Le Tour de France d’un petit Parisien/2/21

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Librairie illustrée (p. 505-518).


Un petit vacher, couché près de ses bêtes, chantait (voir texte).

XXI

A cœur fort poids léger

Jean s’était donc esquivé de la loge Sartorius ; mais il comprit vite que Jacob Risler malgré tous ses torts avait le droit de se formaliser et qu’une réponse à sos propositions lui était due. Difficile à éviter cette corvée de la présentation ! Et puis Cydalise, ses derniers mots en le quittant, cette prière qu’elle lui avait adressée de ne pas l’abandonner ; s’il se tenait éloigné d’elle, la pauvre enfant ne se croirait-elle pas oubliée ? Il retourna donc à la loge, dès le lendemain matin, se préparant à donner une raison quelconque de sa retraite précipitée de la veille. Il y trouva Jacob, qui le reçut plus que brusquement, par un énergique : — Eh bien ?

— Je ne suis pas tout à fait décidé, mon oncle, dit Jean ; mais ce que vous m’avez offert me tente. Laissez-moi réfléchir un peu — et achever la vente de ma balle de livres.

— Comme tu voudras, mon enfant ! comme tu voudras ! fit Risler visiblement irrité.

Une pesante dame apparut, faisant crier les marches d’un escalier de bois. Depuis longtemps elle était privée de ses grâces juvéniles ; mais chaque année lui apportait en échange le poids de la dignité, — poids qui devenait terriblement oppressif, surtout dans les foires d’été, où elle jouait plusieurs fois de suite chaque jour, faisait la parade, et recevait même à la porte le prix d’entrée.

— M’amour, lui dit l’oncle de Jean avec beaucoup de respect, tu as devant les yeux le mauvais garnement dont le ciel m’a affligé.

— Mon oncle ! s’écria Jean sur le ton de la protestation, et décidé à rompre un entretien si mal commencé.

La majestueuse madame Risler intervint :

— Laissez-le dire, mon petit ; il n’est pas aimable tous les jours votre oncle. Heureusement que nous sommes deux pour lui résister : Cydalise et moi, et il ne dépendra que de vous…

— M’amour…

— Taisez-vous ! Et il ne dépendra que de vous, mon petit, que nous soyons trois. Je sais où vous en êtes vis-à-vis de votre oncle, et me voilà bien tranquille… Motus ! Si vous venez avec nous, mon petit, je seraipour vous une mère. Je vous recevrai à bras ouverts ; je vous presserai sur mon cœur… enfin tout ce qu’il y a de plus maternel, quoi !

— Eh bien, en attendant, embrasse-le, suggéra Risler, un peu honteux que Jean eût vu sur quel ton sa femme le prenait vis-à-vis de lui.

— Oh ! avec plaisir ! fit la grosse maman.

Jean, fort embarrassé de son personnage, profita de la bonne volonté qu’on lui montrait et sauta au cou de madame Risler avec une pantomime de circonstance. Malgré tout, le baiser fut donné de mauvaise grâce, et froidement reçu. Après un moment de cette douteuse expansion :

— Où allez-vous en quittant Saint-Omer ? demanda Jean à Risler.

Ce fut sa femme qui répondit : — Nous devons aller à Paris, à la barrière de la Nation pour la foire au pain d’épices ; de là à Versailles où nous serons le 1er mai ; la fête dure deux dimanches.

— Mais m’amour !…

— Me laisseras-tu parler, monsieur Risler ? Nous serons à Chartres vers la fin de mai ; de là…

— Mais, enfin, ce garçon ne t’en demande pas tant ! s’écria Jacob Risler impatienté. Il n’est pas encore des nôtres ! (Cela signifiait : Il n’est pas encore notre allié, notre complice).

Madame Risler comprit enfin que son mari pouvait avoir raison ; mais elle avait trop d’élan, elle poursuivit donc en s’arrêtant le plus tôt qu’elle put le faire :

— Au Mans, à Angers, où nous serons à la Fête-Dieu…

— M’amour ! fit Risler avec l’accent du reproche et quelque chose de désespéré, de suppliant dans la voix.

