Le Tour de France d’un petit Parisien/2/20

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Librairie illustrée (p. 488-504).

XX

Sylvia

Jean et Vidal passèrent une journée entière à Troyes, la seule grande ville du département de l’Aube. L’ancienne capitale de la Champagne, le chef-lieu actuel du département méritait bien cette part d’attention. Bâtie sur la rive gauche de la Seine, au milieu d’une plaine coupée par des ruisseaux et des marais boisés, Troyes présente une population de plus de 38,000 habitants, population industrieuse, remarquable par son goût du travail, ses aptitudes commerciales, une intelligence fort nette de ses intérêts s’alliant très bien avec un grand fonds de bonté et de douceur de caractère.

Les Champenois ont de très sérieuses qualités et un esprit qui ne le cède en finesse aux habitants d’aucune autre province. Le proverbe : Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes a dû être formulé en Champagne même, par quelque esprit chagrin, — à moins qu’il n’ait rapport à une mesure fiscale que l’on fait remonter au temps de la conquête romaine et qui atteignait les troupeaux de cent bêtes : pour s’y dérober, les cultivateurs formaient leurs troupeaux par fractions de moins de cent têtes de bétail, si bien que César informé de la ruse aurait décidé que le berger comptait, — ce qui ne manquait point d’esprit. Rendons à César l’honneur qui lui est dû, mais rendons aussi justice aux Champenois ; parmi eux on compte des hommes tels que nos historiens Villehardouin et Joinville, le peintre Mignard, le sculpteur Girardon, la Fontaine, Colbert, Turenne et Macdonald, le baron Thénard, l’un des premiers chimistes de ce siècle, le poète Boursault, le conventionnel Danton, Mabillon, Royer-Collard, Chaix-d’Est-Ange et bien d’autres.
Les caves pour les vins de Champagne (voir texte).

Les deux amis virent au milieu de rues assez régulières, de très anciennes maisons à charpentes de bois apparentes ; ces maisons en bois disparaissent à mesure que les rues sombres et étroites s’élargissent. Du milieu de ces vieilles constructions, se détachent quelques hôtels remarquables, celui de Vauluisant ou des Mesgrigny avec son curieux pavillon à tourelles, l’hôtel des Ursins, des Chapelaines, etc. Du vieux château des puissants comtes de Champagne, il ne reste qu’une porte, datant du onzième siècle.

Les constructions modernes sont d’un bel aspect, le Mail, notamment, est entouré de maisons architecturales. Les monuments, les édifices ne manquent pas non plus, entre autres plusieurs églises, et au premier rang la cathédrale de Saint-Pierre et Saint-Paul, œuvre de quatre siècles, classée à bon droit parmi nos monuments historiques, est l’une des plus belles églises de France — avec son portail occidental flanqué de deux tours, sa grande rosace, les magnifiques vitraux historiques qui éclairent ses cinq nefs, ou plus exactement sa nef accompagnée de quatre collatéraux et de deux rangs de chapelles. Cet édifice présente toutes les phases de l’art ogival depuis le treizième siècle jusqu’à la Renaissance.

L’ancienne collégiale de Saint-Urbain, peut soutenir la comparaison avec la Sainte-Chapelle de Paris : c’est dire sa valeur artistique.

Il y avait à voir la belle façade de l’hôtel de ville, due à Mansart, la remarquable grille de l’hôtel-Dieu, le Musée, la bibliothèque publique, l’une des plus riches bibliothèques départementales et possédant deux mille cinq cents manuscrits.

Troyes, capitale d’une des provinces les plus considérables de l’ancienne France sur laquelle régnait l’un des grands vassaux de la couronne, devait perdre de son importance par la réunion de la Champagne à la France. Le moyen âge a été pour elle une époque de splendeur. Grâce aux dérivations de la Seine entreprises par les comtes Henri Ier et Thibault IV, Troyes était devenue un grand centre industriel ; ses foires étaient célèbres, comme du reste toutes les foires de la même province, si nombreuses qu’on disait proverbialement : « Il ne sait pas toutes les foires de la Champagne. » Il y avait à Provins celle de mai, à Troyes, celle de Saint-Jean, à Reims, celle de Saint-Remi, etc. On s’y rendait de loin, même d’Égypte et de Syrie ; on y venait surtout d’Italie, de Provence et des Flandres. Le crédit des négociants de Troyes était si bien établi qu’ils se trouvaient en état de fournir caution pour les rois de France lors de l’exécution de traités avec les princes étrangers. Aussi sa population avait-elle atteint dès le treizième siècle le chiffre de cinquante mille âmes, ce qui est prodigieux pour le temps. Sous le règne de Henri IV, la population de Troyes avait augmenté encore, grâce à la vitalité de son industrie. Vers le milieu du dix-septième siècle, on comptait dans cette ville deux mille métiers de draperie et seize cents de tisseranderie, et de plus, quatre cent cinquante tanneries, corroieries, mégisseries, de plus encore deux cents maîtres teinturiers.

