Le Tour de France d’un petit Parisien/3/13

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Librairie illustrée (p. 693-702).

XIII

Vendanges de Bourgogne

Jean s’irritait de cette course au clocher, au moins autant que son ami du Vergier. Si celui-ci trouvait matière à lamentations dans cet insuccès relatif qui ne devait pas le placer bien haut dans l’estime de miss Kate, le petit Parisien pouvait déplorer avec bien plus de raison de se voir détourner de la réalisation de ses projets les plus chers : s’instruire, se créer d’honnêtes moyens d’existence. Jean n’osait s’avouer que le mobile secret de tous ses efforts tendait à se rapprocher de mademoiselle du Vergier, — si éloignée de lui maintenant par le rang et la fortune ! Pour ne point se sentir trop écrasé par la tâche qu’il s’imposait, il tendait, pensait-il, vers un but plus modeste : acquérir le plus possible ces bonnes manières, cette sûreté de jugement qui appartenaient à Maurice, diminuer la distance qui les séparait.

— Cela forme, les voyages, lui disait parfois son ami.

Et Jean finissait par croire que tout ce mouvement qui lui était communiqué par l’Anglais spleeniquene serait pas à pure perte. Il redoubla d’attention, afin de mettre le temps à profit. Le baronnet une fois à Nevers, fut pris d’une folle envie de s’en aller dans tous les directions autour de cette ville, sans même donner un coup d’oeil à l’ancienne capitale du Nivernais. On eut dit vraiment que sa lubie d’acheter un département tout entier prenait force dans son cerveau détraqué.

Jean vit donc le département, et il lui apparut dans son ensemble comme une vaste forêt montueuse entrecoupée d’usines. Les forêts couvrent près du tiers de son sol ; elles gravissent des montagnes aux formes arrondies, d’où se détachent ça etlà des sommets élevés et âpres, au milieu de solitudes profondes.

Les accidents de terrain se présentaient avec une variété infinie : plaines sablonneuses, vallées profondes, fraîches et grandes prairies, eaux abondantes et pures qui alimentent la Loire, la Nièvre, l’Aron, l’Yonne, le Beuvron. Les plateaux et les bassins fertiles situés sur les croupes ou à la base des montagnes portent le nom « d’ouches. » Jean fut frappé du contraste existant entre le mouvement industriel et agricole du val de la Loire, qu’on appelle le Bas-Pays, et l’aspect étrange, les occupations toutes différentes du Haut-Pays ou Morvan. Dans le Morvan, ces ouches, — coins de terre privilégiés, véritables oasis dans un désert de granit, — sont fort recherchés et chèrement payés à cause de leur fertilité.

Le Morvan occupe l’est du département et s’étend vers la Bourgogne. Il comprend la presque totalité de l’arrondissement de Château-Chinon. C’est un pays perdu, formé de montagnes boisées, coupé de filets d’eau, presque sans routes, dans lequel vit une population pauvre.

La principale occupation des Morvandiaux est l’exploitation des forêts. Au seizième siècle, l’un d’eux, Jean Rouvet, imagina d’utiliser les cours d’eau pour le flottage des bois, soit à bûches perdues, soit par trains. Il part annuellement de Clamecy de six à sept mille trains de bois flotté, dirigés par l’Yonne sur Paris et la basse Seine.

L’idée de Jean Rouvet fait vivre le Morvan. Aussi ses compatriotes lui ont-ils élevé un buste sur le pont qui traverse l’Yonne, à Clamecy. Ces braves habitants du Morvan sont extrêmement sobres ; ils ne boivent guère que de l’eau. Ils se contentent pour chaussure de sabots, dont les sabotiers prennent quatre sous de façon par paire.

Cette tournée dans la Nièvre prit plus d’une semaine.

Enfin on retourna à Nevers. Cette ville est bâtie légèrement en amphithéâtre, dans une agréable situation sur la rive droite de la Loire et au confluent de la Nièvre.

Au milieu d’une vaste place, dont la pente descend vers la Loire, s’élève le château des ducs de Nevers.

Ce palais est une des plus importantes constructions féodales du centre de la France. Commencé au quinzième siècle et terminé au siècle suivant, son architecture unit dans une sévère harmonie ce que le moyen âge eut de plus morose et la Renaissance de plus sérieux. Deux énormes tours rondes flanquent les deux côtés de l’édifice.