— Et puis après ? lui répondit la grosse dame, très vexée malgré tout d’être obligée de se taire sur l’injonction de son mari. Et un soupir d’éléphant souleva sa forte poitrine.

Jean retint ces noms de villes et ces datés : ce furent les paroles les plus importantes de l’entrevue. La conversation s’égara un peu sur divers sujets de médiocre intérêt pour lui, et il se retira au moment précis où son «oncle», pour plus de sûreté, allait le mettre à la porte. Il fut entendu qu’on se retrouverait à Versailles : Jean ayant l’entière liberté de ses mouvements, se proposait de visiter le Beauvoisis et le Valois pendant que les grandes troupes, poursuivantleur itinéraire, séjourneraient à Paris.

— Alors, c’est chose convenue, mon petit, lui dit madame Risler au moment où il la quittait : vous nous rejoindrez à Versailles !

Jean prit le chemin de fer pour Beauvais, sans avoir pu se décider à revoir Cydalise : il craignait de trop s’engager vis-à-vis d’elle ; d’autre part, la perspective de vivre, même peu de temps dans ce milieu vulgaire et rebutant à peine entrevu, lui causait une véritable terreur. Plus irrésolu que jamais, il se persuada toutefois qu’il devait à l’intéressante baladine de ne pas s’éloigner trop d’elle, et il comptait bien que, soit par Risler, soit par sa femme, la jeune fille saurait qu’on devait bientôt se retrouver. Ah ! s’il avait la force de faire son devoir jusqu’au bout ! d’apprendre à la baronne tout ce qu’il savait ! comme cela vaudrait bien mieux que toutes ces hésitations coupables, intéressées ! Mais cette force, il ne l’avait pas, il ne la sentait pas en lui.

Pendant plusieurs semaines, il parcourut donc les campagnes de l’Oise, qui présentent l’aspect assez monotone d’un plateau légèrement ondulé occupé à l’est et au sud par des forêts, dont celles de Compiègne, de Chantilly, et de Hallate sont les plus importantes. Les hauteurs appelées montagnes dans le pays, n’y sont autre chose que de modestes collines.

Jean vit Beauvais, sur le Thérain, ville de 18,000 habitants, dont la plupart des maisons sont en bois et en argile — quelques-unes avec des ornements et des sculptures, — mais où tous les vieux édifices sont classés et conservés comme monuments historiques : la cathédrale inachevée, dont le chœur a été longtemps cité comme le plus beau de France, l’église Saint-Étienne, bâtie du onzième siècle au seizième, l’église de la Basse-Œuvre, construction du sixième siècle, l’un des plus anciens et des plus curieux édifices de notre pays, le palais de justice, enfin. Parmi quelques établissements industriels importants que possède Beauvais, figure au premier rang la manufacture de tapis, genre des Gobelins, fondée par Colbert. Les étoffes de Beauvais ont aussi une réputation dans le commerce.

Beauvais est la patrie de Jeanne Hachette. À la tête des femmes de Beauvais, elle défendit la cité du haut de ses murailles contre les Bourguignons de Charles le Téméraire. Une belle statue, œuvre de Dubray, lui a été élevée par ses concitoyens reconnaissants. Le drapeau qu’elle arracha des mains d’un soldat ennemi déjà parvenu sur la muraille, est montré à l’hôtel de ville, comme un glorieux trophée : chaque année les jeunes filles le portent dans la procession de l’Assaut, où les femmes, en souvenir de la glorieuse part qu’elles prirent à la défense de Beauvais, ont le pas sur les hommes.

Dans les campagnes environnantes Jean vit plusieurs localités : Crèvecœur, Breteuil, Granvilliers : — Crèvecœur qui possède un vieux château à tourelles au milieu d’un parc ceint de hautes murailles, Breteuil, ville autrefois fortifiée, Granvilliers, joli bourg assis dans une vaste plaine et, dans le voisinage de Granvilliers, le château de Damerancourt, construction bizarre qui a sept étages sur quatre façades, avec tours d’angles de cent pieds de haut.

