Le Tour de France d’un petit Parisien/2/19

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 477-487).

XIX

Lorraine et Champagne

Deux jours après, un train s’éloignant de Sedan vers les plaines de la Champagne et l’Argonne emportait Modeste Vidal et son jeune ami. Jean avait voulu voir de près certains endroits plus douloureusement intéressants de cette bataille de deux jours, et l’artiste s’y était prêté de très grand cœur. Seulement alors, l’artiste s’aperçut qu’il n’avait pas réussi dans l’objet de son voyage : procurer une puissante distraction au jeune garçon. Jean demeurait grave, réfléchi, disposé bien plus à s’attrister qu’à s’épanouir. Ce que voyant, Vidal lui dit :

— Je voulais te ramener où je t’ai rencontré : à Ham ; mais je ne suis pas content de toi, — ni de moi. Te voilà plus absorbé que jamais ! C’est un peu ma faute et je suis sous des impressions peu gaies… Eh bien ! pour retourner en Picardie, nous prendrons par le plus long, et cela nous distraira un peu.

Et Jean ne faisant aucune opposition à un projet charmant au fond, ils étaient montés en wagon, tandis que Modeste Vidal indiquait comme contraste avec les souvenirs réveillés par Sedan, la naissance de Turenne dans cette ville, son enfance écoulée dans un château près de Bazeilles. Une autre petite ville forte du pays, Rocroy, avait vu Condé remporter sa première et sa plus mémorable victoire ; enfin le département des Ardennes pouvait, disait l’artiste, revendiquer également comme sien le général Chanzy, le héros de Josnes, de Patay, le véritable homme de guerre révélé par les événements de 1870.

— Quant à l’industrie de Sedan, poursuivit-il, il y aurait aussi beaucoup à dire si l’on s’y arrêtait. La métallurgie est la principale richesse du département. Après cette industrie vient celle des draps. Cette industrie-là est célèbre. C’est le maréchal Fahert qui attira à Sedan des ouvriers pour la fabrication des draps fins dont la Hollande et la Flandre semblaient seules avoir le secret.

Colbert encouragea les premiers établissements. Ces draps de Sedan sont des draps fins, de très beaux tissus de fantaisie. Les filatures de laine et les ateliers de tissage occupent, tant dans cette ville que dans l’arrondissement, dix à douze mille personnes.

De temps en temps, nos touristes traversaient une gare : c’était Mouzon avant de quitter les Ardennes, c’était dans la Meuse, Stenay, Dun… L’artiste faisait quelque remarque instructive. Après Dun, il apprit à Jean qu’à quinze kilomètres à droite de la voie se trouvait Varennes-en-Argonne, où Louis XVI fut arrêté dans sa fuite hors de France.

On était entré dans le département de la Meuse. La première station importante qui se présenta fut celle de Verdun, ancienne et forte ville de la Lorraine que Jean ne connaissait guère que par ses dragées renommées, dont elle ne fabrique pas moins de quatre-vingt mille kilos par an, à destination de Paris et de l’étranger. Ce qu’il ne savait pas, c’est que cette ancienne capitale du Verdunois a été prise, pillée ou brûlée comme jamais peut-être nulle autre ville en France : — par les soldats de Louis le Germanique, par les Normands, par le comte Boson, par les Hongrois, par Louis d’Outre-Mer et bientôt après par Othon le Grand, par le roi Lothaire qui la rendit à l’empire germanique, par Gozalon, duc de Lothier, puis par son fils Godefroi, par Raoul III, comte de Vermandois, par le duc de Guise, etc., etc. Le 30 août 1792 les Prussiens se présentèrent devant Verdun qui capitula le 27 septembre. Le commandant de la place, Baurepaire, refusant de signer la capitulation, se tua, dit-on, ou fut tué par ceux qui ne voulaient pas prolonger plus longtemps la résistance. Les Prussiens à leur tour rendirent cette place forte à la première sommation qui leur fut faite au mois d’octobre suivant.

Le territoire de Verdun, avec ceux de Metz et de Toul, a formé ce que l’on appelait le pays des Trois-Évêchés.

Ils passèrent par Commercy, petite ville de 4,000 âmes sur la rive gauche de la Meuse près d’une forêt qui porte son nom. Si Verdun était avantageusement placé dans l’estime de Jean par ses dragées, Commercy ne l’était pas moins, grâce à ses madeleines.