L’aspect de ces masses de pierre est un peu corrigé par les deux tourelles qui en sont rapprochées et par le vaste développement de la façade. Au centre de cette façade se renfle une tourelle octogonale, chef-d’œuvre d’élégance. Elle contient le grand escalier d’honneur, et ses nombreuses fenêtres décorées de sculptures relatives à la maison de Clèves, suivent la spirale de la rampe intérieure ; c’est, — on l’a dit —une sorte d’épisode architectural d’un merveilleux et presque féerique effet.

Deux tourelles rondes, engagées dans le mur et placées à égale distance de la grande tourelle octogonale, s’élèvent du premier étage de l’édifice et s’arrêtent au bord du faîte, complétant ce palais d’une correction fantasque. Audessous des lucarnes, entre les fenêtres, se déroulent des armoiries sculptées, des figures d’ornement, des bas-reliefs. Le château des ducs de Nevers a été transformé en palais de justice. Dans les salles supérieures on a établi un musée de céramique.

L’arc de triomphe de la Porte de Paris a été élevé en 1746 pour célébrer la victoire de Fontenoy. Ce monument d’un goût douteux, placé au sommet de la ville, ouvre une longue rue marchande qui traverse la ville dans toute sa longueur, et mérite d’être parcourue pour son caractère vraiment original.

Nevers possède deux églises dignes d’intérêt, Saint-Étienne et la cathédrale de Saint-Cyr. Saint-Élienne est la plus ancienne, et l’on peut presque dire qu’elle remonte aux origines du Nivernais. Elle fut bâtie vers la fin du onzième siècle. C’est un édifice roman, dont l’intérieur est d’un puissant effet, dû en partie à la rareté des fenêtres qui laissent échapper un jour avare dans le sombre vaisseau.

La cathédrale est un beau et étrange monument qui ne remonte pas, dans sa forme actuelle, au delà du quatorzième siècle. Elle offre ceci de très particulier qu’elle présente une abside à chacune de ses extrémités, de sorte que n’ayant point de porche, on n’y pénètre que par les ouvertures latérales.

Nevers, ville de 24,000 habitants est devenue fort industrieuse. Elle a une fonderie de canons pour l’artillerie navale, elle a des forges, elle fabrique des ancres et des chaînes-câbles de fer pour la marine, des enclumes ; ses manu factures de faïence et de porcelaine trouvent à Decize du sable à émailler.

Comme dans le Bourbonnais, le sol du Nivernais recèle de grandes richesses minérales. Le département possède des canaux qui facilitent le transport des matériaux les plus lourds. Aussi ses usines, ses forges, ses hauts fourneaux, ses feux d’affinerie sont-ils parmi les plus considérables de toute la France. Les forges de Fourchambault, d’Imphy, et de la Chaussade près de Guérigny, ont une très grande importance. Dans cette dernière, on fond d’énormes quantités d’ancres. A Imphy, on fabrique surtout des tôles d’une dimension énorme pour les constructions navales et des rails de voies ferrées.

Il faut mettre aussi en bon rang les établissements métallurgiques de Donzy, de Guérigny et de Decize. Cette dernière ville est située à l’endroit où commence le canal du Nivernais. Cosne, sur la Loire, est l’entrepôt des forges du département et des départements voisins ; cette ville a une manufacture où l’on fond des clous pour la marine et des ancres de toute grandeur. La Charité-sur-Loire, entre Nevers et Cosne est entourée de forges. En résumé l’industrie manufacturière de la Nièvre compte près de quinze cents établissements, dont la production totale atteint annuellement le chiffre de cinquante millions.

Toute la vallée est d’un aspect riant. Malheureusement, les inondations y causent parfois de terribles ravages lorsque la Loire et l’Allier, gonflés en même temps, s’élèvent sur les quais des villes riveraines et débordent dans les campagnes.

Tout d’un coup, le baronnet s’avisa d’aller vérifier l’importance des vignobles de la Côte-d’Or. Le voilà, — filant par Imphy, Decize, Luzy, le Creusot, Montchanin, Chagny, Beaune, Nuits ; il avait pris des billets pour Dijon. Et de nouveau, voilà « sa suite» en wagon, passant du Nivernais dans la Bourgogne, et de Nevers à Dijon sans transition pour ainsi dire, et avec l’agrément que l’on peut avoir dans la compagnie d’un Anglais qui n’a pas tout son bon sens.