Guerres civiles et de religion, translation des foires à Reims et à Lyon, révocation de l’édit de Nantes précipitèrent la décadence ; si bien que, lors de la Révolution la population de la vieille capitale était tombée à quinze mille âmes.

Elle s’est relevée en suivant de près le mouvement de l’industrie moderne, et elle est devenue un centre industriel fort actif. Le tissage qui était à la fin du dernier siècle sa grande spécialité, fut à peu près abandonné et remplacé par la bonneterie dont l’extension s’est augmentée sans ralentissement. Actuellementles objets de bonneterie en laine et en coton alimentent presque toute l’exportation de Troyes. Ce travail, qui tient le premier rang chez nous, se fait moins dans des ateliers qu’au milieu des familles, soit dans la ville, soit aux environs, notamment dans la Forêt d’Othe dont Aix-en-Othe est le chef-lieu.

Dix ou douze mille ouvriers sont employés aux pièces faites au métier, à l’aiguille ou à la navette. L’Amérique du Nord achète surtout des bas et des chaussettes en coton ; l’Amérique du Sud des lainages et des bas de fantaisie pour les enfants ; la Suisse offre un débouché pour les gros tricots de laine. On peut évaluer à trente-cinq millions la production annuelle de cette industrie. Toutefois il y a encore à Troyes des fabriques de drap qui ne manquent pas d’une certaine importance. On y compte aussi des fabriques et manufactures d’où sortent des produits variés : toiles, cotonnades, cuirs, instruments de labourage, blanc de Troyes (blanc d’Espagne), etc. Sa charcuterie est renommée à bon droit, et Troyes comme Paris a sa foire aux jambons.

En grandissant, Jean s’intéressait davantage au passé de notre pays. Il questionnait, lisait les inscriptions, écoutait mieux, observait et comparait ; il ne négligeait enfin aucune occasion de fortifier par l’instruction son ardent patriotisme. C’est ainsi qu’il apprit à Troyes que la reine Isabeau de Bavière, pendant la démence de Charles VII, signa dans cette ville le traité honteux qui livrait la France aux Anglais ; que neuf ans plus tard, Troyes fut assiégée par Jeanne Darc et replacée par elle sous l’autorité de Charles VII ; que sous le règne de François 1er, cette ville fut livrée aux flammes par une armée de Charles-Quint ; enfin que c’est à Troyes que se forma le noyau de la Ligue, si fameuse dans l’histoire agitée de la fin du seizième siècle.

Aux deux points extrêmes du département de l’Aube, à l’est et à l’ouest se trouvent deux localités curieuses à plus d’un titre. Près du cours de l’Aube et d’une belle forêt, c’est le monastère de Clairvaux, devenu une prison ; à l’occident, c’est le Paraclet, dont il ne reste que le souvenir. — Clairvaux, la célèbre abbaye bénédictine fut fondée au douzième siècle par saint Bernard, alors moine de Cîteaux, et qui se montra plus tard l’adversaire redoutable d’Abailard. Bernard était venu à Clairvaux suivi de douze religieux : à sa mort l’abbaye en comptait sept cents.

Transformée en maison centrale de détention, la vieille abbaye retient sous les verroux trois mille prisonniers environ, qui ne demeurent pas inactifs dans ce département dont l’industrie fait la richesse. Ils fabriquent du drap, du mérinos, des tissus de soie, des couvertures de laine et de coton, sous la surveillance d’un nombreux personnel de gardiens, soutenus par une garnison de deux cents soldats. Un certain nombre de détenus sont même employés — depuis 1862 — à des travaux extérieurs agricoles ou industriels.

Abailard, afin de se dérober aux persécutions dont il était l’objet, et de pouvoir continuer son enseignement, avait cherché un refuge, s’était créé une retraite aux environs de Nogent-sur-Marne. Peu après, Héloïse et les religieuses d’Argenteuil vinrent s’établir au Paraclet : c’était un oratoire fondé par Abailard près d’un petit village appelé Saint-Aubin et qui devint une abbaye considérable. Au Paraclet fut inhumé Abailard.

Étant à Troyes, Modeste Vidal conduisit Jean à Clairvaux, qui valait la peine d’être vu : par le chemin de fer c’était une promenade. Puis, reprenant leur voyage à travers la Champagne, ils visitèrent Épernay et ses caves, — ces fameuses caves où se préparent les vins mousseux. Épernay, l’un des centres du commerce des vins de Champagne, est situé dans la vallée de la Marne et sur la rive gauche de ce cours d’eau. Des vignobles l’entourent ; en face, de l’autre côté de la Marne, se montre le bourg d’Aï, qui fournit les premiers crus dits « de la rivière ».

La richesse de cette ville de 13,000 habitants réside dans ses vins. Ce sont les millions de leur rendement annuel qui lui ont permis de bâtir de magnifiques demeures comme celles du faubourg de la Folie, entourées de jardins et de terrasses, où sur un coteau se dresse un élégant château Renaissance appartenant à la famille Perrier, et non loin de là, les petits palais des Moët, des Pipre, des Chaullon…

Ils se trouvaient au milieu de la grande région des vins de Champagne.

