Le Tour de France d’un petit Parisien/2/23

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Librairie illustrée (p. 533-546).

XXIII

La catastrophe de Lourches

Jean s’en était allé à Lille par le plus court chemin. Bordelais la Rose voulut qu’il reprît les cent francs rendus quelques jours auparavant — et cent autres francs dont il pouvait avoir besoin. En traversant Paris, Jean ne s’y arrêta pas. Il arriva à Lille le 28 juillet. Werchave l’attendait. Après l’avoir embrassé :

— Où est Lourches ? lui demanda Jean.

— C’est près de Valenciennes, plus près encore d’Anzin, où nous sommes allés, il y a quelques mois.

— Je voudrais y être déjà, — au fond du charbonnage…

— Ce soir, il est trop tard ; mais nous partirons demain à la première heure. Ce hibou a trouvé un bon endroit où il n’a pas besoin de lunettes pour y voir.

— Nous allons le prendre ! s’écria Jean.

— Moment ! fit Werchave : de la main à la bouche la bouillie tombe à terre…

Les voilà le lendemain matin roulant vers Valenciennes. À Orchies, ils abandonnèrent la voie directe de Valenciennes et, prenant à droite, ils pas sèrent entre Aniche et Anzin, croisant la voie ferrée qui va de l’une à l’autre de ces localités : la première station fut celle de Lourches. Jean avait questionné son ami amplement, et il savait tout ce qui pouvait l’intéresser, entre autres choses que « l’homme » était employé à la fosse Saint-Mathieu. Quentin lui avait dit qu’on leur permettrait de descendre. Sans prendre le temps de déjeuner, dès neuf heures du matin, Jean et son ami se dirigèrent vers la fosse désignée.

L’ouverture d’un puits de mine, bordée d’un treillage de fortes solives, — chemin du travail pour un grand nombre et de la fortune pour quelques-uns — est abritée d’ordinaire par une construction légère, mais haute et vaste, avec de grandes parties vitrées. C’est là que sont installés les appareils moteurs, les câbles, la roue colossale, servant à mettre en mouvement la benne qui descend et remonte les ouvriers, et qui amène le charbon à fleur de terre.

La vapeur siffle, les fourneaux ronflent, rouages et pistons sont en jeu ; les wagonnets roulent sur les rails. Tous ces bruits se confondent avec le froissement des chaînes destinées à la manœuvre de la benne ou la vibration des cordes d’aloès plus solides encore que les chaînes, et ayant le même emploi.

Non loin de là, fonctionnent bruyamment de puissantes machines qui appellent l’air et le refoulent jusqu’au fond de la fosse pour y maintenir une atmosphère respirable.

Les pompes d’épuisement alimentent de leurs eaux bourbeuses un ruisseau qui s’en va se perdre dans les champs…

Une poudre noire envahit tout ; noir est le sol environnant la grande bâtisse de briques, noirs les sentiers qui conduisent aux amas réguliers de houille dont certains morceaux taillés à vive arête, jettent des scintillements d’escarboucles ; le pied y pulvérise partout des débris de charbon ; noir également le ciel obscurci parla fumée ; noirs les mineurs, hommes, femmes, jeunes filles, garçonnets, — gens humbles sous leur pauvre tenue de travail, un peu affaissés, portant la marque d’une existence qui a été celle de plusieurs générations parmi leurs ascendants — ce qui n’empêche pas les filles rieuses de montrer de belles dents, et, sous le hâle du charbonnage, des yeux pleins d’éclat. Chez nous, les femmes, on l’a déjà vu ne sont pas occupées au travail de fond, comme en Belgique ou ailleurs.

