Le Tour de France d’un petit Parisien/2/22

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Librairie illustrée (p. 519-532).

XXII

Une vieille connaissance

Enfin la troupe dirigée par Risler arriva à Angers, et comme Jean connaissait déjà la ville dans toutes ses parties, lorsqu’il se présenta à la gare pour saluer son oncle, embrasser sa tante et « sa cousine », il fut chargé immédiatement par la plantureuse dame de loger les comédiens dans quelque hôtellerie à proximité du champ de foire : Jacob Risler avait décidément renoncé à son matériel roulant ; il ne voulait plus voyager qu’en chemin de fer et, à l’avenir, lui et tout son monde coucheraient sous un toit. Jean se tira bien de la tâche qui lui était confiée, et le géant tyrolien, qui au fond était un brave homme, ne l’appela plus que le maréchal des logis.

Jean revit donc Cydalise. La jeune fille s’était fait une grande joie de le retrouver ; elle s’habituait à compter sur lui, sur son amitié. Elle se sentait sous sa protection, — une protection qui la suivait partout ; et elle reprenait courage ; elle supportait plus aisément les anxiétés de sa situation. La gentille baladine prenait pour l’effet d’une invincible timidité l’absence d’abandon, les hésitations réfléchies du jeune homme. Si elle se faisait familière, si elle traitait Jean comme un frère, celui-ci aussitôt devenait plus cérémonieux, plus réservé, plus froid.

Toutefois le petit colporteur un peu fatigué par ses dernières tournées, un peu amolli par la perspective d’un charmant repos de plusieurs semaines, passées dans l’entourage de Cydalise, consentit à faire l’essai de cettevie qu’on le sollicitait d’adopter. Jacob Risler et sa femme crurent l’avoir accaparé pour toujours ; Cydalise vit en lui un champion qui tôt ou tard se dévouerait à ses intérêts.

Jean quitta sa petite chambre d’hôtel et vint loger auprès de son oncle. Il prenait ses repas avec la troupe ; il déjeunait dans la salle basse de l’hôtellerie où il avait installé les comédiens ambulants ; le repas du soir se faisait sous la tente de toile, au champ de foire et, pour ainsi dire, dans les coulisses. Le jeune parent de Risler remplissait les cent emplois utiles énumérés par Jacob lors de la rencontre à Dunkerque.

Malgré tout, les forces du jeune homme ne revenaient pas, ni sa franche et bonne humeur, perdue depuis le jour où il lui avait fallu renoncer à son nom, après s’être en vain efforcé de lui rendre son honorabilité. Il ne retrouvait pas davantage son entrain d’enfant de Paris : plus il voyait Cydalise, plus il s’effrayait d’être là à cause d’elle, ne pouvant oublier un instant que c’était lui qui la retenait dans cette vie de hasard qui ne devait pas être la sienne.

Par l’effet d’un singulier trouble de son imagination, Jean voyait parfois la jeune fille dans les contrastes d’une double existence : l’une humiliée, précaire, aventureuse dont il était témoin, l’autre fastueuse et pleine de considération. Dans un même moment, il la voyait sur la plate-forme de la loge, pâle et rougissante à la fois, pirouettant et faisant des grâces en face d’une houle de têtes humaines, sous l’éclat du cordon de becs de gaz, assourdie par le vacarme des cuivres, du tambour et de la grosse caisse, secouée par le gong des dompteurs d’en face, troublée par des décharges d’armes à feu et des explosions de pétards, attristée par le rugissement des lions des ménageries ; et il la voyait en même temps dans le salon du calme hôtel de sa famille, à Caen, auprès de sa mère enfin consolée, soit assise à son piano, soit feuilletant des livres à gravures, sous la lampe ; le baron venait la baiser au front avant de s’enfermer dans son cabinet de travail ; Maurice applaudissait le talent de musicienne de sa sœur, ou se penchait avec elle sur les beaux livres. Et Jean se disait qu’il suffirait d’un mot de lui pour faire que ce rêve de bonheur succédât pour la pauvre enfant à l’horrible cauchemar qui semblait être son existence, s’il était vrai qu’elle eût été dérobée à ses parents et qu’elle n’en doutât plus.