Autour d’Épernay et de Reims s’élèvent les coteaux célèbres, aux terrains crayeux et calcaires, qui donnent les meilleurs vins blancs et vins rouges. À ces coteaux, il convient d’ajouter ceux d’Avize qui s’étendent au sud jusqu’aux vignobles de Vertus. Les vins blancs les plus estimés se récoltent à droite de la Marne, de Mareuil jusqu’à Cumières. Ce sont ceux qui donnent les vins mousseux du plus haut prix.

Les vins blancs de premier ordre sont ceux de Sillery, sur le revers septentrional des coteaux de la Marne qui prennent le nom de « montagne de Reims». Ce sont des vins d’une couleur d’ambre, spiritueux, secs et d’un bouquet délicieux ; quelques gourmets les placent au-dessus de tous. Ceux d’Aï et Mareuil, au nord-est d’Épernay, sont fins, d’un bouquet agréable, mais moins stomachiques que les précédents ; le cru d’Hautvillersest estimé à l’égal du cru d’Aï ; en très bon rang aussi les vins de Dizy, d’Épernay et de Pierry. Les vins blancs de second ordre sont les vins de Cramant, d’Avize, d’Ogne et du Mesnil, tous fins, doux, légers et agréables.

Il faut mettre aussi à une bonne place certains vins rouges appelés également « vins de montagne » et notamment ceux de Bouzy, de Verzy, de Verzenay, de Mailly, de Saint-Basle et de Thierry, qui ont une belle couleur, beaucoup de finesse, de corps, d’esprit et un bouquet excellent.

Tous ces vins viennent se ranger dans d’immenses caves, véritables usines creusées dans un sol crayeux, qui présentent de longues galeries éclairées au gaz, et qui ont souvent jusqu’à trois étages. On y descend par de larges escaliers. A Châlons, les galeries d’une certaine cave de vins de Champagne n’ont pas moins de dix kilomètres de développement. Dans toutes ces caves, les bouteilles sont rangées avec soin et classées par treilles, c’est-à -dire par crus. Malheureusement pour ce vin qui fermente, la casse est énorme ; elle peut réduire d’un tiers le rendement.

On fait des bouteilles à Épernay, et des bouchons et des machines pour le travail du vin ; à Sainte-Menehould, ville voisine bien connue par certaine recette culinaire, on fait aussi des bouteillespour les mêmes vins avec la solidité voulue.

Les grands centres du commerce des vins de Champagne sont Reims, Épernay, Châlons-sur-Marne et Avize. De ces divers points, ces vins mousseux sont expédiés dans le monde entier : en Chine, en Perse, dans l’Océanie, la Malaisie. En Sibérie l’on a coutume de dire : C’est la France qui produit le vin de Champagne, mais c’est la Sibérie qui le boit : entendons-nous : la Sibérie des propriétaires des mines d’or, lesquels ne se refusent rien. La Russie, les États-Unis, les Indes et l’Angleterre sont de fort bons débouchés.

En quittant Épernay, Modeste Vidal et Jean se retrouvèrent à Reims qu’ils avaient vu déjà en allant à Sedan. Ils ne s’y arrêtèrent pas ; seulement le musicien fit, cette fois, remarquer à son compagnon de voyage que Reims est par excellence la ville des lainages : laines cardées, laines peignées, flanelles de toute sorte, mérinos. Cette industrie crée un mouvement d’affaires quise chiffre annuellement par soixante-dix ou quatre-vingts millions : à peu près ce que rapportent les vins de Champagne. En somme, riche province ! Ce fut le mot dont ils saluèrent la Champagne en lui disant adieu.

Ils franchirent le canal de l’Aisne à la Marne, puis la Vesle, dont ils suivirent la vallée passant par Muizon, Jonchery, Fismes, Braisne, Ciry-Sermoise, et enfin Soissons : trajet d’une heure et demie.

Soissons, ville de la haute Picardie, capitale du Soissonnais et siège d’un comté, aujourd’hui chef-lieu de sous-préfecture du département de l’Aisne, est située dans un vallon agréable et fertile, sur la rive gauche de l’Aisne ; cette place de guerre de troisième ordre est généralement bien percée et bien bâtie. Au moment de la dissolution de l’empire romain, elle devint la capitale d’un petit royaume qui, lors de l’invasion de Clovis, était régi par Syagrius. Après la mort de Clovis, Soissons fut la capitale de l’un des quatre royaumes entre lesquels se partagèrent ses Etats. La constitution de la monarchie française, devait faire déchoir la fière cité du rang occupé jadis par elle. — Il s’est tenu à Soissons douze conciles.

En 1814, Soissons fut prise et reprise quatre fois par les alliés et les Français. Le dernier siège dura un mois. Les troupes alliées bombardèrent la ville et la forcèrent à capituler. En 1870, Soissons dut encore céder devant la force et se voir occupée par l’ennemi.