Tout en faisant nombre de remarques, Jean avait pris place dans la benne a côté de Quentin et d’un ami de Quentin, — un tout jeune homme, fils d’un mineur, devenu par son application commis aux écritures. Il devait leur servir de guide. Se trouvaient là également, prêts à descendre, plusieurs porions ou contre maîtres et quelques mineurs de la « coupe de jour, » qui s’en allaient rejoindre « le trait» ou l’escouade dont ils faisaient partie. Armés de leurs pics, ils s’étaient accroupis. La cloche sonna, un fracas de fer retentit sous le vaste toit de la houillère, et la benne suspendue au-dessus du vide, toute ruisselante des eaux suintant le long des parois du puits, après quelques vagues mouvements, s’engouffra dans le trou, d’où sortaient des émanations tièdes, une haleine, — quelque chose rappelant la respiration d’un monstre. La descente s’opérait avec une vitesse vertigineuse ; mais Jean et Quentin n’en avaient guère conscience : il leur semblait dans l’obscurité où ils se trouvaient, ne pas changer de place ; ils ne percevaient qu’une faible trépidation. Seulement, quand ils se communiquaient leurs impressions, la parole s’enfuyait tout de suite lointaine, la voix prenant des sons argentins.

Le bruit, le mouvement qui se faisait autour d’eux, mille étoiles errantes, faibles lueurs des lampes entrevues dans des boyaux souterrains, — des sortes de tunnels, — une atmosphère lourde et chaude, tout leur apprit leur arrivée au fond de la mine.

— Sapristi-minette ! fit l’ami de Quentin, je vois luire jusque dans l’obscurité vos yeux étonnés.

— On ne descend pas tous les jours à huit ou neuf cents pieds sous terre, observa Quentin Werchave.

— Où sont les écuries ? demanda Jean.

— Il est pressé « pour une fois » ton ami, chuchota le commis aux écritures. Nous y allons aux écuries, « viens avec» ajouta-t-il.

— C’est qu’il a acquis un élan de deux cents lieues ! répondit Quentin. On marcha vers les écuries.

Jean commençait à s’habituer à l’absence du jour et aux lumières. Saisissant spectacle que celui de cette exploitation souterraine ! On entendait le bruit sec du tranchant des pics, et l’écroulement des pans de houille que les mineurs arrachaient avec des crocs ; c’était comme une rumeur de pioches maniées, des roues de fer en mouvement, d’ébrouement de chevaux, de roches roulées ; rumeur martelée par la masse des charpentiers, coupée de coups de sifflets et d’ordres donnés, et mêlée de colloques en un français passablement altéré.

Tout un monde de mineurs se croisait comme en une fourmilière. Piqueurs qui abattent le charbon, hercheurs ou yercheurs qui le chargent sur les berlines, rouleurs qui le voiturent jusqu’au puits, haveurs qui pratiquent dans la roche des coupures parallèles à la couche, boiseurs qui étançonnent les galeries, tous gens nullement sombres sous le noir de leur peau, actifs, insouciants, montrant enfin par leur attitude combien le sort des ouvriers des charbonnages s’est amélioré en France depuis une dizaine d’années, et grâce à l’abandon des procédés grossiers et barbares de l’ancienne exploitation. Le temps n’est plus où les yercheurs à moitié nus et ruisselants de moiteur s’en allaient à plat ventre, la lampe aux dents dans d’étroits boyaux pour charger la houille. Chantonnant parfois, mais graves toujours, parlant peu, leur vie à tous semble horriblement triste à ceux qui les surprennent à cette œuvre d’où le soleil est absent. Mais rentrés chez eux, le soir, ces rudes travailleurs redeviennent expansifs, presque gais et, fils de mineurs, ne songent pas à faire autre chose de leurs enfants que des mineurs.

Les ouvriers étaient munis de ces lampes dont Davy a inventé le modèle : formées d’un tube de toile métallique qui enveloppe la flamme, cette toile refroidit suffisamment les gaz combustibles qui la traversent pour que leur inflammation ne puisse avoir lieu. Des lampes de divers genres étaient aussi accrochées aux wagonnets qui glissaient sur des rails, vides ou chargés de houille. A d’autres wagons des chevaux étaient attelés.

Tout à coup, une véritable canonnade fit retentir l’air et ébranla la mine dans ses fondements ; elle partait des chantiers où l’on allumait la poudre des trous de sonde. Une fumée épaisse déboucha bientôt de plusieurs galeries.

Mais cette fumée n’empêcha pas Jean de sentir une odeur de paille humide et de fourrage s’échappant d’un couloir et trahissant le voisinage des écuries. Jean s’engagea aussitôt dans ce couloir, sûr de ne pas se tromper, marchant vite sur la fine glu de charbon, — poussière noire qui empoissait un sol glissant troué par le sabot des chevaux.