Les vallées fertiles de la Lorraine, les montagnes couvertes de pâturages et de forêts, les coteaux plantés de vignes se succédaient procurant à Jean une douce émotion. Il ne pouvait oublier que, né à Paris et Parisien par la famille de sa mère, son père était Lorrain. Autour de lui, on nommait déjà des localités dont il avait conservé le souvenir : Toul, Liverdun, Frouard, où près de là s’unissent entre de belles collines boisées la Meurthe et la Moselle. Le train quittant le département de la Meuse pour entrer dans celui de la Meurthe, s’engagea dans le tunnel de Foug, sous le village de ce nom dominé par les ruines d’un château ; puis le train franchit la Moselle sur un pont ; quel pont ? celui de Fontenoy où son père le valeureux soldat, s’était trouvé, faisant partie du corps de volontaires des Vosges qui surprit un poste de Prussiens, dans le hardi coup de main du 21 janvier 1871 ; le lendemain, au retour de cette audacieuse expédition, son père avait été tué dans un combat d’arrière-garde.

Ils s’arrêtèrent à Nancy, l’ancienne capitale de la Lorraine, chef-lieu du nouveau département de Meurthe-et-Moselle, créé en conséquence du traité de Francfort.

Avec une population de 65,000 habitants, elle est, depuis la perte de Strasbourg, de Mulhouse et de Metz la plus importante ville de la frontière de l’Est. Sa population s’est accrue de plus de quinze mille âmes après la cession de l’Alsace-Lorraine. Des manufacturiers appartenant aux provinces annexées, ont transporté à Nancy leurs industries ; il y est venu de Metz et de Sarreguemines, des fabriques de bonneterie, de flanelle, de chaussures, de limes ; une fabrique de bascules de Saverne, une fabrique de chapeaux de paille de Sarre-Union, la grande imprimerie Berger-Levrault de Strasbourg. Aussi la ville a-t-elle dû s’agrandir d’un cinquième en étendue ; de toutes parts s’élèvent des constructions nouvelles, usines, établissements publics, maisons d’habitation ; l’ancien faubourg Saint-Pierre a été englobé dans la ville sous le nom de rue de Strasbourg. Nancy voit également son importance s’accroître grâce aux nombreuses lignes de chemins de fer qui viennent se souder, dans ses environs immédiats, à la voie principale.

Bien qu’ayant conservé tout un quartier de rues étroites et tortueuses, — ce qu’on appelle la « ville vieille » — Nancy est une cité moderne, datant presque en entier du dix-septième et du dix-huitième siècle. Elle doit à ses rues larges et régulières, à plusieurs belles places ornées de statues, de fontaines monumentales, un aspect grandiose. Nancy ville d’industrie et de commerce a gardé néanmoins un grand air dans tous les quartiers bâtis par l’ex-roi de PologneStanislas. Au centre de la ville, quand on se trouve sur la place Stanislas, auprès de la statue de ce prince, avec la splendide façade de l’hôtel de ville à sa gauche, en face de soi le théâtre, derrière soi l’évêché et la rue Sainte-Catherine sur laquelle se rangent de magnifiques casernes, et s’ouvre le jardin botanique ; si, de là, on se dirige à droite vers l’arc de triomphe d’ordre corinthien, décoré des statues colossales de Cérès, de Minerve, d’Hercule et de Mars, et que l’on gagne la place de la Carrière, on ressent cette impression de grandeur qu’imposent les capitales.

Cette place de la Carrière, est elle-même décorée d’une colonade qui aboutit à l’ancien hôtel du Gouvernement. Au milieu, est une promenade entourée d’un parapet surmonté d’urnes et de statues, et ornée de jolies fontaines aux quatre angles ; sur les côtés s’élèvent la bourse et le palais de justice. C’est la plus élégante des places de Nancy ; son nom lui vient de ce qu’elle a servi autrefois d’arène aux chevaux.

Il y a bien d’autres statues à Nancy ! celle de M. Thiers, à la sortie de la gare, celle du roi de Pologne déjà mentionnée, celles de René d’Anjou, du général Drouot, de Jacques Callot l’éminent artiste, de Mathieu de Dombasle, le célèbre agronome. La reconnaissance a érigé les trois premières. Les autres statues sont un hommage rendu à des hommes qui par leur naissance ont illustré la cité lorraine : il en est d’autres encore : l’auteur dramatique Palissot, les sculpteurs Drouin et Clodion, le dessinateur Grandville, la tragédienne Raucourt, les peintres Bellangé et Isabey.