De Soissons nos deux touristes revinrent vers Ham en passant par Laon : c’est à Ham que Modeste Vidal et Jean s’étaient rencontrés, et l’artiste tenait essentiellement à « remettre » son jeune ami à l’endroit même où il l’avait « pris ».

La séparation fut des plus cordiales. On fit des projets pour l’avenir et Jean partit pour Saint-Omer.

Il y arriva dans la soirée et se dirigea sans hésitation du côté où trônait la fête, dont il percevait les bruits. Au-dessus de sa tête les nuages s’éclairaient des reflets de l’illumination, et la brise lui apportait les odeurs de la pâtisserie cuite en plein air. Il se trouva bientôt entre une double haie de petits marchands forains, confiseurs, bijoutiers en doublé, parfumeurs, merciers et couteliers, débitants de macarons, de pains d’épices, de galette toute chaude, de gâteaux aux raisins de Corinthe, diseuses de bonne aventure et tireuses de cartes, — appelant les chalands avec de grands éclats de voix, des petites cloches mises en branle, des batteries de tambour, même allongeant la main pour les retenir au passage. L’un d’eux criait que son onguent pour les cors était de force à faire sortir d’une porte de chêne un clou long de trois pouces.

Plus avant, s’élevait un tapage assourdissant fait de toutes sortes de bruits : détonations de pistolets et de carabines, orgues en pleine activité autour des chevaux de bois, quilles abattues pour gagner le lapin blanc, et les excitations des teneurs de jeux : « qu’abât, qu’abât, qu’abât laquille ! » ronflement des toupies hollandaises, grincement des roues de fortune aux loteries à deux sous le paquet de fiches, et, du côté du public, une mêlée, une bousculade, et des chansons exécutées au mirliton, des cris de joie, des rires, des appels. Plus loin encore, les saltimbanques débordant sur les tréteaux des loges luttaient de verve et d’entrain pour attirer à eux la foule, et faisaient des appels désespérés à l’éloquence de la clarinette, de la grosse caisse et des cymbales.

Tout entier à son vif désir de revoir Cydalise, Jean ne se laissait distraire par rien. Il regardait du côté des baraques, et, malgré les tourbillons de fumée noire et grasse s’élevant des cuisines, il n’eut pas de peine à reconnaître dans la troisième loge à droite, la loge Sartorius, que régissait Risler. En ce moment même, l’oncle Risler prenant le rôle d’aboyeur, arpentait les tréteaux de la parade, le long d’une rangée de lampions fumants ; et il frappait dans ses mains, en criant : « Suivez, suivez, suivez le monde ! on va commencer ! » Il y avait pourtant plus d’un bon quart d’heure que la représentation était en train ; mais Risler n’avait jamais dit une vérité. La loge ne devait pas être pleine, la recette maigre… et il aboyait.

Tout en marchant, Jacob appliquait de vigoureux coups de houssine sur les deux grandes toiles suspendues de chaque côté de l’entrée. L’une montrait un éléphant gigantesque, mais bizarre au point que des paris s’engageaient souvent à savoir où était sa trompe, où était sa queue. Lorsque la houssine fouettait la toile, la peinture frémissait et l’éléphant semblait prendre vie. L’autre toile représentait un énorme gorille, enlevant une jeune femme aux cheveux dénoués ; son mari, en uniforme de général anglais, suivait par derrière, impuissant à la secourir, résigné, les mains dans les poches, mais la consternation peinte sur un visage encadré de favoris du plus beau roux.

Jean attendit au coin de la plate-forme que le régisseur vînt vers lui, et il réussit à attirer son attention.

— Te voilà donc enfin, mauvais gueux !lui cria Risler en l’apercevant. Pourquoi n’es-tu pas venu à Calais ?… puisque je t’avais dit que tu m’y trouverais… marié à Dunkerque ?… Tu m’as causé de bien grandes inquiétudes, tu peux t’en vanter !

Jacob Risler disait cette fois presque toute la vérité. Oh ! oui, il avait bien craint que son « neveu » ne trahît le secret de la naissance de la petite danseuse !

— Vous êtes donc remarié pour de bon, mon oncle ? lui dit Jean.

— Pour de bon ! Je t’ai donné une fière tante, et qui a son prix… qui a son mérite

— aussi sûr qu’elle a son poids, ajouta-t-il en riant d’un gros rire.

— Une tante ! c’est pourtant vrai… et une cousine aussi, alors ?

— Et une cousine ! Tu as certainement vagabondé, pendant que je travaillais dans l’intérêt de la famille… faisant peut-être quelque mauvais coup… et tu viens vers ton oncle, vers l’oncle refuge ?

— Je n’ai fait aucun mauvais coup, et je n’ai nullement vagabondé, je puis vous l’assurer, mon oncle ; je vends des livres.

— Des livres ! Est-ce que c’est un métier ça !

