont il serait accueilli. Au moment où le commandant franchit la porte, il eut sur la poitrine vingt baïonnettes, et il eut été massacré si un capitaine bavarois ne se fut précipité courageusement pour lui faire un rempart de son corps, au risque d’être lui-même tué par ses propres soldats, tellement aveuglés par la colère qu’ils se trouvaient hors d’état de rien entendre. Ce fut certainement à l’intervention de ce loyal ennemi que le commandant, ses officiers et les soldats survivants durent la vie.

» Dans une autre maison, l’intrépide capitaine Bourchet faisait une défense non moins héroïque, non moins désespérée. Dans une autre maison, encore, le lieutenant Vatrin du 4e régiment, soutenait l’assaut furieux d’une soldatesque irritée à l’excès de la résistance qui lui était opposée. Quand il n’eut plus une seule cartouche il se décida à se rendre, avec le sous-lieutenant Chevalier et seize hommes. Mais ces braves soldats ne rencontrèrent aucune générosité. On les fusilla comme des malfaiteurs.

» Cette exécution fut connue par un sapeur qui, mis en rang avec ses camarades pour être passé par les armes, eut la chance de ne pas être atteint, et revint en rampant vers les nôtres.qui tirèrent d’abord sur lui : il en réchappa encore !

» Le maréchal, vous le savez, avait été blessé au commencement de l’action. Il donna le commandement au général Ducrot, qui demeurait, lui, fermement convaincu que la seule chance de salut pour l’armée était une prompte retraite sur Mézières. Divers mouvements en ce sens commençaient à s’opérer, lorsque le général de Wimpffen, arrivé la veille d’Algérie, fit savoir qu’il était porteur d’un écrit du ministre de la guerre l’investissant du commandement en chef, au cas qu’il arrivât malheur au duc de Magenta. Or, Wimpffen pour entrer autant que possible dans les vues du ministre, même dans l’extrémité où l’on se trouvait, voulait diriger l’armée du côté de l’est, du côté de Metz et de Bazaine. Bazeilles qu’on pouvait abandonner en suivant le plan de Ducrot, devenait une position importante, à conserver à tout prix, si le plan de Wimpffen obtenait la préférence. Les choses en étaient là, lorsque l’armée du prince royal de Prusse, dont seuls les deux corps Bavarois avaient passé la Meuse, — ou plus exactement le 1er corps et une partie du 2e — prononça, sur la rive gauche de cette rivière, le mouvement tournant qui devait fermer à l’armée de Châlons toute possibilité de retraite sur Mézières.

» La bataille était perdue.

» La résistance devait faiblir dans Bazeilles, livré à toutes les horreurs de la guerre, et qui bientôt n’allait plus être qu’un amas de ruines fumantes.

» L’infanterie de marine, sur 10,000 hommes engagés en eut, dans ces deux journées, près de 4,000 tués ou blessés. Quant il fallut reculer, elle combattit jusqu’aux murs de Sedan.

L’ex-ambulancier s’arrêta — comme s’il avait tout dit.

Modeste Vidal et Jean l’écoutaient, et lorsqu’il suspendit sa parole ils éprouvèrent un serrement de cœur : ils comprenaient ce que signifiait cette lacune intentionnelle dans le récit : l’armée détruite, tourbillonnant sur elle-même, subissant l’attractionde cette place de guerre sous laquelle elle se trouvait, et s’y précipitant tous rangs, toutes armes confondus, cavaliers, fantassins, artilleurs pêle-mêle ;puis la capitulation, et les soldats prisonniers, sans pain, dans le camp de la Misère…

Le brave homme qui suivait leurs réflexions douloureuses se fit violence pour retrouver ses souvenirs, et reprit :

— Une ambulance de la société internationale, demeurée à Mouzon pour le pansement des blessés, s’était dirigée vers Sedan, dès les premières lueurs du jour, le vendredi 2 septembre. Dans une sorte d’omnibus avaient pris place le docteur Pomier, un publiciste distingué, M. Charles Habeneck, en qualité d’infirmier major, l’abbé Domenech, qui a visité et décrit le Texas et l’Irlande, un dessinateur de très grand talent, M. Lançon, et deux autres infirmiers. C’était bien peu de monde en présence de tant de souffrances à soulager !

» M. Habeneck a consigné dans un petit livre, plein d’une émotion patriotique, les impressions de ce voyage vers un lieu où tout indiquait une immense catastrophe. La plus épouvantable déroute s’accusait partout : les chemins et les champs encombrés de caissons et de voitures éventrés et brisés par les boulets ; des soldats morts, des chevaux blessés hennissant pour appeler du secours et laissant retomber leur tête pour expirer, même des moutons, des chiens tués ; des malles d’officiers mises au pillage et leurs papiers jonchant le sol. De temps en temps, ils croisaient quelque détachement ennemi ou plusieurs de ses voitures du train.