La troupe de Risler poursuivit son itinéraire ; elle devait se trouver à Saintes au commencement de juillet, puis à Rochefort, pour, de là, aller à Angoulême où, le 15 août, s’ouvre une fête très suivie. Généralement, les grandes troupes continuent leur tournée en passant par Périgueux où le 1er septembre commence une foire, à cette occasion ont lieu des courses ; après Périgueux, elles se rendent à Agen pour la foire du Pain ; à Toulouse pour la dernière
Quelle surprise pour l’excellent homme (voir texte).
semaine de septembre ; finalement, elles se trouvent à Bordeaux vers le 15 octobre.

Jean traversa en wagon les départements de Maine-et-Loire, des Deux-Sèvres et de la Charente-Inférieure. Il passa par la Pointe, au confluent de la Maine et de la Loire, par les Forges, hameau où se trouvent les ruines du château de la Roche-aux-Moines, par la Poissonnière ; il passa en vue de Chalonnes, séparé de la station par cinq bras de la Loire ; il passa par la Jumellière, par Chemillé, dont l’église possède un clocher qui est l’un des plus beaux types de l’art romano-byzantin que possède l’Anjou ; par Trémentines, où se trouvent un galgal et un peulven dit Pierrefiche du Parchambault.

Il passa par Cholet sur la Maine, chef-lieu d’arrondissement de 13 à 14,000 habitants dominé par l’ancienne terrasse du château détruit par les Vendéens. Le rayon industriel de cette ville s’étend sur plus de cent communes et occupe près de soixante mille ouvriers. On fabrique à Cholet des batistes, des siamoises, des calicots et surtout des mouchoirs, de la flanelle et des droguets. Son commerce porte, en outre, sur les ardoises, les bois de charpente, les grains, les chevaux, les bestiaux, les engrais. Après Cholet, se présenta sur la route suivie, Maulevrier où, dans la cour du château, une pyramide a été élevée à la mémoire du chef vendéen Stofflet qui avait été garde-chasse du comte de Colbert-Maulevrier ; après, ce fut Bressuire, petite ville de quelque 3,000 habitants sur une colline bordant l’Ire, avec une église qui est un monument historique et les restes imposants d’un ancien château.

Puis, Jean se trouva à Niort, qu’il avait traversé quelques années, auparavant en venant de Tours, emmené par la famille de sir William, et pour s’embarquer à La Rochelle sur le Richard-Wallace. Que tout cela était déjà loin !…

Il vit mieux que la première fois le chef-lieu du département des Deux-Sèvres. La troupe que Jean suivait maintenant, s’arrêta à Niort pour y souper et y coucher ; et le lendemain, avant qu’on se remît en route, le jeune Parisien avait exploré les bords de la Sèvre-Niortaise, traversé la belle place de la Brèche, vu les églises, le donjon de l’ancien château : deux grosses tours carrées dont la plus ancienne date du douzième siècle. Il avait arpenté les promenades des environs : le parc de Chantemerle, la Gagouette, les rives du Lambon, les prairies de Belle-Isle et de Galuchet. Sans considérer comme définitive sa situation présente, Jean en acceptait momentanément les bénéfices : plus de balle sur le dos : et il s’en allait d’un pas léger… il fallait voir !

On montra au touriste l’hôtel de Candie, ancienne prison où naquit Françoise d’Aubigné, devenue marquise de Maintenon : son père y fut un temps détenu sous l’accusation de faux monnayage.

De Niort, la troupe poursuivit sa route, — toujours en chemin de fer — par Aigrefeuille, par Rochefort, troisième port militaire de France formé par la Charente et où Risler devait ramener ses compagnons après Saintes ; par Tonnay-Charente ; par Taillebourg, célèbre par la défense de son pont par Louis IX, qui tint tête presque seul à des assaillants sans nombre ; et elle arriva à Saintes à la fin de l’après-midi. C’était dans cette ville qu’elle devait donner ses représentations funambulesques.