— Ce n’est pas un métier, mais un commerce honnête, un bon commerce, un peu fatigant lorsque la balle est pleine.

— Ah ! voilà ! Fatigant… parce que tu le veux bien ! Enfin,je vois que tu en as assez ?

— Je n’ai pas dit cela.

L’oncle Risler pour mieux converser, s’était assis à l’extrémité de la plateforme, les jambes pendantes, ses genoux à la hauteur du visage de Jean. Il se retourna, et cria du côté où étaient l’escalier et l’entrée de la loge :

— Suivez, suivez le monde !… puis revenant à son parent : Vois-tu, Jean, il ne dépend que de toi de vivre avec plus d’agrément.

— Comment cela, mon oncle ?

— Regarde : chez nous, on est toujours en fête ! Cela ne te tente point ?

— Mais, franchement, que ferais-je avec vous ?

— Tu tiendrais la comptabilité, tu changerais les gros sous en argent chez les entrepreneurs qui paient leurs ouvriers en monnaie de cuivre, tu ferais certains achats, tu solderais les factures, tu copierais les rôles, tu les ferais répéter, tu les soufflerais de derrière le manteau d’Arlequin, tu allumerais la rampe au dedans et les lampions au dehors, tu poserais les affiches en ville… derrière la vitre des marchands de vins, en leur offrant des billets de faveur, tu distribuerais des prospectus dans la foule, pendant les représentations de jour… Bien d’autres choses encore !…

— Vous avez donc songé à tout cela ?
Deux hommes jouaient aux cartes (voir texte).

— Oui, j’y ai songé,… par pure bonté d’âme, par compassion pour toi. Et puis, au bout de tes services, il y aurait une récompense… une brillante récompense. Tu te doutes bien de ce que je veux dire ?…

Certes oui, Jean s’en doutait ; il avait rougi comme une cerise.

— Je te donnerai en mariage ma Cydalise : ça fera une belle fille ! Le père Sartorius veut s’en aller mourir dans une maison de retraite pour les vieillards ; je lui ferai une pension — et nous mettrions sur les affiches Jacob Risler et neveu. Voilà j’ose dire, des choses avantageuses, ou Saint-Omer n’est pas une place forte. Es-tu des nôtres ? Dis oui, et je te présente tout à l’heure à la chère tante, et je te fais embrasser ta cousine… sinon, le mieux que tu puisses faire est de déguerpir le plus tôt possible, de t’en aller aussi loin que tu pourras, de t’ôter pour toujours de ma vue. Mais tu as trop d’esprit, étant un Risler, pour ne pas comprendre que je te parle dans ton intérêt.

Jean allait répondre, et peut-être refuser toutes les belles offres à lui faites pour le tenter, lorsque le géant tyrolien passa la tête par une lucarne ménagée à son intention à gauche de l’entrée de la loge, où il ne se montrait jamais qu’en buste. Voyant Risler occupé, le colosse se mit à crier à son tour : « Suivez le monde ! on lève le rideau à l’instant ! »

Mais les bons badauds de la ville, alignés devant la loge, ménagers de leur argent de poche, se gardaient bien de gravir les marches : ils ne voulaient pas arriver au milieu d’un spectacle, tandis qu’ils pouvaient s’en régaler dans son entier au même prix une heure plus tard. Et ils attendaient patiemment.

— Eh bien ! mon Jean, es-tu décidé ? dit brusquement Risler. C’est à prendre ou à laisser ; mais on ne fait pas poser un oncle… un oncle comme moi.

Jamais Jacob Risler ne s’était donné autant de peine pour convaincre personne, — pas même madame Cydalise, lorsqu’il aspirait à la faveur d’obtenir sa main.

Il sentait si bien qu’il n’aurait aucune tranquillité tant que Jean pourrait d’un mot faire crouler ce projet longtemps caressé et laborieusement mûri de rendre la petite danseuse à sa famille, moyennant finance ! Il lui fallait absolument séduire son jeune parent, et l’empêcher de nuire, en attendant de le faire servir à la réussite de ses combinaisons. Les combinaisons conçues par Risler, il les avait fortifiéesde tout ce qu’un esprit rusé peut suggérer, et le mariage dont il flattait l’aimable garçon, n’était pas un simple leurre.

On va le comprendre : dans une opération aussi délicate que celle de restituer une jeune fille à ses parents en formant une entreprise sur leur bourse, il y avait à craindre un refus des conditions imposées, des poursuites même ; la famille de la petite danseuse, avec un peu de fermeté pouvait garder son argent et se faire rendre Cydalise ; une simple maladresse de la part des intermédiaires, était capable de tout gâter et de le faire jeter lui, Risler, en prison, ainsi que sa majestueuse épouse. Mais Cydalise devenue la femme de Jean, ses parents étaient tenus à des ménagements excessifs. Il leur fallait renoncer à leur enfant ou la prendre telle qu’ils la retrouvaient, avec une nouvelle famille par surcroît. Il y aurait pour Risler moins d’argent à gagner, tout d’abord, mais comme compensation, des égards, de la considération à recueillir : le rêve de Risler avait toujours été de finir dans les grandeurs ; et il s’accommoderait fort bien d’une existence qui s’écoulerait dans une belle ville de Normandie, auprès de sa « fille », et, sans doute, une partie de l’année dans les châteaux du voisinage : la vie de châtelain lui souriait assez…