» Au petit Remilly, ils se trouvèrent au milieu d’un grand nombre de Bavarois, reconnaissables de loin à leurs casques à chenille noire. Il y avait là, dans une grange, de nombreux blessés laissés sans aucun secours. Quand ils furent un peu plus loin une fumée noire montait lentement vers le ciel devant eux : c’était Bazeilles.

» La plaine où ils s’engagèrent avait été tellement foulée aux pieds par les hommes et les chevaux que le sol en était devenu ferme et battu comme celui d’une route. Ils avancent et font la rencontre d’une colonne de prisonniers français, quelques soldats avec un officier ; puis, les menottes aux mains, des paysans et parmi eux des vieillards et des femmes que l’on allait fusiller, parce que les habitants du village avaient pris part à la lutte. On s’était emparé surtout des vieillards et des femmes : les hommes et l’élément jeune de la population s’étaient retirés avec les soldats du côté de Sedan lorsque le combat était devenu impossible.

Au chemin de fer, deux locomotives abandonnées demeuraient sur la voie. Devant la station de Bazeilles détruite et ravagée, les Bavarois pillaient des wagons à marchandises remplis de pains de sucre. Un officier Bavarois voyant un prêtre parmi le personnel de l’ambulance s’approcha et raconta en pleurant ces deux jours de bataille dans lesquels les Bavarois avaient tant souffert ! Et il supplia l’aumônier de consentir à dire les dernières prières pour les officiers morts qu’on allait enterrer ; parmi eux, il avait deux frères. L’abbé Domeneck ne pouvait refuser. Déjà une musique retentissait jouant la marche de la Symphonie héroïque de Beethoven (très méthodiques ces Allemands ! et prévoyants !) c’était le convoi funèbre des officiers morts qui s’avançait.
À la porte de ce cabaret se dressait un monceau de cadavres (voir texte).

» Peu après, grâce à mon brassard d’ambulancier il me fut permis de me joindre à l’ambulance de MM. Pomier et Habeneck, dont le personnel était par trop insuffisant. Je les rejoignis comme ils allaient pénétrer dans Bazeilles. Ils traversaient un champ jonché de débris de cartouches de mitrailleuses. Au delà sur la colline, des morts partout.

» Bazeilles brûlait. Ses jolies maisons étaient incendiées au pétrole, l’une après l’autre, — sauf celles à qui les obus avaient mis le feu comme pour fournir d’avance au général Von der Tann une raison plausible à faire valoir. Leurs toits enfoncés, leurs volets brisés et arrachés -de leurs gonds, leurs portes jetées bas, leurs fenêtres brisées et obstruées par des matelas, disaient l’ardeur de la lutte, l’opiniâtreté de la résistance.

» À chaque pas nous nous heurtions aux cadavres de quelques soldats de ces beaux régiments de l’infanterie de marine, sur lesquels chaque chef dirigeant — Mac-Mahon, Ducrot et Wimpffen — avait compté pour faire pivoter l’armée entière soit vers l’est, soit vers le nord. En certains endroits, la fumée était si épaisse que c’est à peine si l’on apercevait de près les murailles croulantes des maisons sur lesquelles les Bavarois exerçaient leur rage.

» Nous montâmes jusqu’au grand château où l’infanterie de marine avait eu son ambulance.

» Les Bavarois l’occupaient maintenant. Les nôtres y avaient laissé quelques blessés, dont l’état grave ne permettait pas le transport. Dans un bassin ornant la pelouse, et dans une fosse creusée à la hâte, les vainqueurs enterraient les morts, — les leurs et les nôtres.

» À un petit carrefour où viennent se croiser les routes de Balan et Sedan, de Bazeilles et de la Moncelle, se trouve un petit cabaret avec cette enseigne « À la petite Californie ». A la porte de ce cabaret se dressait un monceau de cadavres à côté de trois pièces de canon abandonnées. Je suivis ces messieurs de l’ambulance dans la salle basse ; nous y comptâmes les corps de vingt-sept de nos braves soldats. Près de la maison, dans un petit potager planté de choux, les morts et les blessés gisaient si pressés et tellement défigurés que l’on confondait les têtes des hommes avec les têtes de choux : M. Habeneck a noté dans son livre cette étrange et navrante impression.

» Dans l’embarras où se trouvaient le docteur Pomier et M. Habeneck pour installer une ambulance, un officier Bavarois leur conseilla de s’établir dans une fabrique de drap contiguë au château de la Ramaurerie. Nous y allâmes. La société de secours aux blessés prussiens occupait déjà les bâtiments de cette fabrique. Ils ramassaient activement leurs blessés et aussi les Français. Nous vîmes là, placés devant la façade du château, sur des civières, de malheureux soldats blessés très grièvement : il était absolument impossible de rien tenter pour les secourir ; et ils attendaient la mort… Triste fin pour ceux des nôtres qui voyaient approcher le dernier moment les yeux fixés sur ce sol de la patrie arrosé de leur sang, répandu pour le défendre ! Fin bien plus triste encore pour ces soldats étrangers, victimes d’une politique haineuse, venus d’outre-Rhin pour achever contre ce mur un rêve de gloire et de domination !