11 visita aussi un grand nombre de petites villes et de villages Noailles, Méru, Chaumont, Songeons, Marseille-le-Petit, Formerie, etc.

Dans un autre arrondissement, il vit Clermont, bâti sur une colline abrupte dont une petite rivière, la Brèche, baigne le pied. Le donjon de l’ancien château des comtes de Clermont et plusieurs corps de bâtiments étagés tout autour, sont occupés par une maison centrale de détention pour femmes. Le nom de cette ville réveille le souvenir de la Jacquerie : Jacques Bonhomme, ou plutôt Guillaume Caillet, que les paysans en armes avaient choisi pour chef était des environs de Clermont.

Au nord-est du département, Jean passa par Noyon. Cette petite ville de 7 à 8,000 habitants, située au pied et sur le penchant d’une colline, près de la belle vallée de Chauny, est bien bâtie, elle a des rues aérées, des fontaines ; elle est traversée par la petite rivière de Vorseet entourée de jolis jardins. On y montra à l’humble colporteur une ancienne maison, dite maison de Calvin, et qui passe à tort pour avoir vu naître le chef de la seconde branche du protestantisme.Toutefois, il est exact que le célèbre réformateur est né à Noyon.

Au sud, il vit Creil sur la rive gauche de l’Oise, relié à la rive droite par un pont dont le milieu repose sur une petite île, autrefois défendue par un château fort dont il ne reste que quelques vestiges, non loin des ruines de l’ancienne église canoniale de Saint-Evremont. Cette ville est le point de raccordement de plusieurs lignes de chemins de fer. Creil, qui fait un grand commerce de grains, de farine et de bestiaux, possède dans les coteaux pittoresques qui avoisinent l’Oise, des carrières de pierres très dures. Mais ce qui a créé la fortune du pays, c’est la grande manufacture de faïence, façon anglaise, dont les bâtiments sont au bord de la rivière. Enfin Jean pénétra dans le Valois, cette très ancienne et très petite province de France, que Gérard de Nerval a si bien comprise et décrite ; qu’il a surprise pour ainsi dire, dans sa vie endormie et réveillée dans son passé. Le Valois, limité au nord par le Soissonnais, au midi par la Brie, au levant par la Champagne, au couchant par le Beauvoisis occupe le coin oriental du département de l’Oise.

Il faisait partie du domaine de Hugues Capet. On y rencontre des rochers de grès sombres, monuments druidiques qui surgissent du milieu des bruyères ; une route romaine y porte le nom de chaussée de Brunehaut. Et certainement, dans ses vieux édifices, dans le caractère de ses habitants, leur manière de vivre simple et régulière, on peut ressaisir quelques traces, plus effacées ailleurs, de la vieille France ; on a l’impression des siècles écoulés.

Jean ne pouvait percevoir cette impression ; mais il demeurait frappé de certaines particularités locales. Devant les chaumières, dont les vignes et les roses grimpantes s’essayaient déjà à festonner les murs, des fileuses matinales coiffées de mouchoirs rouges, travaillaient réunies. Le soir, des fillettes dansaient en rond sur l’herbe courte en chantant d’anciens airs transmis par leurs aïeules, avec des paroles d’un français très pur : Jean s’étonnait de ce vieux pays de Valois, où, pendant plus de mille ans a battu le cœur de la France.

Une fois, il entendit une chanson psalmodiée par un petit vacher couché près de ses bêtes. Elle était bourrée de noms qui ne figurent guère sur nos almanachs ; et il retint ce couplet :

Il y avait dedans le pré
Sept belles filles à marier
Y avait Ulinc,
Y avait Ubine,
Y avait Ulot,
Umelot,
Suzette et Ardelot.
Y avait la belle Suzenne !

Ce dernier vers était dit sur un ton creux, — du fond de l’estomac.