Sous une grande voûte — comme en une caverne de contrebandiers, — où des lueurs vacillantes et blafardes se dégageaient des lampes électriques, des chevaux alignés devant des rateliers arrachaient des brindilles d’herbes sèches, ou sommeillaient. Pauvres animaux ! leurs yeux, petits, fermés, s’étaient déshabitués de voir. On les plaindrait si tout l’intérêt, toute la compassion n’allait d’abord aux mineurs.

Un homme était là — grand et sec — une fourche à la main, occupé à relever la litière des chevaux. Jean marcha droit sur lui, et dit à haute voix :

— C’est bien Hans !

Mais Quentin et le guide officieux ne pouvaient l’entendre ; ils étaient fort en arrière.

En s’entendant nommer, l’homme à la fourche essaya par un puissant effort de volonté de faire converger vers un seul point les regards de ses
On remonta deux morts (voir texte).
yeux louches. À son tour il reconnut Jean, et un mouvement à peine saisissable décela sa première pensée : recevoir son visiteur au bout de sa fourche. Une autre idée lui vint aussitôt, il faut l’avouer : il laissa tomber la fourche et disparut, sans dire comme il en avait l’habitude : J’ai l’honneur !

Mais Jean entendait son pas ; il n’hésita point ; il suivit l’Allemand, dirigeant sa marche sur la sienne. Hans Meister escalada des masses croulantes de houille : Jean les escalada après lui. L’Allemand s’arrêta : Jean s’arrêta aussi ; à droite, à gauche s’ouvraient des galeries au bout desquelles scintillaient les lampes des travailleurs, et où retentissaient les coups réguliers des pics et des écrasements de blocs abattus.

L’Allemand devait être aux écoutes ; s’il louchait, il avait en revanche l’oreille fine. Avec précaution il se glissa au plus noir du cheminement souterrain ; les tailles tantôt droites, tantôt faisant des coudes, montaient ou descendaient, se perdaient comme en un labyrinthe. Il n’était pas aisé de le suivre dans sa fuite, sous une température lourde, dans une atmosphère humide qu’envahissaient par places des bouffées d’air glacial refoulées par les pompes.

— Ah ! le misérable ! murmura Jean découragé et haletant ; il va m’échapper !

Si encore Jean avait pu revenir sur ses pas, retrouver Quentin et le commis, attendre Hans Meister au puits de sortie ! mais il lui était moins difficile encore de continuer sa poursuite. À son tour, il avança avec précaution, espérant n’être pas entendu. Abandonnant ses chaussures, il se mit à suivre des mains les parois inégales de la galerie, se heurtant, se blessant presque aux poutrelles saillantes des « toitures ». Après quelques secondes, il s’arrêtait pour écouter ; ou encore il écoutait parce qu’il n’entendait plus rien. plus rien que les gouttelettes filtrant à travers la roche noire et s’écrasant avec un léger bruit sur le sol…

Puis, tout d’un coup, la marche du fuyard reprit mieux marquée, comme s’il renonçait à la dissimuler. Bien plus ! il semblait se rapprocher. Pour le coup Jean eut peur. Il se rappela le Hans Meister de la forêt du Falgoux et du bois du Mont-Mal. Retenant le souffle, il se blottit dans une excavation, et un instant après, l’Allemand passa près de lui, les bras écartés, le frôlant, — le cherchant sans doute dans l’ombre, pour lui faire un mauvais parti, se débarrasser de lui, dans cet endroit si bien fait pour les meurtres ignorés.

Jean ne se trompait pas : telle était bien la résolution exaspérée du détestable compère de Jacob : le sanglier faisait face au chasseur et courait sur lui.

N’ayant pas rencontré « le chasseur », Hans s’arrêta, et tirant de sa poche un briquet, il se mit à le battre. Jean voyait les étincelles s’échapper du silex. Très effrayé, il profita du bruit que faisait le batteur de briquet pour s’éloigner. De loin, il le vit revenir sur ses pas vers l’endroit où il pensait que Jean devait être : il avait allumé un rat-de-cave, et cherchait partout, projetant des ombres fantastiques.