Saintes est une ville de 12,000 habitants bâtie sur le flanc d’un coteau baigné par la Charente, qu’Henri IV appelait « le plus beau ruisseau du royaume» et qui arrose, en effet, un pays riche en pâturages et en blé. — Saintes qui fut la cité des « Santones » avant la domination romaine a conservé de nombreux monuments antiques, un arc de triomphe d’ordre corinthien élevé en l’an 21 ou 31 à Germanicus, à Tibère et à Drusus. Cet arc à deux portes est assis sur un solide massif de maçonnerie dans le lit de la Charente, et ce massif a dû servir de pile à un pont. Il y a aussi à Saintes les débris d’un amphithéâtre qui pouvait contenir vingt mille spectateurs, un hypogée défiguré par des constructions modernes auxquelles il est accolé ; quelques restes du Capitole, englobés dans les bâtiments de l’hôpital. L’église Saint-Eutrope et la cathédrale sont deux monuments historiques. Saint-Eutrope, édifice du douzième siècle a une tour carrée du quinzième siècle, surmontée d’une flèche de quarante mètres ; la cathédrale a aussi une tour mais beaucoup plus haute (72 mètres). Sur l’une des places de la ville a été élevée la statue de Bernard de Palissy : le célèbre potier né dans l’Agenois, après avoir beaucoup voyagé vint s’établir à Saintes, et c’est là qu’il réalisa au prix de bien des labeurs la création de ses émaux. A Saintes, Louis IX battit encore les Anglais.

Dès son arrivée à Saintes, une idée germa dans l’esprit de Jean : elle ne devait pas être abandonnée. Il se trouvait très près de Bordeaux et de Mérignac ; de plus il tenait en réserve les cent francs prêtés par Bordelais la Rose : quelle meilleure occasion d’aller embrasser son vieil ami et lui rapporter son argent ? Le difficile était d’obtenir de Jacob Risler la permission de s’absenter. Jean ne pouvait lui avouer sans le mécontenter qu’il se rendait auprès de l’ancien zouave devenu son protecteur et son conseiller, et qui à Saler lui avait tenu tête. On se rappelle que Bordelais la Rose et Risler s’étaient attaqués avec une telle violence qu’ils avaient dû garder le lit l’un et l’autre pendant plusieurs semaines à l’infirmerie de la prison de Mauriac…

Ne pouvant nommer Bordelais la Rose, Jean prétexta d’un recouvrement nécessitant des explications verbales, à faire à Bordeaux, pour le compte de la maison de librairie pour laquelle il avait travaillé pendant plusieurs mois. Il ne lui fallait du reste qu’un jour ou deux… Risler dut donner son consentement et Jean se prépara à partir.

Comme autrefois, Cydalise se montra alarmée ; mais Jean lui avoua le véritable motif de son voyage, et elle reprit confiance.

Voilà Jean redevenu maître de lui-même, n’ayant plus ni balle à traîner, ni personne à obéir et à contenter. Il passa par Beillant, Jonzac, Saint-Mariens, Coutras, Libourne. Parti de Saintes à 8 heures 45, il arrivait à Bordeaux vers 2 heures de l’après-midi.

Tout à l’idée de revoir bientôt son meilleur ami, ces diverses localités furent pour lui comme inaperçues. Jonzac est pourtant — comme Cognac et Jarnac — un des centres d’entrepôts des eaux-de-vie et des grandes distilleries des Charentes. On sait combien les eaux-de-vie de Cognac sont renommées. Dans la Charente, l’Aunis et la Saintonge, le vin est transformé en eaux-de-vie, et l’extension de la culture de la vigne a déboisé presque tout ce pays. Coutras est de son côté célèbre par la victoire complète qu’y remporta Henri IV, alors roi de Navarre, à la tête des Huguenots, sur l’armée de Henri III, commandée par le duc de Joyeuse, qui fut tué dans la bataille. Libourne au confluent de l’Isle et de la Dordogne, possède un véritable port, capable de recevoir des bâtiments de 300 tonneaux. Il s’y construit de petits navires, et Libourne exporte au loin les vins de la vallée de la Dordogne et de l’Entre-deux-Mers, des blés et des farines. La navigation y a lieu presque exclusivement avec l’Angleterre, la Norvège et la Suède. Libourne est enfin un petit Bordeaux.