Les faubourgs de la ville se prolongent au loin sur les routes, et au milieu de terrains en partie marécageux que l’on a dû assainir à grands frais.

Quelques-uns des monuments de Nancy renferment de précieux trésors. Ainsi, dans l’ancien palais ducal, dont on admire la porte sculptée ou « porterie », se trouve une salle dite galerie des Cerfs, réservée jadis aux séances des États, qui contient le musée historique lorrain. Le palais ducal est lui-même une des curiosités de la ville Le musée y a été ouvert en 1862 ; au mois de juillet 1871 un effroyable incendie détruisit une partie du palais ; l’empereur d’Autriche envoya immédiatement cent mille francs pour la restauration d’une demeure de ses ancêtres que peu d’années auparavant il était venu visiter. Quant aux galeries du musée historique, elles sont riches en monuments de l’antiquité romaine et gauloise, ainsi qu’en tableaux et en portraits de princes lorrains, médailles, monnaies, armures, faïences. On y voit la fameuse tapisserie trouvée après la bataille de Nancy, dans la tente de Charles le Téméraire, tué dans cette journée.

Comme le palais ducal, c’est également dans la ville vieille que l’on admire
Partout des émigrants affluant vers la France (voir texte).

l’église des Cordeliers. Dans la nef et dans la Chapelle Ronde qui y est jointe, sont érigés les tombeaux de plusieurs ducs de Lorraine, de princes et de princesses de leur famille et de Jacques Callot, dont le mausolée figure là au même titre que celui de Shakespeare à Westminster. Quelques-uns de ces monuments funéraires, surtout celui de Philippe de Gueldres, seconde femme de René II, sont d’une très grande beauté.

Nancy est aussi une ville d’université ; déjà dotée avant la guerre de plusieurs facultés, elle a reçu de Strasbourg divers grands établissements d’instruction publique : son ambition est de devenir l’intermédiaire scientifique entre les autres villes de France et l’Allemagne. Pour occuper cette situation exceptionnelle, elle a déjà les ressources que lui donne sa bibliothèque publique comptant 40,000 volumes, ses archives départementales, ses collections, ses musées, son jardin botanique, son cabinet d’histoire naturelle. De sorte que l’on peut dire que la guerre franco-allemande a donné à Nancy une place enviable dans le domaine des lettres, des sciences, des arts, comme dans celui de l’industrie. Le proverbe se réalise une fois de plus : À quelque chose malheur est bon ; — hélas !

À Nancy, Jean se trouvait à une douzaine de lieues du Niderhoff, — où était la maison paternelle ; mais sur une terre devenue allemande. Là, également, était la tombe de sa pauvre petite sœur ; oubliée ? non ; laissée comme un gage plutôt, — un gage qu’on viendrait un jour réclamer, avec nombre d’autres. Dans ces campagnes, dans ces défilés marquant les dernières ramifications des Vosges, quelque part aussi, une fosse s’était ouverte pour recevoir son père, le volontaire de Fontenoy, et se refermer, ignorée. Que d’impressions troublantes ! L’adolescent revoyait dans le passé cet exode de toute une population abandonnant le sol natal pour conserver le nom de Français. Ces braves gens renonçaient à leur foyers, à leurs propriétés, à leur bien-être, aux lieux où ils avaient le droit de vivre et de mourir ; ils optaient pour la misère peut-être, et les hasards de la vie errante, mais ils rapportaient leur cœur à la patrie commune, — leur cœur pour l’aimer plus tendrement que jamais, leur poitrine pour la défendre lorsque l’heure serait venue.