Jean se demanda si le jeune garçon ne faisait pas allusion aux sept vaches blondes qu’il gardait « dedans » le pré, plutôt qu’à sept belles filles à marier. Le pauvre petit colporteur s’en allait tout songeur par les chemins bordés de pommiers à tête ronde, gagné par la mélancolie de ces campagnes trouées çà et là d’étangs, qui épanouissaient leur végétation aquatique sous le soleil d’avril ; l’instant d’après, il se sentait attristé par la solitude des forêts, et s’il soupirait c’était moins pour reprendre haleine sous le poids de sa balle, que pour soulager son cœur.

Il eut ainsi à visiter Crépy, la capitale minuscule du comté et qui n’a guère plus de 3,000 habitants ; puis de là sa route passa par Morienval et Pierrefonds, Compiègne, Verberie, Pont-Sainte-Maxence, Senlis, Ermenonville, Chantilly, Nanteuil-le-Haudoin, Thury, la Ferté-Milon ; même il voulut faire une pointe dans l’Aisne, pour ne pas dédaigner Villers-Cotterets qui appartient aussi à l’ancien Valois : après cela c’était peut-être tout bonnement pour pouvoir se vanter plus tard d’avoir vu la ville où est né Alexandre Dumas.

Ce qui l’intéressa surtout, ce fut Compiègne, avec son château à proximité d’une belle forêt qui ’étend tout autour de la ville, enserrant au milieu de ses arbres centenaires plusieurs villages et hameaux. La ville valait également un coup d’oeil : dans une sortie contre les Bourguignons qui en assiégeaient les remparts, Jeanne Darc tomba entre les mains de ses ennemis.

Ce fut aussi Pierrefonds, dont le château fort a été, sous le deuxième empire, relevé de ses ruines par l’architecte Viollet-le-Duc. Cet édifice, assis sur le sommet d’une éminence escarpée, forme un quadrilatère irrégulier. Il présente sur chaque front trois grosses tours de défense à mâchicoulis.

Ce fut encore Chantilly, qui possède des manufactures et une fabrique de dentelles noires et blondes. De l’ancien château de Condé, il ne reste plus que d’immenses écuries ; un château plus petit, bâti non loin de l’autre a survécu à la tempête révolutionnaire.

Senlis, au milieu des bois, au bord de son petit ruisseau — la Nonette — n’eut d’autre importance à ses yeux que comme grand marché de grains et de farines.

Jean passa moins rapidement qu’en certaines localités à Pont-Sainte-Maxence, qui possède un pont de trois arches sur l’Oise ; et de même au bourg industriel de Verberie, célèbre par ses sauteriaux ; à Ermenonville, illustré par le séjour de Jean-Jacques Rousseau. Il admira les beautés pittoresques du domaine où ce philosophe trouva son dernier asile. Le parc dessiné en jardin anglais offre une réunion de sites, de ruines modernes, de légers édifices à colonnes, œuvre de jardiniers paysagistes, que l’on dirait inspirée par les tableaux de Poussin. Rousseau fut inhumé dans l’île des Peupliers, où son tombeau se voit encore. En 1794, ses restes reçurent les honneurs du Panthéon ; mais l’ombre du grand écrivain semble avoir protégé la résidence qui l’avait accueilli : en 1815, le commandant des troupes alliées exempta Ermenonville de toute contribution de guerre, et les Cosaques n’y commirent aucune déprédation.

Nous venons de dire que Verberie doit sa célébrité à ses «sauteriaux». Ceci demande une explication. Jadis des jeunes gens de ce bourg, se distinguaient dans le jeu des sauteriaux, appelé aussi des tombereaux. Ils se laissaient rouler du haut en bas d’une colline pour amuser les assistants. L’adresse consistait à préserver habilement sa tête en l’enveloppant des bras et des jambes. Cela fut expliqué à Jean. On lui dit qu’aujourd’hui la jeunesse de Yerberie est plus grave — ou moins adroite.

Toutes ces tournées prirent du temps. Lorsque Jean, passant par Pontoise, Meulan et Mantes, rejoignit à Versailles Risler et sa troupe, on était dans la première quinzaine de mai.