Toutefois Bordeaux força le jeune Parisien à ouvrir les yeux. Quand on arrive dans cette grande et belle ville par le chemin de fer de Paris, on l’aperçoit s’étendant au milieu d’une vaste plaine sur la rive gauche de la Garonne, qui décrit une courbe de plus d’une lieue de développement. La partie orientale est occupée par la ville même ; sur la partie occidentale s’élève le faubourg des Chartrons. On traverse le pont du chemin de fer, construit en fonte : mais en aval de ce pont se trouve le fameux pont de Bordeaux, édifié de 1808 à 1821, et qui se compose de dix-sept arches en pierres et en briques. Sa longueur est de 486 mètres. Il est donc plus long que le pont de Dresde sur l’Elbe, plus long que le pont de Tours, plus long que le pont de Waterloo à Londres ; c’est enfin un des plus beaux ponts du monde. Il a coûté six millions et demi.

La vue, que de ce pont l’on découvre sur la Garonne et ses deux rives, est bien faite pour flatter et retenir les regards. C’est un grandiose panorama aux chaudes couleurs avivées par l’ardente lumière des soleils du Midi. La puissante ville se dessine en demi-lune derrière une forêt de mâts. Dépassés par les hauts clochers, s’alignent les maisons et les beaux édifices qui font une bordure architecturale aux quais. D’une extrémité à l’autre des deux extrémités de la courbe, — de la gare maritime au quai de Bacalan, — la vue s’arrête sur les importants chantiers de constructions navales, la corderie, l’arc de triomphe de la porte Saint-Julien, l’hôtel des douanes et la Bourse qui semblent décorer l’ancienne place Royale ; sur la place des Quinconces, espace laissé libre par la démolition du vieux château Trompette ; sur les belles maisons du quai des Chartrons habitées parle haut commerce, enfin sur l’ancien moulin de Bacalan, devenu une fabrique de poteries. La rive droite de la Garonne voit croître et s’agrandir le faubourg de la Bastide.

Le flux et le reflux de la mer se font sentir sensiblement sur le fleuve, où le mouvement de la navigation est des plus animés. Le port de Bordeaux peut contenir douze cents navires. Il est en relations suivies avec l’Angleterre les Antilles, l’Amérique espagnole et les colonies françaises ; navires à voiles et bateaux à vapeur exportent les vins et les spiritueux de la région — où l’anisette tient un bon rang, — des tissus, des cuirs ouvrés, des papiers, des soies, des porcelaines ; et ils introduisent dans notre pays les produits coloniaux, les fers, étain, cuivre et plomb, les viandes et poissons salés, les houilles anglaises, etc…

Du haut du magnifique pont, Jean voyait tout ce transit se développant librement le long de quais vastes et sans parapets, avançant dans l’eau des jetées en bois pour faciliter le débarquement des gros navires. Aux arrière plans de la ville se traînaient les fumées des fonderies, des fabriques de savon, des distilleries d’eaux-de-vie, des raffineries de sucre, des manufactures de faïence et de porcelaine…

Lorsqu’il pénétra dans les rues de la ville, aux maisons élevées, — avec de hautes fenêtres — et qu’il se trouva en contact avec cette active population de 200,000 habitants, dont les femmes du peuple aiment à se coiffer d’un madras de couleur éclatante posé très en arrière et qui laisse échapper quelques boucles de cheveux sur la nuque. Jean éprouva une deuxième surprise : le théâtre, ce chef-d’œuvre de l’architecte Louis. Il est entièrement isolé et occupe l’un des côtés d’une belle place. Sa façade principale est formée de deux colonnes corinthiennes, auxquelles correspondent douze statues colossales décorant la balustrade qui en couronne la frise. Ce beau théâtre peut contenir quatre mille spectateurs.

Sans s’arrêter aux autres monuments et édifices, Jean monta dans une petite voiture qui faisait un service entre Bordeaux et Mérignac, et trois quarts d’heure après il tombait dans les bras de Bordelais la Rose.

Quelle surprise pour l’excellent homme ! quelle joie de revoir si grandi son petit ami le Parisien !

Bordelais la Rose se faisait vieux et les rhumatismes gagnés dans les tranchées au siège de Sébastopol lui rendaient la vie dure, sac et giberne mais il retrouva soudain toute sa vigueur.