Un léger bruit qu’il entendit le porta à pénétrer dans une galerie transversale abandonnée. Il s’y engagea avec précaution, abritant d’une main son luminaire contre les courants d’air ; et ce fut un soulagement pour Jean de le voir s’éloigner. Mais bientôt le pauvre garçon se sentit pris de la crainte de se trouver perdu dans ce dédale inextricable formé de boyaux étroits, bas de voûte, accidentés de trous de mine. Se courbant en deux, se dissimulant derrière chaque inégalité des parois raboteuses, il se glissa à la suite de Hans Meister, espérant ainsi arriver jusqu’à un endroit où des mineurs pourraient prendre sa défense.

Mais l’Allemand marchait maintenant d’un pas hésitant ; il s’était perdu dans les galeries, ne reconnaissait plus son chemin. Mieux valait encore le suivre que de demeurer dans l’obscurité. C’est ce que fit Jean, tremblant d’émotion, suffoqué par des émanations, craignant par-dessus tout de perdre la piste de ce scélérat, aussi méchant que fou, qui lui faisait bien plus de mal encore qu’il n’avait cru lui en faire.

Jean se trouva bientôt à l’extrémité d’une sorte d’excavation provenant de tailles anciennes ; les veines en avaient été fouillées dans tous les sens. Il voyait Hans Meister à l’ouverture de cette sorte de carrière noire, séparé de lui par les aspérités d’un sol qui s’exfoliait sous les pieds, quelques roches dures contournées par le pic des mineurs, une double rangée de troncs de bouleaux étayant la voûte basse, fendillée. Sur sa droite la houille s’effondrant sous ses talons et le pied lui manquant, il faillit glisser dans une eau stagnante accumulée dans un fond.

Jean se demandait avec appréhension si le clapotement de cette eau réveillée par lui de son sommeil, n’allait pas faire retourner l’Allemand, lorsqu’une lueur passa devant ses yeux, éclairant avec une intensité fulgurante le lieu bouleversé où il setrouvait au fond de la terre. Il recula vivement et porta les mains à ses yeux comme pour les préserver de cette flamme, et il fut secoué par une terrible commotion, renversé et couvert de débris.

Mais aussitôt, au loin, un roulement sourd gronda comme un écho grandissant, et soudain retentit une détonation formidable, suivie d’un bruit d’écroulement : le plus épouvantable fracas de blocs de houille lancés contre les parois des galeries, de pierres arrachées aux murailles de soutènement, de charpentes projetées avec force ; un volcan s’était allumé dans la mine : le grisou, trombe de feu qui arrache, qui broie, qui tord, qui disloque les dessous du globe ; le grisou, épouvante du mineur, éclair sinistre de la faux de la Mort, qui moissonne par centainesles existences.

Des cris de douleur et d’effroi, des appels à l’aide, formidablement répercutés par les échos souterrains, se croisaient, multipliés, avec tous les bruits ; on entendait des interpellations se détachant d’une confusion de paroles où dominait ce mot crié : le grisou ! le grisou ! le grisou !

Des gaz délétères commençaient à se répandre partout et venaient suffoquer Jean qui se sentait près de défaillir dans la haute température produite par l’explosion. Des quartiers de roche ébranlés ça et là s’écroulaient bruyamment, ajoutant des effets de terreur au péril trop réel couru par le pauvre garçon. Dans un boyau voisin, des amas d’eau avaient rompu leurs « serrements » de bois et s’écoulaient avec un bruit de cataracte.

Jean ébloui encore par l’éclair qui l’avait aveuglé, l’ouïe affectée de bruissements d’épouvante, réussit à s’agenouiller, et se penchant avidement, il chercha un peu d’air respirable à la surface du sol, et se ramassa pour échapper à la brûlante chaleur de l’atmosphère ; puis il essaya de regarder du côté où il avait aperçu Hans Meister pour la dernière fois ; mais il ne voyait rien : l’obscurité se trouvait doublée pour lui par une accumulation d’énormes débris de houille.

Il étendit les mains, et reconnut qu’il se trouvait enfermé vivant dans une sorte de cavité contre laquelle l’explosion l’avait rejeté. Il supposa, non sans vraisemblance, que l’Allemand avec son luminaire imprudemment promené dans les galeries avait déterminé cette redoutable explosion, cause sans doute de bien des malheurs !