Il survint à l’improviste au beau milieu d’une représentation. La majestueuse madame Risler occupait la scène. Vêtue d’une robe très courte étincelante de paillettes, et coiffée d’un turban rouge chargé d’un panache de cinq plumes d’autruche, elle tenait d’une main un grand sabre de cavalerie et de l’autre main un bouclier de ferblanc, toute dispose à la reprise d’un combat à outrance soutenu par elle contre le géant tyrolien.

Son partenaire lui faisait dignement vis-à-vis. Les lames se croisèrent de nouveau, et c’était chose merveilleuse, eu égard à l’embonpoint de la dame, de voir avec quelle agilité elle parait les coups, faisait les double-huit, les trois passes à gauche, et recevait sur son bouclier les formidables décharges du colossal tyrolien, coiffé de son chapeau à plume d’aigle.

Jean retrouva son oncle très préoccupé, très soucieux, vieilli même : il s’ennuyait de son neveu, ce cher oncle ! Il sentait si bien que son sort dépendait du caprice de ce garçon qu’il s’était plu à irriter ! Sa femme, si peureuse au Havre, si prompte à s’enfuir, trop rassurée peut-être maintenant, montra plus de confiance dans le jeune Parisien ; elle comptait énormément sur l’influence de Cydalise sur lui. La gentille baladine revit Jean avec une grande joie. Comme elle pouvait entrer dans les vues de ses parents adoptifs sans renoncer à ses vues particulières, elle montra à Jean beaucoup d’amitié et en retour obtint de lui la promesse qu’il ne s’éloignerait pas beaucoup, qu’on le verrait souvent, — en attendant qu’il se décidât tout à fait à suivre la troupe et à en faire partie. — Jean ne nous négligez pas trop, ajouta enfin le géant tyrolien, qui semblait avoir pris la jeune fille sous sa protection ; lorsque vous n’êtes pas là, Cydalise est triste comme un oiseau malade. C’est à la lettre. Par suite des arrangements pris, Jean revint plusieurs fois à Paris s’aboucher avec le libraire qui lui garnissait sa balle ; et il dirigea ses tournées de manière à ne jamais se trouver à plus de quelques lieues de Versailles. Il put se rendre cinq fois en douze jours dans cette ville. Un lien, une chaîne invisible le retenait. Pauvre Jean ! les anneaux de cette chaîne étaient faits des fibres mêmes de son cœur.

Tout le temps qu’il ne passait pas auprès de la petite baladine, flanquée des deux tentateurs mâle et femelle qui, le sentant faiblir, redoublaient d’efforts pour l’attirer à eux, Jean le consacrait à son modeste commerce dans cette banlieue de Paris, faite de palais, de châteaux et de villas. Il lui en coûtait un peu de se retrouver, non plus en promeneur du dimanche, mais en gagne-petit, dans les parages de ces résidences royales — Versailles, Saint-Germain, Marly, Saint-Cloud, Meudon, les unes pleines encore de leur gran
Les ardoisières d’Angers (voir texte).

deur passée, les autres ruinées comme tant de choses en France, — ruinées comme ses espérances à lui, le pauvre orphelin molesté, qui comprenait que la vie n’allait lui être supportable qu’au prix du sacrifice de sa franchise et de sa loyauté.

D’un château à l’autre dans les environs de Paris, règne une ceinture de villages aristocratiques, reliés entre eux par de somptueuses habitations de plaisance. À Rueil, dominé par le Mont-Valérien, Jean vit la Malmaison, dont Joséphine Beauharnais fit l’acquisition dans les premières années de son mariage avec le général Bonaparte ; c’est à la Malmaison que Joséphine se retira après son divorce. Napoléon déchu du trône, passa dans cette résidence les derniers jours qu’il vécût en France.

Jean vit Chatou, le Vésinet, et son ancien parc percé de rues, le Pecq qui s’étend au pied du coteau sur lequel se dresse Saint-Germain, et qui peut être considéré comme le faubourg avancé de cette ville. C’est au Pecq que s’arrêtait à son établissement la voie ferrée de Paris à Saint-Germain, alors qu’on n’osait pas croire à la possibilité de franchir par les chemins de fer des rampes rapides.