Tout cela cependant ne devait être considéré par lui que comme pis aller, parce que Jean était bien jeune et bien jeune aussi la fillette. Il lui faudrait attendre trop d’années avant de pouvoir les marier ; et ces années il les passerait dans les transes, craignant toujours de voir lever le soleil du lendemain, — c’est une manière de parler — derrière les épais barreaux d’une fenêtre de prison ; ces années-là compteraient double pour lui, ses cheveux blanchiraient, sa santé et sa force, il les perdrait… Et si papa et maman mouraient. , ne fut-ce que pour lui faire une niche ? déconcerter ses plans ? Ce ne sont pas les héritiers qui s’empresseraient de reconnaître la demoiselle ! Risler ignorait l’existence de Maurice ; du reste, la connaissant, il eut prêté au frère de la jeune fille des sentiments analogues à ses sentiments personnels, c’est-à-dire exempts de toute délicatesse.

Enfin, se disait-il, il fallait tout de même réserver Jean pour l’avenir, mais surtout se faire de lui un auxiliaire utile dans le présent. Jacob Rissler pensant y réussir dans cette nouvelle rencontre avec son jeune parent, sauta par terre, donna une tape amicale sur l’épaule du gentil garçon, lui tira les oreilles en affirmant qu’il était un heureux garnement, et il l’entraîna vers l’entrée des artistes.

Jean se trouva tout d’un coup dans l’obscurité, au milieu de cet enchevêtrement de voitures peintes en jaune et en vert — maisonnettes roulantes — de fourgons et de chariots où il s’était aventuré déjà à Dunkerque, non sans quelque crainte, lorsqu’il offrait des canettes de bière au géant tyrolién.

Jacob ouvrit une petite porte et poussa Jean derrière les toiles de fond de la scène, dans un réduit à peine éclairé par une lampe suspendue, — foyer de comédiens nomades encombré de caisses, où, sur les bancs, sur de vieilles chaises boiteuses traînaient des vêtements de femme, des oripeaux de couleurs voyantes et des accessoires pour la scène : casques de carton, sabres de bois, piques de fer-blanc ; une couronne de papier doré, luisait entre une cage habitée par un serin de coton jaune, et un perroquet empaillé juché sur son perchoir. Çà et là s’ouvrait quelque malle laissée en désordre ; des matelas roulés servant à dresser sur la scène après les représentations des lits de camp pour les hommes, s’empilaient à côté de l’entrée des artistes.

Dans les angles, des recoins fermés de rideaux de cotonnade à carreaux ou à grands ramages, servaient de loges aux jeunes actrices ; mais les serviettes étendues sur des ficelles à côté de bas roses qui séchaient, les brosses roulant sur le parquet avec les chaussures, de petites glaces maintenues inclinées au-dessus des caisses bourrées des bagages de la troupe indiquaient, par les houppes à poudre de riz abandonnées hors de leur boîte, les pots de blanc de céruse et de fard rouge, les bouchons brûlés pour accuser les sourcils, un fourneau portatif avec ses fers à friser, que là s’étaient achevées les toilettes féminines. — Un poêle de fonte allumé combattait le froid de l’extérieur, pénétrant à travers les planches et les toiles.

Deux hommes en justaucorps, coiffés de toques empanachées jouaient aux cartes, — un tabouret leur servant de table, — en attendant de se montrer de nouveau en public, tandis qu’une jeune femme vêtue en page semblait repasser son rôle, et qu’une autre essayait sur un espace libre de deux mètres carrés l’effet d’une robe traînante et d’un manteau de cour.

L’éclairage de la salle pénétrait par nappes entre les coulisses, aux endroits où des planches posées sur des tonneaux, des baquets, des bancs improvisaient des escaliers rendant la scène accessible — côté « cour» et côté « jardin ». La voix des acteurs qui jouaient en ce moment arrivait par ricochet, amoindrie, mais assez distincte pour que Jean reconnût la voix de Cydalise — ce qui le troubla plus que toutes les perspectives que son oncle lui avait ouvertes. Les trois violons et la basse de l’orchestre accompagnaient d’un trémolo un récitatif ému, scandé non sans art par la pauvre enfant.

Tout à coup, une porte s’ouvrit dans une coulisse, et Cydalise portant avec une certaine désinvolture un très joli costume polonais s’élança hors de la scène. Jean n’eut qu’un pas à faire pour la recevoir dans ses bras.

— Donne-lui un gros baiser, dit Risler, puisqu’elle est ta cousine.

— Eh quoi ! c’est vous Jean ! s’écria la sœur de Maurice, surprise et un peu effrayée.