Aux derniers jours de septembre 1872, Jean avait vu les chemins de fer encombrés de fugitifs ayant refusé d’accepter les conséquences du traité de Francfort ; — il était lui-même au nombre de ceux qui reculaient devant l’invasion : sa grand’mère ne voulait pas être la grand’mère d’un Allemand ; et elle l’emportait au loin, abandonnant tout le reste. Partout des émigrants affluant vers la France : sur les routes, le long des sentiers des montagnes, dans les gares des chemins de fer. Les jeunes gens fuyaient devant la conscription prussienne. Et il y avait des séparations douloureuses à tout bout de champ, au carrefour des chemins, aux portières des wagons…

De pauvres ménages de paysans emmenaient sur leurs grandes voitures à échelles, au pas lent de leurs chevaux de labour, la maisonnée entière : les enfants, l’aïeule, le chat, l’oiselet dans sa cage, et tout ce qui pouvait se transporter du mobilier et de l’outillage de la ferme. Ceux-là, le soir venu campaient dans les villages. À quelques-uns il suffisait d’une brouette pour dérober leur avoir à la convoitise de l’étranger. Jean avait vu des vieillards, des infirmes ayant quitté leur asile, leurs hospices pour ne rien devoir à la charité des ennemis du nom français.

Où allaient-ils tous ? — En France. Ils allaient en France parce que la frontière avait reculé, comme recule le flot de la marée ; ils reviendraient lorsque le flot montant les ramènerait. De temps en temps les plus jeunes, les plus hardis, les plus confiants dans l’avenir acclamaient la France. Et c’était comme un cri de ralliement autour du drapeau. Souvenirs d’enfance inoubliables pour Jean !

De Nancy, les deux amis poursuivirent leur excursion par Mirecourt, pour faire une pointe avancée dans les Vosges, à travers ses fraîches vallées, et ses collines aux formes arrondies.

Les populations, à ce moment de l’hiver qui tirait à sa fin, se montraient occupées à faire de la boissellerie, des sabots, des souliers de pacotille, des couteaux communs, des clous, des pointes dites de Paris, des violons et autres instruments de musique. L’activité est plus grande que jamais depuis que les Vosges restées françaises se sont peuplées d’Alsaciens, et ont reçu dans leurs vallées agrestes les industries réfugiées. Et Jean voyait avec plaisir les hommes de cette forte race, à laquelle il appartenait aussi — tout Parisien qu’il fût ! industrieux, réfléchis, ordonnés — et braves. Placées aux frontières, les populations de la Lorraine ont donné à notre pays nombre de gens de guerre, maréchaux de France et généraux. Est-il besoin de rappeler que Jeanne Darc était Lorraine ? À Mirecourt, où bifurquent les lignes de Nancy, Épinal, Neufchâteau, Langreset Chalindrey, ils prirent la voie ferrée de Neufchâteau, comme s’ils abandonnaient brusquement les Vosges : Mirecourt n’avait rien qui pût les arrêter : même industrie que dans les campagnes environnantes ; en fait d’instruments de musique, violons, orgues, pianos et toutes les serinettes possibles. En plus, le travail de la dentelle et des broderies.

Neufchâteau, au confluent de la Meuse et du Mouzon, ne présentait, non plus, rien de bien remarquable, — malgré ses deux églises gothiques entrevues, et son pont sur les deux bras de la Meuse.

Ils couraient sur Bar-le-Duc, passant du département des Vosges dans celui de la Meuse.

Bar-le-Duc, ancienne capitale du Barrois est situé en partie sur les hauteurs qui dominent la rive gauche de l’Ornain. Sa population est de près de 20,000 habitants. Divisée en ville basse et ville haute, on n’arrive à la seconde que par des chemins assez fatigants. Eglises dans les deux parties de la ville, débris du château fortifié de Bar, embryon de musée. C’est dans la ville basse que se concentre le commerce. Les coteaux qui entourent Bar-le-Duc donnent des vins excellents, qui constituent l’une des principales branches de ce commerce. Les autres consistent en planches de sapins des Vosges, planches de chêne, eaux-de-vie, bière, huiles et confitures blanches et rouges de groseilles et de framboises très estimées.

L’industrie y est assez active ; on y compte plusieurs imprimeries ; des manufactures de corsets sans coutures, des filatures de coton, des fabriques de bonneterie, rouennerie, siamoises, dentelles blondes, mouchoirs et calicots. Une mention spéciale est due aux ateliers de peinture sur verre de M. Champigneulles, ancienne maison Maréchal, de Metz.