— Demain ? Tu comptes t’en retourner demain ? Et tu crois que je vais te laisser partir comme cela ? Pour aller faire guignole à Saintes ? Ah ! tu es venu pour me rapporter mes cents francs ! Ils te pesaient peut-être ? Il fallait changer les cinq louis en un billet de banque… tu aurais eu le cœur plus léger. Ah ! ça, mais tu oublies, malheureux, que j’ai été sur le point de t’adopter après la guerre ? Si je ne l’ai pas fait, sac et giberne ! c’est que tu avais un oncle à Paris. A propos, a-t-il trouvé le fond de sa bouteille, cet oncle Blaisot ? Non ? Toujours vivant ?… et trinquant ?… Ça te profite au moins ce mauvais exemple… c’est toujours quelque chose !

« Tu es venu par Libourne ? ajouta le Gascon ; mais tu n’as pas vu les curiosités du pays ? Saint-Émilion, par exemple : voilà qui est curieux ! Tu n’en connais que les bons vins, bien sûr, comme neveu du père Blaisot ; il faudrait voir la ville dans son ravin et sur le penchant de deux collines. Il y a là d’immenses carrières sous le sol, des habitations creusées dans le roc, des ruines, desvieilles murailles, des tours, le château du Roi — je ne sais plus quel roi de France. Et, sac et giberne ! puisque nous parlons des vins de Saint-Émilion, qui sont les meilleurs vins des Côtes, il y a bien d’autres vins dans le département ! Ah ! nous en avons des grands crus, et fameux malgré le phylloxéra ! C’est le Château-Margaux, le Château-Laffite, le Château-Latour, dans le Médoc, et encore les crus moins estimés de Paulliac, Saint-Estèphe, Saint-Julien, mais qui apparaissent honorablement au rôti sur les grandes tables ; nous avons dans le Bordelais, — où nous sommes — le Château-de- Haut-Brion qui rivalise avec les premiers crus du Médoc ; nous avons les crus de Graves, ceux des plaines oupalus qui sont de l’autre côté de la Garonne, et ceux de l’Entre-deux-Mers : c’est le nom qu’on donne aux vignobles situés entre la Garonne et la Dordogne.

» Et le Sauterne donc, et le Barsac, parmi les vins blancs ! Sac et giberne ! Il fallait venir, mon garçon, dans la saison des huîtres ; je t’en aurais fait boire du Sauterne. Mais je t’en ferai goûter tout de même ; c’est encore celui qui me réussit le mieux pour mes rhumatismes. Je ne te parle pas du Château-Yquem : celui-là c’est l’extravagance du parfait, c’est l’idéal, c’est le sublime ! Ils n’en ont point à lui comparer les Allemands du Rhin ! Mais il est trop cher pour ma bourse. Sache donc qu’il se vend jusqu’à dix-mille francs le tonneau de 900 litres. On aurait une vigne pour ce prix.

» Il faut aller visiter les chais du quai des Chartrons pour se faire une idée de la richesse de nos vins pour le pays. Il y a là des celliers qui renferment jusqu’à cent mille tonneaux. Tu as traversé Bordeaux, mais tu n’as rien vu…

— J’ai vu le pont, j’ai vu les quais, j’ai vu le théâtre, dit Jean.

— Tu as vu le pont,tu as vu les quais, tu as vu le théâtre… je te dis que tu n’as rien vu, sac et giberne ! Tu ne sais rien de Bordeaux… C’est que nous avons des hommes, nous autres, à pouvoir citer ! poursuivit l’aimable Gascon, nous les remuons à la pelle, les grands hommes ! Bordeaux c’est le pays des conventionnels Gensonné, Roger-Ducos et Boyer-Fonfrède. Tu ne connais pas Boyer-Fonfrède ? Il était jeune, beau, riche, charitable, aimant… Il est mort sur l’échafaud de la révolution avec Gensonné, Guadet, Ducos et Grangeneuve qui sont du département : les Girondins, mon bon ! Sac et giberne ! comme vous êtes ignorants vous autres, à Paris ! A Bordeaux, nous avons eu aussi des hommes d’État, et nous en aurons encore : c’est Lainé, c’est Peyronnet, c’est M. de Martignac, c’est M. Dufaure ! Le défenseur de Louis XVI… Aide-moi donc ! Aï ! Chose !… De Sèze !

— Eh bien ?

— Bordeaux l’a vu naître, mon garçon. Et le chanteur Garat ? le fameux Garat, avec sa cravate empesée et sa guitare… Tu ne connais peut-être pas Garat ?