— Mais, sir, nous ne verrons donc pas le Creusot ? dit Jean, lorsqu’on approcha de la fameuse usine.

— Je voulé goûter les bons vins de la Bourgogne, répondit le baronnet, pour acheter… voilà tout.

— Acheter quoi, sir ? Les bons vins ou la Bourgogne ?

— Yes ! fit l’Anglais.

Ce n’était pas répondre et Jean se dit : Bon ! ce n’est plus maintenant un département qu’il lui faut à cet original, c’est une province entière : Qu’il y vienne ! On lui en donnera ! Et à haute voix, il ajouta :

— Mais cela ne vous empêchait pas de visiter le Creusot, sir.

Maurice faisait les gros yeux à son ami. Que disait-il là ! Ne fallait-il pas avant tout se rapprocher de Paris ? D’ailleurs, il les avait visitées, lui, avec son père, les forges du Creusot ; il pouvait en parler savamment.
La maison où est né Victor Hugo (voir texte).

Et pour lever toute envie à Jean d’arrêter le baronnet dans son itinéraire, il en parla en effet en toute connaissance, aussi bien de l’extraction de la houille, que dela fabrication de la fonte et du fer, de la construction des machines, des locomotives ; il dit des merveilles des ateliers de forge et de leurs marteaux-pilons, des ateliers d’ajustage et de la belle collection de machinesoutils qu’ils possèdent. Et il donna ainsi à son camarade une envie plus grande encore de voir de ses propres yeux cette usine de premier ordre qui emploie plus de treize mille ouvriers.

Autun, l’ancienne Bibracte des Gaulois, cité riche en monuments de l’époque romaine se trouva peu après le long de la voie ferrée, sur une colline dont l’Arroux baigne la base.

— Pas de bon vin ici ? demanda sir William. Cette question s’adressait à tous les voyageurs du compartiment. Personne ne répondit.

Chagny apparut avec sa seule tour, débris d’un ancien château fort, l’Anglais interrogea du regard : chacun comprit sa préoccupation de gastronome.

Mais à la station de Meursault, une manière de jeune avocat, bien rose et bien rasé, annonça que la localité donnait des vins blancs supérieurs. Un peu plus, à ce nom de Meursault qu’il connaissait bien, pour l’avoir vu souvent figurer sur les cartes de menus distingués, le baronnet sautait par la portière, tant il reçut l’information malicieuse avec agitation.

— Mais nous allons en rencontrer partout maintenant des vignobles fameux ! s’écria Maurice. Nous sommes à quelques kilomètres de Beaune, dont le territoire produit plus de bon vin en un an, que vous n’en pourriez boire en dix mille ans, sir.

— Hurrah ! Ooh ! ého ! hip ! s’émerveilla l’Anglais dans un franc enthousiasme, très réjouissant à contempler.

On touchait à Beaune, situé au pied de la Côte d’Or. Le baronnet eut un moment d’hésitation, se montrant prêt à ne pas aller plus loin. Cela devenait amusant.

— Sir, tous les vins de la Bourgogne se trouvent à Dijon, assura Maurice. Ces mots calmèrent un peu l’Anglais ; mais après Beaune, se présenta Nuits, et la tentation allait recommencer.

— Vignobles renommés, fit le jeune homme bien rasé, assumant le rôle de tentateur ; entre autres, le clos de Saint-Georges.

— Oh ! yes ! fit l’Anglais chez qui se réveillait des souvenirs du palais. Et il fit claquer sa langue en dégustateur capable.

— Ici, dit à demi-voix Maurice à Jean d’un accent grave qui contrastait avec l’agitation comique de l’insulaire, le 18 décembre 1870 a eu lieu un terrible combat : les Allemands ont acheté chèrement les avantages de la journée ! Les troupes de Werder perdirent six mille hommes, tués ou blessés ; tandis que de notre côté les pertes de la division Cremer furent moindres de moitié.

Après Nuits on annonça Vougeot.

— Vous n’êtes pas, milord, sans avoir fait connaissance avec le Clos-Vougeot ! dit le voyageur qui avait pris la parole.

Maurice avait bien envie de le prier de se taire, en voyant le baronnet si tourmenté, si déraisonnable.

Un quart d’heure après, une autre exclamation retentit :

— Chambertin !… Chambertin, milord ! fit le voyageur, devenu familier.

— Patience, sir ! Nous touchons à Dijon, dit Maurice.