Modeste Vidal faisait suivre à son jeune ami un itinéraire qui, pour les ramener de Sedan à Ham, serpentait à travers la Lorraine, la Champagne et la Picardie. Cet itinéraire avait le défaut de laisser de côté bien des villes intéressantes. S’ils avaient encore à voir Vitry, Châlons-sur-Marne, Arcissur-Aube, Troyes, Epernay, Soissons, d’autre part, ils s’étaient détournés de Lunéville dans la Meurthe, d’Epinal dans les Vosges, de Chaumont et Langres dans la Haute-Marne ; et ils devaient éviter dans l’Aube Barsur-Aube, Bar-sur-Seine et Nogent. On ne voyage pas en chemin de fer comme à pied ; les trains vous entraînent dans leurs courbes ; mais ce que l’artiste voulait faire voir à Jean, les campagnes surtout, il les lui montrait amplement, malgré les imperfections de l’itinéraire.

Les voilà donc en pleine Champagne !

Cette ancienne province était divisée en Haute-Champagne, comprenant le Rémois, le Perthois, le Rethelois ; en Basse-Champagne, formée de la Champagne proprement dite, du Vallage, du Bassigny, du Sénonais ; et en Brie champenoise. Elle forme aujourd’hui quatre départements : Ardennes, Aube, Marne, Haute-Marne, plus des parties de la Meuse, de Seine-et-Marne et de l’Yonne. La Champagne est arrosée dans sa partie septentrionale, par la Marne et traversée dans la même région, par le canal de la Marne au Rhin.

On a donné le nom de Champagne pouilleuse à la contrée située à l’ouest de Vitry-le-François. Elle est ainsi appelée à cause de ses terres arides, de ses roches pulvérulentes, de son gazon court et rare, blanchâtre, du triste aspect de sa culture, dela laideur de ses cabanes et de la pauvreté de sa population.

Le sol crayeux y est recouvert de quelques centimètres seulement de terre végétale ; les plaines y sont occupées par de maigres pâturages et des sapinières. Avec le temps ces sapinières semblent destinées à donner de la valeur à ces terres. Çà et là s’étendent de véritables steppes : telle est la grande plaine où a été établi le camp de Châlons. Un vieux dicton prétend que dans la Champagne pouilleuse, l’arpent de terre, quand il s’y trouve un lièvre, vaut tout juste deux francs.

Les moutons sont la seule richesse de cette région si peu favorisée. Notons cependant que lorsque le sol crayeux est mélangé avec la marne, il devient productif ; il est facile à travailler et absorbe promptement les eaux pluviales. Le minerai de fer abonde en Champagne et a donné naissance à de nombreuses usines métallurgiques. Par un étrange concours de phénomènes météorologiques, les nuages se montrent relativement clairsemés au-dessus des campagnes de cette province.

La Champagne fut réunie à la France par le mariage de Jeanne, petite-fille de Thibaut IV, dit le Chansonnier, laquelle épousa en 1284 Philippe le Bel.

Vidal et Jean s’arrêtèrent à Vitry, ville assez importante par son commerce, ce qu’elle doit aux vallées nombreuses qui viennent y aboutir. Dans sa plaine se réunissent toutes les rivières supérieures du bassin. C’est à Vitry-le-François que se détache de la Marne et de son canal latéral, l’importante voie navigable de la Marne au Rhin, dont les cent quatre-vingts écluses rachètent une hauteur de 480 mètres.

A quatre kilomètres au nord-est de la ville actuelle se trouve Vitry-le-Brûlé, incendié au douzième siècle à la suite de sanglants démêlés entre le roi de France, Louis le Jeune, et Thibaut IV, comte de Champagne, au sujet d’une parente du comte répudiée par Raoul de Vermandois. La ville de Vitry fut bientôt envahie : la population entière périt par le fer des soldats, sous les décombres des maisons incendiées. Treize cents personnes trouvèrent la mort dans une église où elles s’étaient réfugiées et que l’armée royale livra aux flammes. Cependant le roi ne tarda pas à être accablé de remords ; il fit appelà Bernard, abbé de Clairvaux, qui ne trouva rien de mieux pour réconcilier les deux princes,que de les déterminer à se croiser ensemble pour la Terre-Sainte. Louis VII promit de réparer le désastre de Vitry. Rebâtie, la ville fut de nouveau incendiée par Charles-Quint. François Ier la fit reconstruire en lui donnant son nom, à l’endroit qu’elle occupe aujourd’hui.