Saint-Germain, son château et sa forêt étaient bien connus de Jean lorsqu’il y revint Il appréciait les rues larges, bien pavées, les places spacieuses, les maisons bien bâties de la jolie petite ville, devenue une retraite affectionnée parles bourgeois des environs, et même ceux de Paris, depuis que la cour n’existant plus, a cessé d’y retenir la noblesse.

Tout aussi familier lui était ce château de Saint-Germain édifié par Louis VI, reconstruit et augmenté à diverses époques, notamment sous Henri IV, sous Louis XIII et Louis XIV. Pris par les Anglais au temps de Charles VI, le château de Saint-Germain fut offert en don, par Louis XI, à son médecin Coictier, qui ne le garda que jusqu’à la mort du roi Henri II, Charles IX et Louis XIV naquirent dans ces murs sévères, aux façades sans ornement, qui virent mourir Louis XIII, et le roi détrôné d’Angleterre Jacques II, ainsi que sa femme. — Les États généraux de 1561 se tinrent au château de Saint-Germain. Lorsqu’Anne d’Autriche obligée de s’éloigner de Paris par les troubles de la Fronde, se retira dans ce château avec le jeune Louis XIV et la cour, elle le trouva si peu meublé, qu’il fallut apporter trois lits et répandre de la paille dans les chambres pour que la reine, son fils et leur suite pussent y coucher.

La fameuse terrasse de Saint-Germain, ombragée de grands arbres, et d’où la vue s’étend au loin sur les replis du fleuve, les campagnes qu’il traverse et, à l’horizon, sur les édifices les plus élevés de Paris, est limitée du côté de la ville par un ancien pavillon de chasse qu’avait fait construire Henri IV.

La forêt qui sert de parc au château, est, on le sait, l’une des plus belles forêts de France ; on l’a réunie à la forêt de Marly. Autrefois, on y chassait le sanglier ; on y trouve encore des cerfs, des daims et surtout des chevreuils ; mais les sangliers, ont disparu. L’ensemble de toutes les routes, de tous les chemins de traverse dont cette forêt est percée présente un développement de près de quatre cents lieues. À l’ouest, la forêt domine au bord de la Seine le bourg de Maisons-Laffite, célèbre par son château, l’un des chefs-d’œuvre de Mansart ; etle fleuve en achevant sa courbe laisse à sa gauche Poissy, situé également sur la lisière de la forêt, avec un pont aux arches inégales datant de Louis IX, et portant encore un vieux moulin, dit de la reine Blanche.

Versailles, où Jean revenait toujours, n’est en réalité, comme on l’a dit que le plus grand et le plus somptueux faubourg de Paris. Au point de vue militaire, Versailles est compris dans la ceinture de forts qui défendent la capitale. Abordée tantôt par les chemins de fer, tantôt par les anciennes routes, cette ville paraissait à Jean de plus en plus imposante, mais aussi bien froide, et pour tout dire, ayant un véritable air d’indigence, que dissimulent mal ces grandes avenues où s’alignent des hôtels, et qui aboutissent toutes au palais de Louis XIV, comme si la ville avait été bâtie pour servir d’annexe à la royale demeure. Cette manière de voir n’avait rien d’erroné. À Versailles, la ville, et le palais c’est tout un. L’histoire de Versailles c’est aussi l’histoire de son château.

Ce château édifié par Louis XIII sur les ruines d’un moulin, fut reconstruit à grands frais par Louis XIV sur les dessins d’Hardouin-Mansart ; Lenôtre traça les jardins, le peintre Lebrun demeura chargé de la décoration intérieure. L’établissement, à Marly, d’une machine élévatoire fournit l’eau des bassins. Depuis, cette machine a été remplacée par une pompe à feu.