Un grand remuement se faisait au fond de la fosse Saint-Mathieu dans des directions diverses et Jean entendit encore des voix lamentables répéter ce cri terrifiant : le grisou !

On semblait fuir dans la crainte d’une nouvelle explosion, et plus réellement pour échapper aux effets de l’asphyxie par les gaz répandus. Jean réclama du secours désespérément ; mais personne ne parut prêter attention à ses appels.

Alors deux pensées poignantes vinrent ajouter à ses tortures : c’est que Hans Meister lui échappait encore une fois et pour toujours, — et c’est qu’il allait mourir là, dans ce trou noir, lugubre tombeau, sans qu’on sût jamais’ ce qu’il était devenu, et qu’en mourant il emportait le secret de la naissance de la fille de la baronne.

Ah ! quel trouble pour lui ! Quelle angoisse ! Il se mit de nouveau à crier de toutes ses forces ; mais rien ne lui donna à espérer qu’il eût été entendu.

C’en était fait du sort de la pauvre Cydalise ! Que de regrets pour Jean à son heure dernière ! Que de remords venaient empoisonner ses derniers moments ! S’il avait obéi à ses bons mouvements ! s’il n’avait pas différé ce que Bordelais la Rose lui commandait de faire ! Une réflexion se plaçait ici : Bordelais la Rose en savait-il assez sur cette jeune fille pour pouvoir la rendre à ses parents ? Hélas ! non… Jacob Risler pouvait seul… mais quoi ? tenter de conclure un marché, — et encore plus tard, quand il ne serait plus temps peut-être, lorsque la baronne serait morte tuée par le chagrin… Quelle chose abominable que ce fût par sa faute, à lui ! Ah ! malheureux qu’il était ! Et il avait voulu faire rendre à son père son honneur dérobé et se réclamer de cet honneur… Il avait renoncé à son nom, honteux de le porter, et il ajoutait encore à la réprobation imméritée de ce nom. Il allait mourir… il serait là… au plus profond de la terre, on ne le verrait plus… et Cydalise croirait avoir été abandonnée par lui ; et il n’emporterait pas même l’estime de Bordelais la Rose, qui ne saurait que penser en n’entendant plus parler de son petit ami Jean.

Le pauvre garçon se mit à fondre en larmes. Mais tout à coup relevant la tête : — Pourquoi Quentin Werchave ne le ferait-il pas chercher ? Quentin était-il encore vivant ? Toutes ces voûtes noires ne s’étaient-elles pas écrasées sur ceux qui s’aventuraient si loin du soleil ?

Mais si Quentin vivait, il ne pourrait pas le laisser mourir ainsi, enterré avant d’être mort ; non, ce n’était pas possible ! Ce n’était pas possible ! Un faible espoir lui revint. Et puis, pourquoi ne travaillerait-il pas lui-même à sa délivrance ? Il essaya : il avait devant lui un enchevêtrement inextricable detroncs d’ormeaux, de planches, de pierres et de blocs de houille ; mais tout cela ne montait pas jusqu’à la voûte basse ; il devait y avoir des vides dans le haut, par où arrivaient jusqu’à lui ces émanations méphitiques qui le fatiguaient, cette chaleur, cet air brûlant qui lui dévorait la poitrine, le bruit des eaux échappées de leurs digues. Il essaya de tenter l’escalade. La cheville du pied droit était gonflée comme par une entorse. Un danger inaperçu lui fût alors révélé : le sol glissant et fortement incliné, aboutissait, sur sa gauche, à ce ténébreux récipient d’eaux pluviales amassées là, goutte à goutte pendant des années, vaguement entrevu l’instant d’auparavant, et dans lequel un faux mouvement pouvait le précipiter.

Il s’assit, épuisé dès ses premières tentatives, tant son angoisse était grande. Il s’efforça néanmoins de réunir froidement toute sa résolution pour faire face à la situation. Ce qui l’empêchait de trouver des forces… il le sentait bien : c’était toujours ces mêmes pensées torturantes : Hans Meister gardant avec lui, — peut-être enseveli avec lui dans la catastrophe — la réhabilitation du nom paternel ; Cydalise à la merci de Risler.