» La société de Saint-Jean consentit à nous abandonner la fabrique, et l’on se mit en mouvement pour s’organiser. En allant à la recherche d’aides, nous entendîmes tout à coup un immense hourrah s’échapper de trois cent mille poitrines ; et presque aussitôt les musiques militaires éclatèrent de tous côtés en fanfaresjoyeuses. Il y en avait une près de nous qui jouait l’air d’Offenbach : « C’est moi qui suis la reine ».

» Qu’était-ce donc ?

— Messieurs, nous dit un officier prussien, l’empereur Napoléon vient de remettre son épée au roi. L’armée française est prisonnière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nouveau temps d’arrêt dans la narration, nouveau silence pénible. Et toujours chaque récit aboutissait à la capitulation…

— Enfin, puisqu’ils avaient tous fait largement leur devoir ! conclut le bourgeois de Bazeilles avec un soupir. Messieurs, buvons un coup en l’honneur des braves !

Il remplit les verres, et il éleva le sien — simple hommage d’un honnête homme — qui, lui aussi, avait fait son devoir.

— Vous pouvez, reprit-il d’un ton plus libre, par le château de Montvillé, la Moncelle et Daigny remonter la vallée de la Givonne jusqu’à Givonne, et pousser même jusqu’à Illy ; puis, de là, revenir à Sedan parle bois de la Garenne. Il ne vous faut guère que quatre ou cinq heures, et vous aurez visité la partie la plus intéressante du champ de bataille de Sedan sur la rive droite de la Meuse.

— Ce que je voudrais voir, dit Jean, c’est l’endroit où la cavalerie a exécuté ces charges désespérées qui arrachèrent ce cri au roi de Prusse : Oh ! les braves gens !

— Pour cela, il faudrait monter au nord de Sedan, vers le Calvaire d’Illy. C’est du plateau que Ducrot lança la division de cavalerie Margueritte et des fractions des divisions Bonnemain et Fénelon, qui débouchèrent rapidement d’une dépression de terrain où elles étaient massées entre le bois de la Garenne et Floing, pour se rabattre ensuite sur l’ennemi qui défilait au nord, achevant son mouvement tournant. Le général Margueritte fut blessé mortellement en s’avançant pour reconnaître le terrain. Aussitôt le général de Galiffet prit le commandement des deux brigades. Le général crie : Au galop pour charger ! Les clairons sonnent la charge, tous les officiers répètent : Chargez !

» Nos cavaliers se lancent avec impétuosité contre l’ennemi ; les balles, les obus, la mitraille ne peuvent ralentir leur élan. Courbés sur l’encolure de leurs chevaux, la tête droite, les yeux fixes, les éperons dans les flancs, les - rênes courtes, revolver et sabre au poing, ils partent, ils se heurtent aux colonnes prussiennes ; ils ne sabrent pas, ils pointent. Ils culbutent la première ligne ; mais ils vont se briser sur la seconde. Le feu terrible des bataillons prussiens met le désordre dans les escadrons ; broyés, ils viennent se replier derrière l’infanterie de Pellé et de Lheriller pour se reformer et s’élancer de nouveau…

» Mais cette infanterie, démoralisée par la puissance formidable de l’artillerie ennemie, n’a plus son ardeur ni sa solidité. Ducrot ne réussit pas à la reporter en avant. Alors il demande un nouvel effort aux chasseurs et aux hussards de Galiffet. Trois fois les charges sont recommencées, la dernière avec des lambeaux d’escadrons qui ne peuvent arrêter qu’un moment la marche en avant de l’ennemi. Nos cavaliers sèment la terre de leurs morts et de leurs blessés, laissant dans la mêlée le général Tillard, le colonel Cliquot, du 1er chasseurs d’Afrique, les lieutenants-colonels de Gantés et de Linières, tués, le lieutenant-colonel Ramond, grièvement blessé, vingt-deux officiers du 1er hussards, tués ou blessés ; charges héroïques, mais impuissantes qui arrachèrent au roi Guillaume, placé de l’autre côté de la Meuse, sur les hauteurs de Frénois,d’où il apercevait distinctement cette partie du champ de bataille, un cri d’admiration, et peut-être de regret, en voyant s’accomplir ce sacrifice de tant d’existences.

» Des soldats qui savent aussi bravement payer de leur personne, peuvent succomber sans honte. Les chasseurs d’Afrique et les hussards des valeureuses charges de Sedan, n’ont pas acquis en cette journée des titres moins glorieux à notre estime que les cuirassiers de Reischoffen.

» Encore une fois, mes amis, honneur aux braves ! »