Nos touristes virent aussi Châlons-sur-Marne, ville ouverte d’environ 17,000 âmes, située au milieu de vastes prairies sur deux petites rivières et sur la Marne qui la traversait autrefois et la longe aujourd’hui. Beaucoup de ses maisons sont construites en bois et en craie. Hors de la ville se trouve la belle promenade du Jard ombragée par deux mille ormes magnifiques : c’est sur son emplacement que saint Bernard prêcha la seconde croisade.

À la cathédrale de Châlons, édifice du treizieme siècle, on a accolé sous le règne de Louis XV, une façade dans le style grec, lourde et disgracieuse, et dont il fallut, en 1821, détruire les deux clochers pour prévenir quelque accident grave. Les flèches élevées depuis cette époque ont une réputation un peu surfaite de légèreté et d’élégance. Le maître-autel, un des plus beaux de France a été exécuté sur les dessins de Mansard : six colonnes de marbre supportent le baldaquin.

L’école des Arts et Métiers de Châlons, créée par Chaptal est ouverte depuis 1806. Elle reçoit trois cents élèves. Ces jeunes gens sont préparés à exercer les fonctions de contremaîtres dans des fabriques, usines et manufactures.

Le commerce de Châlons est très actif grâce au canal de navigation qui traverse la ville, aux douze routes et aux cinq chemins de fer qui viennent y converger. Ce commerce porte sur les vins, les grains, les huiles, les laines et les lainages ; les futailles pour les vins de Reims et d’Epernay, et la tannerie, tiennent une bonne place dans l’industrie locale.

À quelques lieues de la ville, vers le nord, entre les villages de la Cheppe et de Cuperly, les antiquaires placent le camp d’Attila, désigné aussi dans les anciennes chartes sous le nom de Vieux-Châlons. C’est dans ces « champs Catalauniens » que vint se briser la puissance des Huns, défaits par Aétius. Plus au nord encore, s’étend le vaste camp d’instruction militaire, célèbre dans les fastes du dernier empire. 11 est entouré par Saint-Hilaire-le-Grand, Jonchéry, Cuperly, Vadenay, Louvency et les deux Mourmelon.

Le plus remarquable édifice de la contrée est en dehors des murs de Châlons, à huit kilomètres au nord-est. C’est Noire-Dame de l’Épine, sanctuaire de pèlerinage au quinzième siècle, dans le style ogival fleuri. Le grand portail de Notre-Dame de l’Épine est admirable de finesse et d’élégance. Après Châlons et ses environs visités avec soin — surtout le camp — ce fut Arcis sur la rive gauche de l’Aube, rivière sur laquelle il possède un pont de pierre. C’est un entrepôt de laboissellerie des Vosges et d’un commerce de grains pour Paris. Les fabriques de bonneterie y sont nombreuses. Arcis-sur-Aube est demeuré célèbre par la bataille qui s’y livra en 1814, le 20 et le 21 mars. La ville servit de base pour assurer la retraite de l’armée par le passage de l’Aube. Ces deux journées de combat nous coûtèrent 2,500 hommes ; l’ennemi en perdit plus de 4,000 ; mais il en avait beaucoup à perdre puisque nous avions devant nous l’Europe en armes, coalisée. Toutefois Napoléon réussit dans son objectif : entraîner l’ennemi à sa suite vers Saint-Dizier. Il y battait les Russes le 26 mars. En ce moment-là, Blücher poussait une pointe sur Paris où rien n’était organisé pour la résistance. Lorsque l’empereur reçut la nouvelle de cet audacieux mouvement, il accourut pour défendre la capitale ; mais il était trop tard !

Arcis-sur-Aube, Champaubert, Montmirail, Brienne, Vauchamp en Brie, Saint-Dizier, toute cette campagne de France qui eut la Champagne pour principal théâtre, est, de l’aveu des stratégistes, la plus étonnante campagne de Napoléon. À la dernière extrémité, pour défendre l’empire croulant, il retrouva les meilleures inspirations de son génie, ses plus audacieuses conceptions d’autrefois. Il dut des triomphes inespérés à des prodiges de tactique. Mais que d’événements pressés ! À chaque jour sa bataille ! Les villes prises par les alliés et reprises sur eux, étaient écrasées comme Brienne, comme Méry-sur-Seine, comme Bar-sur-Aube, sous le feu de l’artillerie. Napoléon défendait pied à pied le territoire, mais l’heure de sa chute allait sonner.