Ah ! s’il sortait vivant de ce tombeau comme il réparerait vite ses torts envers la pauvre jeune fille ! Plus rien, aucune considération ne l’arrêterait. Oh ! comme il se fit cette promesse ! et avec quels serments !

Il lui parut après avoir pris cet engagement vis-à-vis de lui-même qu’il était plus fort, mieux préparé à toute lutte dans l’avenir. Encore fallait-il qu’il lui fût donné de remplir son devoir…

Une grande heure s’écoula.

Enfin les vapeurs accumulées dans la partie de la fosse où Jean se trouvait bloqué, s’éclaircirent, et le garçon, respirant plus librement, songea plus résolument à sauver sa vie — puisque personne ne venait à son secours. Un manche de pic lui était tombé sous la main dès le premier moment. Il s’en saisit et le mania comme un levier pour renverser un à un les obstacles accumulés devant lui. Au bout d’un temps d’une longueur difficile à apprécier, il put enfin franchir la clôture qui l’enfermait…

Il se hasarda à tâtons dans les galeries, marchant avec précaution, évitant de tomber dans quelque trou.

Il y avait un moment — court peut-être, peut-être long — qu’il avançait ainsi, lorsqu’il se trouva devant l’une des entrées des écuries. Il hésita au moment de pénétrer en cet endroit, craignant d’y retrouver Hans Meister. Il est vrai que Jean avait gardé à tout hasard le manche de pic : il s’en était servi pour s’aider à marcher ; il pouvait lui être plus utile encore pour repousser une attaque.

Après un court examen, il vit qu’aucun homme n’était resté auprès des chevaux. Les lampes électriques continuaient de fonctionner, donnant la pâle lueur d’un mince croissant de lune. C’en était assez cependant pour que Jean put se diriger.

Il alla vers un recoin où quelques planches formaient un abri pour les palefreniers. Là, son regard tomba droit sur une valise qu’il reconnut avec émotion pour appartenir à l’Allemand.

— Là dedans est peut-être le carnet de Louis Risler, se dit-il.

Sans balancer, il souleva la valise et la chargea sur ses épaules ; — non qu’il eût l’intention de l’emporter : il voulait la remettre aux agents du directeur de l’exploitation, se réservant de formuler ensuite sa plainte contre le palefrenier coupable d’avoir dérobé des papiers chez Reculot, — et de bien d’autres méfaits encore.

Le difficile était de trouver à qui parler ; mais à peine hors des écuries, il entendit une rumeur grandissante et se dirigea du côté où elle venait. C’étaient les mineurs qui travaillaient au sauvetage de leurs compagnons. Sur ce point, la température semblait surchauffée, l’asphyxie était contenue dans chaque bouffée d’air vicié…

En vrai enfant de Paris, Jean fit des prodiges, louvoyant avec assez d’habileté pour rencontrer par ci par là un peu d’air à respirer. C’est ainsi qu’il parvint jusqu’au lieu principal de la catastrophe.

Quentin Werchave et le commis aux écritures se trouvaient là, très occupés à dégager les victimes du feu grisou. Jean remit la valise de l’Allemand à l’ami de Quentin, en lui recommandant de ne point s’en dessaisir.

Les porions donnaient des ordres pour le transport de deux blessés, méconnaissables sous leurs brûlures et les atteintes des blocs de houille projetés par l’explosion.

C’était un spectacle affreux.

Le sauvetage avait été organisé à la hâte et non sans peine, les parois de la fosse n° 1 étant en partie écroulées.

En approchant du lieu du sinistre, les lampes s’éteignaient : mauvais signe. La ventilation devenait impuissante ; les sauveteurs n’hésitaient pas cependant, ne reculaient pas ; mais ils sentaient l’asphyxie les envahir, et ils détournaient la tête pour reprendre haleine et s’élancer de nouveau. Ils avançaient, interrogeant les murs noirs, sondant le sol d’un regard terrifié, appelant, s’attendant à chaque pas à se heurter contre un cadavre. Les boîtes de secours les suivaient de près.