— C’est Jean Risler, en effet, reprit Jacob, le fils de mon bon cousin.

Jean éperdu et chancelant déposa un baiser timide sur le front de la jeune fille.

— Je sais votre nom, enfin ! lui dit-elle à demi-voix.

— Oubliez-le, je vous en prie, murmura Jean.

— Comment le pourrais-je, puisque c’est maintenant le mien ?

— C’est vrai ! nous étions l’un et l’autre sans nom… et maintenant un même nom nous unit.

— Eh bien, la glace est-elle rompue ? la connaissance est-elle faite ? dit Jacob. Pas encore ? Soit ! Je vous laisse tous les deux vous expliquer. Cydalise, écoutez bien ceci : j’offre à Jean, qui est errant comme un chien perdu, ou à peu près, de venir avec nous : prouvez-lui que j’ai raison, et qu’il a tout à y gagner.

Jacob Risler gagna par un couloir la grande entrée de la loge.

Alors Jean et la gentille baladine reculant d’un pas s’examinèrent rapidement, mais avec une attention extrême ; leurs yeux se rencontrèrent et leurs regards se fixèrent, avides, cherchant la réponse à des questions qu’ils n’auraient pas osé faire. Cydalise la première baissa les yeux — satisfaite et confuse.

Elle trouvait Jean grandi avec un visage qui n’avait pas perdu tous les traits de l’enfance, mais où perçait une gravité réfléchie ; sa taille grêle autrefois, semblait bien prise ; l’expression de son regard était franche et loyale, avec une nuance de tristesse. Jean devait être un ami sûr…

Quant à Cydalise, elle parut à Jean plus charmante que jamais dans son costume polonais, composé d’une tunique et d’une courte jupe de drap bleu, avec galons et brandebourgs noirs, d’une toque plate carrée d’où s’échappaient ses boucles soyeuses et blondes, enfin de hautes bottines fourrées. Sa beauté réunissait en effet, tout ce qu’il y a d’aimable et de gracieux dans une toute jeune fille, relevé d’une pointe de hardiesse naïve qui attirait la confiance. On devinait aisément que son ingénuité n’avait subi aucune altération dans cette vie aventureuse, au milieu de camarades de hasard. Toute parole grossière eut pu frapper son oreillle sans altérer la candeur de son âme ; et glisser sur son esprit comme l’écume des vagues glisse sur l’aile d’un oiseau des mers sans laisser de trace sur son plumage.

La gentille baladine avait une de ces physionomies qui inspirent l’intérêt. Elle dissimulait sa tristesse derrière un sourire, mais Jean comprit bien qu’elle n’était pas heureuse ; — peut-être même, possédant, comme il le croyait, le secret de sa naissance, pensait-il que la fille de la baronne du Vergier devait plus souffrir encore qu’elle ne souffrait réellement…

— Je vous ai vu à Lille, lui dit Cydalise.

— C’est là que je vous ai retrouvée, murmura Jean.

Le tutoiement était supprimé.

— Oui, reprit le jeune garçon, je vous ai retrouvée avec bonheur, et j’ai tout fait depuis pour ne pas vous revoir.

— Mais pourquoi cela ?

— Parce que j’avais été trop malheureux après votre fuite du Havre, et que je craignais de vous causer de nouveaux ennuis, de nouveaux chagrins…

— Jean vous ne me dites pas toute la vérité. Mais d’abord, pourquoi de nouveaux chagrins ? Étiez-vous réellement pour quelque chose… dans ce départ précipité du Havre, à la suite duquel j’ai été retenue à l’étranger pendant plusieurs années ? Je vous dirai, que je m’en suis toujours un peu doutée…

— Eh bien !je l’avoue, en effet, mademoiselle, j’y étais pour quelque chose… certaines paroles imprudentes dites à… votre mère adoptive…

— Chut ! fit la jeune fille en posant deux doigts sur la bouche de Jean. Et elle l’entraîna dans le coin le plus retiré de la loge. J’ai fait, dit-elle, plusieurs découvertes depuis nos conversations d’autrefois, sitôt interrompues. J’ai trouvé dans les effets de maman Risler — elle portait encore alors le nom de madame Cydalise — une robe d’enfant couverte de dentelles, ainsi qu’un collier de corail chargé d’un petit médaillon avec des lettres gravées…

— Quelles lettres ? demanda Jean, avide de mettre fin à ses derniers doutes.

— Une S et un V. Ce vêtement et cette parure ont tout d’un coup réveillé dans ma mémoire des souvenirs endormis depuis longtemps ! Je me suis rappelée ma première enfance, très différente de celle que j’ai menée depuis ; une belle dame, — une mère, la mienne, — m’apprenait une prière, le soir, tandis que les pieds nus sur ses genoux, je m’attaquais en vrai lutin à l’édifice de sa chevelure ; elle me berçait pour m’endormir d’une chanson dont l’air m’est revenu aussi. Je suis sûre, Jean, que j’ai quelque part des parents qui me pleurent, qui m’appellent, qui me cherchent. Ah ! comme c’est douloureuxà penser ! Depuis le jour de cette découverte, je n’ai plus eu un moment de calme. Qu’avez-vous bien pu dire, au Havre, à maman Risler pour l’effrayer tant ? Si je le savais, peut-être ce serait pour moi un trait de lumière de plus.