— Par Thémis ! si je ne craignais de vous altérer, milord, je vous dirais quelque chose de tous ces bons vins que produit le pays.

— Yes ! fit le baronnet d’un ton encourageant. Je voulé acheter…

L’autre était à cent lieues de comprendre. L’avocat, — c’en était bien un — reprit :

— Le pays est tout parfumé et tout pétillant de crus d’un bouquet délicieux et d’une robe brillante ! Ces vins de Bourgogne sont—comment dirais-je ? — d’un tissu moins fin, moins soyeux et moins transparent que les vins de Bordeaux ; mais ils ont plus de solidité, plus de richesse ; ils sont plus généreux, plus corpulents, plus toniques. (Les yeux de l’Anglais sortaient de l’orbite). Je vous ai signalé les vins de Chambertin, de Vougeot, de Nuits et de Beaune. Mais il y a encore les crus de Pomard, de la Romanée, de Volnay, de Corton, de Richebourg, de Mercurey ; il y a les vins de Mâcon, les crus de Thoreins et de Moulin-à-Vent. Il y a, outre les vins blancs de Meursault, les vins blans de Montrachet, ceux de Châblis, celui de Pouilly…

Le baronnet saluait au passage la plupart de ces noms d’un yes ! plus ou moins énergique, témoignant de son admiration à divers degrés.

Et c’est ainsi qu’on arriva à Dijon. La vieille capitale de la Bourgogne, aujourd’hui chef-lieu du département de la Côte-d’Or, est située dans une plaine asse vaste, dont le sol onduleux s’incline doucement de l’est à l’ouest, jusqu’à la rive gauche de l’Ouche. La rive opposée de cette petite rivière s’appuie sur une longue suite de coteaux couverts de vignobles.

Le baronnet avait hâte d’aller loger quelque part et de demander la carte des vins. Il découvrit un hôtel « respectable » dans le voisinage de la promenade de l’Arquebuse, voisine elle-même du chemin de fer, et qui est séparée par une haie et par un ruisseau du Jardin des plantes. Quelqu’un dit au baronnet qu’on montrait parmi les collections botaniques de cet établissement plus de trois cents variétés de vignes, et il allait y courir lorsqu’il se ravisa, pensant avec raison qu’il valait mieux commencer par rendre hommage à leurs produits par une dégustation intelligente.

Or il arriva ceci :

Pendant huit jours le baronnet s’acquitta en conscience du classement des vins de Bourgogne : Avec les huîtres, les Châblis et les crus de Meursault ou de Montrachet ; au pâté de foie gras, les Clos-Vougeot, Pomard, Romanée-Conti. Mais à mesure qu’il devenait plus expert, plus fin connaisseur, son esprit perdait en activité — et en intelligence — ce que son palais gagnait en délicatesse. Il buvait, mangeait, — mangeait pour boire — et se traînait de la promenade de l’Arquebuse au Parc, — jardin français de plus de trente hectares, l’une des plus belles promenades publiques de nos départements. Voilà comment ses journées s’écoulaient.

Maurice et Jean, faisant garder l’Anglais par Méloir, — qui trouvait le moyen, lui aussi, d’apprécier l’un après l’autre les grands crus de Bourgogne, tout en se bourrant de pain d’épices, — Maurice et Jean utilisaient les loisirs que leur faisait la demi-somnolence dans laquelle l’insulaire demeurait plongé, et ils parcouraient du matin au soir la cité bourguignonne, qu’ils connurent bientôt dans toutes ses parties : le vieux Palais-des-Ducs de Bourgogne aussi bien que la maison des Cariatides dans la rue de la Chaudronnerie, la cathédrale Saint-Bénigne avec sa flèche en charpente haute de quatre-vingt-quinze mètres et courbée par un orage au commencement de ce siècle, aussi bien que l’évêché, ou le château édifié par Louis XI, et devenu actuellement caserne de gendarmerie.

Le Palais-des-Ducs, ou palais des États, ou Logis du Roi, aujourd’hui l’hôtel de ville, a conservé de ses plus vieux bâtiments une tour dite de la Terrasse, la tour de Brancion, la grande salle des gardes où se donnaient les banquets de la cour de Bourgogne, les cuisines et les salles voûtées du rezde-chaussée. Certaines parties neuves ont été affectées aux beaux-arts. Les deux jeunes gens virent aussi la maison où est né Bossuet, sise dans une rue à laquelle on a donné le nom de l’illustre prélat.