— Non, avoua timidement Jean qui regrettait fort de ne pas s’être donné avant de venir, une teinture des illustrations bordelaises.

— Eh bien !le chanteur Garat, c’est Bordeaux qui lui a donné le jour ! Et Berquin, l’ami des enfants ?… Et je ne te dis rien de ceux qui sont vivants : Paris en regorge.

Jean remarqua alors pour la première fois depuis qu’il le connaissait, que son ami, pénétré de l’amour de son pays en parlait avec cette exagération
C’est bien Hans ! (voir texte).

quelque peu vaniteuse qui caractérise les excellents habitants des régions voisines de la Garonne.

— Tu ne partiras pas d’ici, reprit Bordelais la Rose sans que je t’aie fait voir… tout ce qu’il y a à voir… ou tout au moins sans que j’aie corrigé ton ignorance. Ainsi en remontant la Garonne, et au bord d’une petite rivière, il y a le château de la Brède, c’est le château de Montesquieu… — L’auteur de Grandeur et décadence des Romains ? (Jean avait eu ce livre dans sa balle).

— Des Romains ?… Un grand philosophe, une forte tête… tout ce que je sais. Enfin je vois que tu te dégèles… Eh bien ! j’y suis allé dans le temps. Je me sens encore la force de t’y conduire. Le château est entouré d’une double fossé d’eau vive. Tu verras. Il y a sa chambre, avec son lit, son fauteuil. De la fenêtre, qui s’ouvre au midi, on a la vue sur des prairies… magnifiques !!

» Ça, c’est en remontant la Garonne. En redescendant, pas loin, c’est le château de Blaye, vis-à-vis d’un fort que nous appelons le Pâté, bâti en pleine rivière. Et si l’on pouvait pousser jusqu’à l’embouchure de la Gironde, le phare de Cordouan, quel beau phare !

» Et en face de Bordeaux, mon garçon, dans l’arrondissement, il y a, figure-toi, sur la Dordogne, à Saint-André-de-Cubzac, un pont suspendu. admirable !! Avec les cinquante-huit arches construites sur les rives et les levées de terre qui le raccordent à la route, il a une longueur de plus de 1,500 mètres. Sous son tablier, des vaisseaux peuvent passer à pleines voiles Hein ? qu’en dis-tu ? D’abordje te garde quinze jours : sac et giberne ! il faut que je te dégrossisse.

— Quinze jours ! que dirait l’oncle Risler ?

— Sac et giberne ! ne l’appelle pas ton oncle devant moi, au moins !… Je porte encore ses marques… mais il doit porter les miennes. Avoue plutôt que tu crains les sermons de la tante ?

— Oh ! non, mon cher Bordelais la Rose !

— Alors, mettons que c’est pour la petite demoiselle. et n’en parlons plus.

— Si, parlons-en au contraire, dit Jean d’un ton nuancé d’une certaine gravité.

Et, avec une franchise dont il ne se croyait pas capable, il exposa à son ami sa situation vis-à-vis de Cydalise, espérant obtenir de lui quelque sage conseil. Jean ne dit pas tout d’abord que la petite baladine devait être, selon toute probabilité, la fille de cette baronne du Vergier venue dans la prison de Mauriac pour visiter l’ancien zouave blessé dans sa lutte avec Jacob. Il ne parla que d’un soupçon ; et il raconta néanmoins les incidents du Havre, la disparition de la fillette pendant plusieurs années ; il ne cacha pas même qu’il en avait éprouvé une grande peine, un profond chagrin…

Bordelais la Rose, devenu très attentif, démêla les véritables sentiments du petit Parisien, et ce qui le retenait de s’ouvrir à la mère éplorée, de ses suppositions si hasardées qu’elles pussent être.

— Je voulais te garder par égoïsme, dit-il, maintenant je veux te garder, pour toi-même, pour te laisser le temps de réfléchir, — loin des coups de grosse caisse, loin de la demoiselle et des promesses du Risler : c’est un faux bonhomme celui-là !

Bordelais la Rose s’étendit longuement sur le devoir tracé à son jeune ami et il réussit à convaincre Jean.

— Écris, d’ici, à la baronne… et que tout s’éclaircisse… au lieu d’aller te mettre à la remorque de ces saltimbanques. Il ne lui manquait plus que ça à ton pierrot d’oncle, de se faire paillasse pour aller donner la parade d’une ville à l’autre ! Si jamais je te voyais. Oh ! je te renierais pour mon petit Jean ! Tu m’entends ? Je te renierais, si je te voyais avec eux !