Tandis que la jeune fille faisait ses confidences, Jean avait pâli. Il ne pouvait plus douter maintenantque Cydalise fut une autre que Sylvia. Ce doute, qui lui avait permis d’étouffer tant de fois les reproches de sa conscience, il ne lui serait plus possible de l’invoquer désormais. Il savait aussi sûrement que Jacob Risler et sa digne femme que Cydalise avait été volée. Mais il savait aussi que s’il parlait, Cydalise était perdue pour lui. En se taisant, il se faisait le complice de gens abominables, il est vrai ; mais il s’imposait dans la nouvelle famille de la jeune baladine ; et déjà l’oncle Risler, par ses promesses engageait l’avenir. Jean se rendait bien compte que Cydalise n’avait pas de pire ennemi que lui, et il se sentait capable cependant de donner sa vie pour elle ! Quel sentiment paralysait donc sa volonté de bien faire ? Il l’ignorait. Comme il gardait un silence embarrassé, l’intéressante enfant lui dit d’une voix suppliante :

— Voyez bien Jean en quoi vous pourriez m’aider à découvrir ce qu’il m’importe tant de connaître.

Jean soupira pour se délivrer de son oppression.

— Je n’ai jamais cru, dit-il, que vous fussiez la fille de cette femme qui a fini par vous adopter. Mais quand je l’ai entretenue de vous, je ne lui ai rien dit qui dût lui faire supposer que je connaissais vos parents. Étant coupable, elle s’est effrayée, voilà les choses…

Ainsi Jean persistait dans son odieux système.

— J’attendais plus de vous, dit la jeune fille. Pourquoi ? je n’en sais rien ; c’est d’instinct. J’ai tant besoin d’une protection ! Et tantôt, en vous revoyant près de moi, en vous retrouvant tout à coup, je me suis sentie plus forte. Ne me dites pas que je me trompe ! ne m’abandonnez pas à mon sort !… Figurez-vous que depuis que je soupçonne ma mère adoptive de m’avoir enlevée à l’amour de ma véritable mère, je suis prise de folles envies d’aller tout dire à un magistrat, de réclamer l’appui de la justice ; mais je suis retenue toujours…

— Et par quoi ?

— Vous me le demandez ! Par la crainte de dénoncer une malheureuse, qui m’a élevée, soignée avec tendresse, une tendresse intéressée sans doute, mais enfin une femme à laquelle je me suis malgré moi attachée et dont je ne voudrais pas causer la perte.

— C’est généreux, observa Jean très touché de ce langage ; mais il ajouta aussitôt : Et peut-être est-ce, en effet, la seule manière raisonnable d’agir. Ce ne sont ni les juges de paix, ni la municipalité de Saint-Omer qui vous ramèneraient à vos parents, — s’ils sont encore de ce monde ! Vous vous trouveriez donc bien seule, bien isolée… Que deviendriez-vous ?

— Vous le voyez : ce n’est point par la violence que je peux changer ma situation. Un jour j’adressais à maman Risler une supplication ardente pour essayer de l’apitoyer sur moi ; je l’implorai les larmes aux yeux pour qu’elle me dît si j’avais quelque part en ce monde une mère… une famille…

— Eh bien ?

— Elle n’eut point de pitié… Elle me répondit en me donnant un soufflet ; et elle ajouta : Pleure maintenant, ce sera pour quelque chose.

— Pauvre Sylvia ! fit Jean. Et il saisit les deux mains qui lui étaient tendues.

— Comment m’appelez-vous ?

— Ah ! je ne sais plus ! s’écria le jeune garçon fort troublé. Je voulais dire Emmeline ou Cydalise… ma tête se perd !

La petite baladine sourit.

— J’ai tant de noms, dit-elle… sans compter ceux de mes rôles.

— On demande Stella ! cria une forte voix. En scène ! en scène ! mademoiselle, ajouta une puissante dame, quand elle eut découvert l’héroïne du drame que l’on jouait, s’entretenant avec un étranger.

Cydalise serra les mains de Jean, et lui dit avec expression :

— Au revoir, Jean ! N’oubliez pas que je compte sur vous ! Écoutez votre oncle… Croyez-le… pour l’amour de moi !

Jean en voyant s’avancer la femme de Risler fit un pas vers l’entrée des artistes et se tint immobile, caché par une coulisse, la main sur le verrou de la petite porte. Il hésitait sur un parti à prendre, lorsqu’il aperçut son oncle marchant derrière la grosse dame.

— Où est donc ce coquin de Jean ? demandait-il très haut. Je vais te le présenter m’amour.

Jean s’effraya de cette présentation redoutable… et il s’esquiva.