Ce palais grandiose devint pour toute l’Europe, au dix-septième siècle, le modèle des résidences royales et princières, surtout en Allemagne où tout souverain, si pauvre qu’il fût, voulut avoir une demeure de même style avec terrasses, escaliers extérieurs, boulingrins, jets d’eau et le reste. Vers la fin du règne de Louis XIV, le grand Trianon devint une dépendance importante du château. C’est au palais de Versailles que Louis XVI fit l’ouverture des États généraux de 1789, devenus Assemblée nationale au lendemain de la réunion des députés du Tiers dans la salle du jeu de Paume. Tout le monde sait, et Jean le savait aussi, comment le 6 octobre de cette même année, la population parisienne alla chercher à Versailles Louis XVI, la reine et le Dauphin pour les amener à Paris. Depuis, le palais de Versailles demeura inhabité par les souverains.

Il était réservé au roi Louis-Philippe de transformer le palais de Louis XIV en un musée historique consacré à toutes les gloires nationales. Dans des galeries sans nombre vinrent se ranger à profusion les grandes pages d’histoire, les portraits, les bustes et les statues, des reproductions des vieux châteaux de France, des marines, et parmi celles-ci quelques-unes de nos victoires navales. Lorsque Jean revit Versailles il n’y avait guère plus d’un an quele gouvernement et les Chambres étaient rentrés à Paris.

La ville de Versailles a vu naître Hoche, à qui elle a élevé un monument sur une de ses places. Elle est aussi la patrie du sculpteur Houdon, du poète dramatique Ducis, du maréchal Berthier, de l’abbé de l’Épée, fondateur de l’institution des sourds et muets. Louis XV, Louis XVI et Louis XVIII sont nés au château.

De Versailles, Jean se rendait un jour à Saint-Cloud ; il gravissait la pente de la colline bordant la Seine sur laquelle la petite ville est bâtie ; il revoyait les ruines du château, brûlé pendant la guerre par les Prussiens, qui ont aussi mis le feu aux maisons de la ville ; il arpentait le beau parc, admirait les bassins et les cascades. A l’un des coins de ce parc, la nouvelle manufacture de Sèvres a établi ses ateliers et son musée céramique.

Un autre jour, Jean se dirigeait vers Meudon, dont Rabelais fut curé. Il trouvait le château, dont il n’est resté que les quatre murs après le siège de Paris, en voie d’être transformé en observatoire d’astronomie physique. De tant de splendeurs, il ne reste que la haute terrasse, d’où la vue embrasse Paris, le cours de la Seine et les bois environnants.

Un autre jour, Jean parcourait Ville-d’Avray, Bougival, Louveciennes, Marly devenus des lieux de villégiature pour les Parisiens ; ou encore il s’en allait à Rambouillet, attiré par le château et la forêt. Ce château de Rambouillet, assemblage de bâtiments irréguliers surmontés d’une énorme tour gothique avec créneaux et mâchicoulis, appartint à la famille d’Angennes. François Ier y mourut, et Charles X y signa son abdication, puis il partit de là pour l’exil. Une fois, Jean poussa jusqu’à Montmorency pour voir, à l’extrémité de la forêt, l’Ermitage, humble maisonnette qu’habita Jean-Jacques Rousseau et où Grétry est mort en 1813.Le philosophe de Genève quitta l’Ermitage pour Mont-Louis, qui du haut de l’éminence où se trouve Montmorency, domine toute la vallée.

Il faut bien dire que Jean, occupé de son petit commerce et n’allant point d’un pas libre, ne voyait les choses qu’à demi ; il geignait parfois lorsque la balle ne s’allégeait pas vite ; mais sans perdre courage. A cœur fort, poids léger, murmurait-il, et quant aux belles choses à peine entrevues il se promettait de revenir…

Vers la fin de mai, la loge de Risler s’était transportée à Chartres. Jean l’avait suivie, en passant quatre jours confondu avec les artistes du petit théâtre, vivant de la vie des comédiens nomades, cajolé par tous, mais souffrant de voir Cydalise dans la familiarité de ses compagnons, blessé de la vulgarité de madame Risler et des façons grossières et brutales de « l’oncle ». Jean nota par écrit les impressions de ce voyage à pied, fécond en incidents comiques.

De Chartres, Risler conduisit sa troupe à Orléans où elle devait se trouver le 1er juin. Jean battit les environs de Chartres ; il alla ensuite au Mans, de là à Angers, où rendez-vous était assigné pour la Fête-Dieu.