Enfin ils jugèrent que Dijon, avec ses 56,000 habitants, occupe un très bon iang parmi les capitales de nos anciennes provinces.

Jean s’étonnait des formes vigoureuses de la population. Les femmes lui semblaient fortes et puissantes, comparées aux femmes du Nivernais fluettes et sèches, aux visages délicats qui, s’ils n’ont pas toujours la beauté pour eux, sont en revanche très souvent remarquablement jolis. Quant au pays, le voyage en chemin de fer le lui avait montré tel qu’il est : une surface entrecoupée de montagnes, de collines, de vallées et de plaines ; la partie centrale, traversée du nord au sud par la Côte-d’Or étant surtout montueuse et boisée.

Il était réservé à notre ami Jean une surprise du genre de celle qu’il avait eue à Limoges. En se promenant sur les boulevards plantés d’arbres, établis sur l’emplacement des remparts d’autrefois, il fut amené, ainsi que Maurice qui l’accompagnait, devant la loge d’une ménagerie hurlante et beuglante. Un grand gaillard, — plus que grand — faisait le boniment. Il récapitulait les merveilles exhibées pour la somme de vingt centimes — dix centimes pour les militaires non gradés : Deux tigres du Bengale, l’un des célèbres ours de Berne, un boa constrictor capable d’avaler son homme en quinze minutes, trois lions d’Afrique nés sous les drapeaux français.

— Eh ! mon Dieu ! s’écria Jean ; c’est mon géant tyrolien !

C’est lui, en effet. Il reconnut Jean, pendant que le Parisien expliquait à Maurice la cause de sa surprise, et lui parlait du bon géant comme d’un protecteur que sa sœur avait rencontré chez les Risler. Au cours de ce récit, quelques mots du boniment arrivaient à l’oreille de Jean. Il était question d’un gorille empaillé, d’autruches vivantes, de singes et ouistitis, d’un nègre anthropophage, et même de « six puces faisant mouvoir une machine à vapeur. »

Lorsqu’il eut débité sa prose alléchante et fallacieuse, le géant vint serrer la main àJean, saluer Maurice, en qui il devina le frère de Cydalise. Jean le mit à son aise vis-à-vis de son ami, et lui apprit la fin tragique de madame Risler.

— Nous finissons tous comme ça, observa philosophiquement l’homme énorme, sans s’émouvoir davantage ; aussi je suis bien heureux que le petit roitelet ait retrouvé son nid, ajouta-t-il avec un bon sourire et en faisant allusion à la petite danseuse.

Maurice lui donna une chaude poignée de main.

Ce jour-là en rentrant à l’hôtel, les deux jeunes gens trouvèrent le baronnet si réveillé qu’il voulait partir tout de suite. Maurice pâlit et dit à Jean :

— Voilà le moment décisif ! Va-t-il enfin nous conduire à Paris ?

— Nous allons à Paris, pas vrai, sir ? dit Jean au baronnet en prenant un air dégagé.

— Pho ! fit l’Anglais en soufflant avec force. Paris après ; Besançon d’abord. Je voulé dépenser bôcoup. Mon petit ami Jean, envoyez à moi Démêloir.

Maurice entendit ce dialogue et eut un moment d’insurmontable désespoir. Jean se mit à la recherche du Breton. Il le trouva dans un coin ronflant comme une toupie : Méloir semblait avoir hérité de l’engourdissement de l’Anglais, de même qu’il héritait par droit d’aubaine de toute bouteille décachetée et entamée. Jean prit un air sévère en le secouant un peu :

— On dirait, Méloir, que le baronnet te donne un mauvais exemple ?

— Par saint Houardon, patron de Landerneau, répliqua le Breton, je ne sais pas de quoi il retourne ; faut dire la vérité en tout, mais depuis que ce chien enragé m’a mordu, je ne peux plus voir l’eau en face, et les chiens « hydropiques » sont de même, de sûr et certain.

— Tu as horreur de l’eau comme les hydrophobes : c’est pour cela que le vin ne t’effraie pas ?

— Oui bien, et j’ai pensé comme ça que de me chaudeboirer un petit, ça peut me renouveler le sang. Ah dame ! je ne voudrais brin devenir enragé et vous mordre sans pouvoir me retenir, mon petit monsieur de Paris, aussi vrai qu’un camouflet…

— Fait vingt-huit chopines, dit Jean.