Jean promit d’écrire ; puis le lendemain, il donna à son ami de bonnes raisons pour différer : en réclamant leur fille les parents de Cydalise feraient punir Risler et sa femme : il voulait éviter une catastrophe qui ressemblerait de sa part à une trahison. De Saintes, la troupe devait remonterà Rochefort : il verrait comment il s’y prendrait pour mettre en présence la jeune fille et quelqu’un de sa famille, en épargnant surtout à Risler la honte d’une poursuite.

— C’est peut-être par paresse que tu renvoies d’écrire à une autre fois ? observa Bordelais la Rose.

— Oh ! pas du tout, mon bon ami ! Et tenez je vais tout de suite écrire quelques lettres dont je pourrai recevoir la réponse ici même, puisque vous voulez me garder.

— Au moins huit jours pleins.

Jean écrivit à Jacob Risler et prétexta d’une indisposition pour ne pas retourner immédiatement à Saintes. Il écrivit à Modeste Vidal, à Paris — un peu au hasard. Il écrivit à Quentin Werchave, à Lille.

Les jours s’écoulaient calmes auprès de l’ancien zouave devenu comme on le sait propriétaire grâce à un héritage. La maison d’habitation placée au sommet d’une légère ondulation de terrain plantée de vigne, ne gardait pas beaucoup de fraîcheur pendant la journée ; mais les soirées étaient délicieuses. Sans le phylloxéra ce serait un paradis, aimait à dire Bordelais la Rose.

Le logis était tenu par une bonne vieille dame, cousine de l’ex-zouave et qui dès la première heure avait pris Jean en amitié et s’ingéniait à lui procurer toutes sortes de douceurs et de distractions.

Il y avait quatre jours que Jean vivait à Mérignac de cette vie paisible, lorsqu’une lettre arriva de Lille ; elle était de Werchave.

Le jeune Flamand apprenait à son ami qu’ayant été conduit pour affaires au charbonnage de Lourches, près de Valenciennes, il avait cru reconnaître, dans un personnage burlesque et déplaisant rencontré à l’auberge, cet Allemand dont Jean avait si fort à se plaindre. « Il louchait tant qu’il pouvait et avait la mine peu réjouie d’un chien à qui on a frotté le museau avec de la moutarde », disait Quentin, et son signalement, ajoutait-il, répondait si bien au gredin décrit par son ami, qu’il ne doutait déjà plus, lorsque le susdit personnage burlesque et déplaisant s’était mis à préparer son brouet favori d’œufs délayés dans de l’eau chaude. La lettre se terminait ainsi : « Votre voleur est employé au travail de fond d’une fosse de Lourches, — c’est une manière de palefrenier. Que faut-il faire ? et que ferez-vous ? Vous êtes, mon cher ami, tantôt trop sage, tantôt trop fou, jamais comme il faudrait ; mais, comme dit le proverbe : Bon sens tard venu est aussi sagesse. Soyez raisonnable et venez vite ».

Cette communication produisit sur Jean l’effet d’une commotion électrique.

— Ah ! oui, c’est ce qu’il faut faire ! s’écria-t-il ; c’est tout indiqué ! Et après avoir mis Bordelais la Rose au courant de tout ce qu’il venait d’apprendre :

— Je vais partir, mon bon ami, lui dit-il. Je vais partir tout de suite. Je vais prendre Hans Meister au fond de sa fosse comme une souris dans une trappe, — car je ne peux pas douter que ce soit lui. Je lui fais grâce de ma montre et de mon argent ; mais il faudra bien qu’il me rende les preuves de l’honneur de mon père, qu’il me rende mon nom — ou je l’étrangle ! Oh ! si je pouvais réussir… comme je me sentirais du courage pour des choses qui me trouvent hésitant et faible !

— Tu pourrais dire déloyal et sans pitié, observa le Gascon, toujours plein de droiture.

— Bordelais la Rose, la baronne aura sa fille si elle lui appartient…

Jean n’était pas sincère ; il ne voulait que gagner du temps.

— Mais, allons au plus pressé, ajouta-t-il.