Le petit colporteur fut exact : il devança même de deux jours les funambules. Dans son impatience, suspendant son trafic, il rôdait autour de la ville, ne manquant pas de se rendre à l’heure des trains, à la gare du chemin de fer où devait arriver Cydalise. Le reste du temps, il le tuait en flâneries. Il fut entraîné tout d’abord vers les célèbres ardoisières d’Angers, à laquelle sont attachés plus de quatre mille ouvriers, et dont l’exploitation annuelle donne cent cinquante millions d’ardoises.

Revenu vers la ville, Jean marqua bientôt sa préférence pour l’esplanade du Bout-du-Monde, d’où ses regards s’étendaient sur Angers, assis sur un coteau que baigne la Maine, et qui apparaît de là divisée en trois parties par la rivière : la ville proprement dite, la cité, couvrant une petite île, et la Doutre. Près de l’esplanade du Bout-du-Monde, sur un mamelon séparé de la colline par des fossés profonds, Jean voyait se dresser le château d’Angers, vaste parallélogramme enceint de hautes murailles défendues par dix-huit grosses tours : il est bâti en schiste ardoisier, avec des rubans de pierres blanches tranchant vivement sur le fond sombre. La forteresse élevée par Louis IX est devenue une caserne, un arsenal et une poudrière.

Jean avait parcouru la ville dans tous les sens ; tout vu, tout visité — en vrai Parisien, curieux et pressé : la cathédrale, fort belle, dont le portail est surmonté de trois tours, le palais épiscopal attenant à la cathédrale, toutes les églises et chapelles, très nombreuses : on en compte près de vingt, et plusieurs sont classées parmi nos monuments historiques. Il avait vu l’hôpital Saint-Jean, converti en musée d’archéologie, les maisons à façades sculptées des quinzième et seizième siècles, le « logis Barrault, » où l’on a établi la bibliothèque publique et le musée David, les ponts, les boulevards, le jardin de la préfecture, le Mail et son jardin, le monument du roi René, enfin la statue de David d’Angers, œuvre très remarquable de Louis Noël.

Le grand artiste angevin, qui a ajouté par la sûreté et la hardiesse de son ciseau à la gloire de tant de célébrités, l’honnête homme qui disait : « J’ai du marbre et du bronze pour le génie, la vertu et le courage ; je n’en ai pas pour les tyrans », le statuaire infatigable qui a enrichi notre pays d’innombrables chefs-d’œuvre, — Bonchamps, le grand Condé, Ambroise Paré, Fénelon, le général Foy, Béranger, Washington, La Fayette, Gutenberg, Talma, Gœthe, Pierre Corneille, pour ne citer que quelques noms, — méritait de rencontrer un émule digne de lui, qui fixât pour l’immortalité les traits de son mâle et franc visage. Dans ce bronze inspiré, Louis Noël a représenté David drapé dans un manteau qui laisse libre le haut de son corps, la forte carrure de ses épaules. Le maître s’appuie sur son marteau, et tient de la main gauche une statuette offrant des couronnes aux plus dignes. Louis Noël a symbolisé de la sorte le génie de son modèle, et rappelé par cette allégorie la France accueillant nos gloires, comme on la voit dans le fronton du Panthéon dû au ciseau du grand artiste national.

Dans cette attitude, David d’Angers médite peut-être un de ces axiomes qui faisaient de lui un penseur audacieux et quelque peu frondeur, aimé de Victor Hugo, de Cousin, de Mérimée, de Sainte-Beuve. Voilà bien le laborieux artiste, qui pouvait non sans orgueil se rappeler le temps où il travaillait à raison de vingt sous par jour aux corniches du Louvre et aux ornements de l’arc du Carrousel !

Jean les connaissait ces rudes débuts ; il avait trouvé dans les livres de sa balle la vie du célèbre statuaire ; il l’avait lue avec avidité ; et il demeura longtemps absorbé devant cette figure si expressive de David d’Angers, comme s’il pensait trouver dans sa contemplation un enseignement pour sa propre vie.