Jean ne put apprécier le temps que dura cette recherche. Lorsqu’il fut lui-même hissé hors de la fosse, ainsi que son ami Quentin, il vit qu’une ambulance avait été établie à l’entrée du puits.

Le premier moment de stupeur passé, le personnel du charbonnage s’était empressé, secondé par les habitants accourus de tous côtés. Quelques porions descendus dans la fosse par le puits aux échelles, remontèrent peu après avec les premiers blessés. Mais il fallut de nombreuses heures pour amener à la surface du jour les malheureuses victimes de la catastrophe. Le grisou avait éclaté à dix heures du matin, à six heures du soir on remontait les derniers mineurs atteints par le gaz enflammé ou par des éclats.

Tout autour des bâtiments du puits se pressait une foule de femmes, d’enfants, de vieux parents, affolés, consternés, se répandant en larmes et en lamentations, ou tenus en suspens par la plus terrible anxiété.

On remonta deux morts et l’on opéra le sauvetage d’une dizaine de blessés qui furent transportés dans les maisons les plus proches. Les médecins de Lourches et des environs, et parmi eux le docteur Dertelle, maire de la commune, se prodiguèrent auprès des blessés. Mais l’état de plusieurs de ces pauvres mineurs laissait peu d’espoir de les arracher à la mort.

Le parquet de Valenciennes arriva dans l’après-midi et commença une enquête. Les renseignements réunis établirent qu’une quarantaine d’ouvriers travaillaient dans une galerie et s’apprêtaient à faire sauter une mine, lorsque la flamme de la mèche s’était trouvée en contact avec une couche de grisou. On nota que l’explosion avait eu lieu en plusieurs endroits presque simultanément. Mais rien n’enleva de l’idée à Jean que la véritable cause de la catastrophe devait être attribuée à la témérité de Hans Meister, sans doute victime de son imprudence — bien qu’il ne figurât ni parmi les morts, ni parmi les blessés.

Deux mineurs avaient été tués sur le coup. Jean prit leurs noms : François Jacob et Alcide Dewailly. Le premier marié, laissait deux enfants ; le second habitait Rœulx, et il était le seul soutien de très vieux parents. Un autre mineur mourut dans la journée ; enfin deux mineurs encore, Alfred Filanier et Émile Dufresne semblaient très profondément atteints par les brûlures. Le dernier surtout laissait peu d’espoir de guérison.

Dans une maison où trois blessés avaient été apportés, Jean qui s’était rendu utile fut invité à prendre quelque repos. Il demanda une feuille de papier, et comme s’il n’avait plus qu’une heure à vivre ainsi que l’infortuné qui râlait à côté de lui, il traça rapidement les lignes suivantes :

« À Madame la baronne du Vergier.

» C’est un malheureux qui vous écrit, madame. Il se fait horreur, et certainement il n’est même plus digne de votre pitié… Je sors du gouffre de la fosse Saint-Mathieu. Le grisou m’a épargné, et il m’est permis de tenir les engagements pris envers moi-même à l’heure du péril. Je me hâte, comme si une nouvelle catastrophe allait paralyser ma main. Votre fille existe, madame la baronne ; il n’en faut plus douter… Et je le sais depuis des mois ! et je n’ignorais pas que vous mouriez lentement de douleur. Oh ! revenez à la vie, si
— Pourquoi pleurez-vous, ma mère, puisque je suis là (voir texte).

vous ne voulez pas que le désespoir me tue ! Emmeline, Cydalise, Sylvia, votre fille, enfin… elle est en ce moment à Saintes. La charmante et douce créature ramenée en Belgique, — car c’était bien elle au Havre ! — fait partie de la troupe dirigée par un homme que vous deviez rencontrer une seconde fois dans votre vie : mon parent Jacob Risler ; oui, celui-là même qui s’était amusé à vous étrangler en wagon près de Figeac, et que par intérêt pour moi vous n’avez pas voulu dénoncer.

» J’ai bien mal reconnu cet intérêt, madame. Je confesse ma faute les larmes aux yeux, pénétré du repentir le plus sincère ; et je ne retrouverai ma tranquillité perdue, que lorsque j’aurai la certitude que vous avez auprès de vous l’enfant si longtemps pleurée, et que vous aviez bien raison, madame, de tant regretter. »

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE