Le Tour de France d’un petit Parisien/3/19

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Librairie illustrée (p. 745-756).


— Mais c’est Barbillon, s’écria Jean (voir texte).

XIX

Jacob Risler.

L’oncle de Jean ne croyait pas penser si juste : non seulement il ne devait pas mourir à Chamonix, mais il entrait dans une vie nouvelle par une sorte de transformation, de régénération. Son corps demeurait affaissé, plié par la souffrance, et beaucoup plus longtemps qu’on eut pu le croire tout d’abord ; mais son être moral n’avait jamais été aussi sain, aussi vigoureux.

Quel abîme que cette complexité de l’âme humaine ! À côté du bien, le mal y prend parfois un large développement ; et à côté du mal, il reste toujours un peu de place pour que le bien puisse y germer. Abîme insondable, au bord duquel vacille notre justice. Que vaut l’être qui a démérité lorsqu’il se reprend pour bien faire ? Faut-il le repousser, l’écraser sous le poids de son ignominie acquise ? La Miséricorde et la Charité, moins inflexibles que la Loi, ne le veulent pas. Généreusement, elles humilient le bon pour relever le méchant dans sa propre estime délabrée ; elles proclament une même origine, un lien de parenté entre toutes les créatures ; elles n’admettent ni tant d’orgueil et d’assurance du côté de la vertu, ni tant de honte et d’irréparable dégradation du côté du vice.

Mais pourquoi ces réflexions à propos d’un gredin n’ayant jamais rien eu d’intéressant dans sa vie ? Peut-être pour expliquer que ce n’était nullement par faiblesse ou entraînement, mais par un sentiment très raisonné et fort louable que Jean se consacrait à cet oncle si peu méritant.

Depuis trois semaines, Jacob Risler était cloué sur son lit. De tous les empressements de la première heure un seul persévérait, celui du jeune garçon qui avait tant souffert par la faute de ce triste parent. Sir William était parti à peu près guéri de ses vapeurs, et il avait emmené Maurice et Méloir. Maurice très heureux, grisé de la perspective enfin ouverte de devenir le gendre de sir William, Méloir non sans quelque regret d’abandonner son jeune protecteur…

Risler avait vu se fermer assez promptement sa blessure de la tête ; mais il gardait de sa chute une extrême lassitude générale, occasionnée sans doute par quelque lésion interne plus ou moins grave. Jean le soignait avec une affection filiale. Le jeune du Vergier en quittant ce camarade dévoué l’avait forcé d’accepter une somme plus que suffisante pour les déboursés que nécessiterait l’état du malade ; et il lui avait fait promettre, lorsque Jacob Risler serait en état de se passer de son assistance, de venir le retrouver à Caen, afin d’obtenir de ses parents la réalisation de leur promesse de l’aider à poursuivre ses études interrompues. C’eut été un grand bonheur pour Jean de retrouver le frère de Sylvia au milieu de sa famille ; mais le hrave garçon possédait trop de bon sens pour ne pas comprendre qu’il acquerrait d’autant plus de mérite aux yeux des autres, qu’il aurait su par lui-même vaincre de plus nombreux obstacles.

Et il s’était remis courageusement au travail, donnant à la lecture tout le temps que ne réclamait pas son oncle. Il faisait froid dans le voisinage du Mont-Blanc et de ses glaciers, en cette fin de novembre. Aucune distraction ne venait donc du dehors le détourner de la tâche entreprise. En dressant seulement la tête, il évoquait un tableau d’un grandiose communicatif : des montagnes drapées dans leur manteau d’hermine, des sommets plus inaccessibles que jamais, un amoncellement gigantesque d’où les pics s’élançaient à des hauteurs vertigineuses, et parfois de grands oiseaux de proie planant silencieusement, et salissant de leur plumage fauve les perspectives immaculées.

Le rude Jacob s’étonnait de cette opiniâtreté qu’apportait Jean dans ses études. Il avait toujours et malgré lui respecté le caractère du jeune homme ; il en venait à l’aimer pour son esprit de suite, sa persévérance ; il aurait voulu avoir le droit d’être fier de lui ; voilà où en était l’abominable compagnon de Hans Meister.

De celui-là, aucune nouvelle : après avoir manqué son coup, il avait délogé sans tambour ni trompette, mais non sans musique, trouvant le moyen d’emporter son orgue.

— Que comptes-tu faire quand je pourrai marcher et quitter la Savoie ? demanda un jour Risler à son neveu. Tu ne peux pas toujours demeurer rivé à ton coquin d’oncle !…

— J’ai l’intention de reprendre mon petit commerce de livres.

— Ah ! oui, ce commerce… qui n’en est pas un ! murmura Jacob, se rappelant ce qu’il disait naguère à Jean pour le décider à venir se joindre à la troupe qu’il dirigeait.

— Vous trouvez que ce n’est pas un gagne-pain honnête ?

— Non pas ; j’ai changé d’idées là-dessus. Je pensais tantôt comme autrefois, au temps où je ne voulais pas te voir aider la petite danseuse à retrouver ses parents. car c’est bien toi qui as tout fait, n’est-ce pas ? Ah ! quand j’y pense ! dit Jacob d’une voix devenue rauque. Il y avait là une fortune à gagner pour tous les deux… C’est toi ! Dis-le !

— Nous en reparlerons plus tard, mon oncle, lorsque vous serez tout à fait bien, et en état d’entendre mes raisons.

— Oh ! je puis en parler à présent, dit Jacob subitement radouci. Tu as agi honnêtement, je le vois bien. Quand tu écriras au Bordelais, tu lui diras que je t’ai approuvé. Et plus tard, tu me feras faire ma paix avec ce Gascon qui t’aime bien… malgré que j’aie encore une fameuse dent contre lui !… Nous disons donc que tu vendras des livres…

— Et vous, mon oncle, avez-vous quelque projet ?

— J’ai mon idée… Tu m’ennuies.

— On ne peut donc pas savoir ?

— Ah ! scélérat, je ferais peut-être mieux de te tordre le cou, et de me précipiter après : il y a des endroits pour ça ici… Vois-tu, je ne suis qu’une vieille bête, mais avec mes larges et fortes épaules je puis faire une bonne bête de somme : je porterai ta balle de livres. Toi, tu feras le monsieur qui s’entend au commerce.

— Vous voulez ?…

— Oui, porter ta balle. Si je vais par un autre chemin que toi, Jean, je risque de rencontrer encore Hans… Tu m’entends, Jean ? Tu m’entends ? As-tu peur que je ne gagne pas le pain que tu me donneras ?

— Oh ! ce n’est pas ce à quoi je pense ! dit Jean d’un ton affectueux. Je fais des réflexions, des rapprochements… Vous auriez dû toujours être bon pour moi, mon cher oncle. Combien vous m’auriez épargné de chagrins !…

— Et à moi de regrets… Mais assez sur ce ton-là : ça me déplaît. Si je me sentais mollir tout à fait, je ne sais pas ce que je ferais pour redevenir le Jacob qui n’avait peur de rien.

Jean s’était de nouveau mis en relation avec la maison de librairie de Paris qui lui fournissait des livrer, et il attendait un envoi.

Il avait aussi écrit à son oncle Blaisot, à M. Pascalet, à Modeste Vidal et à l’ami Werchave. Il échangeait de nombreuses lettres avec Maurice, et il apprit ainsi que sir William, devenu tout à fait raisonnable et très affectueux, après un séjour d’une semaine à Caen, était retourné en Angleterre avec miss Kate, et en accueillant favorablement les ouvertures de mariage à lui faites par les deux aimables enfants. Par Maurice, beaucoup de bonnes paroles arrivèrent à Jean de la part de la baronne et du baron, de Sylvia et de miss Kate. Méloir restait dans la famille ; il regrettait son petit monsieur de Paris au point de se donner des indigestions matin et soir.

De Mérignac arrivaient tous les deux ou trois jours quelques lignes de Bordelais la Rose, variantes de ce thème : « J’ai refusé soixante mille francs de ma vigne ; elle vaut plus, sac et giberne ! Je sens venir l’offre de soixante-dix-mille… Ça c’est un joli chiffre, fort acceptable. — J’ai refusé hier soixante-dix-mille francs comptants… »

Un jour, Jean en rentrant d’une courte promenade, faite malgré le froid, pour se dégourdir un peu, retrouva Jacob sur le seuil de l’hôtel, fumant une pipe.

— Nous partirons demain, lui déclara celui-ci. Je me sens de force à porter le Mont-Blanc sur mes épaules : ce n’est rien ta balle ! Mais, dis-moi, ce ne sont pas ces Savoyards, qui serrent leurs gros sous jusqu’au soleil de juin, qui nous achèteront des livres, ni les montagnards du Dauphiné ? Si nous allions à Lyon ?

— Ce n’est pas une mauvaise idée, répliqua Jean.

— Tu vois, je puis même donner de bons conseils !

— Certainement, mon oncle, — quand vous voulez…

Et ils partirent pour Lyon, en effet, par le chemin de fer. Mais en route, Jean réfléchit que la grande ville de Lyon devait être un maigre champ à exploiter ; avec tant de libraires que restait-il à glaner au porteballe ? Il fut donc décidé qu’on ne séjournerait pas à Lyon, qu’on se dirigerait vers Saint-Étienne à petites journées. C’est ce qu’ils firent après s’être reposés deux jours à Lyon.

On était au 10 décembre. Ce moment de l’année n’est pas le plus agréable pour arpenter les routes. Ce trajet de Lyon à Saint-Étienne, que l’on peut faire en train express en moins de deux heures, ils mirent quinze jours à l’accomplir en s’arrêtant successivement à Oullins, ville de 7,000 habitants, aux villages d’Irigny et de Vernaison, au hameau de la Tour, à Millery, à Grigny. Ils avaient franchi la Saône près de son confluent avec le Rhône, traversé l’Yzeron, et plusieurs fois un petit bras du Rhône. Ils séjournèrent près d’une semaine à Givors, ville d’environ 12,000 habitants, située à gauche du chemin de fer de Roanne à Lyon par Saint-Étienne. Les maisons en sont bâties au pied d’un coteau et sur la rive droite du Gier, qui s’y jette dans le Rhône. Sur ce coteau, on voit les ruines du château de Saint-Gérald et du couvent de Saint-Ferréol. Givors possède un pont en fil de fer sur le Rhône. Un canal le met en communication avec Rive-de-Gier, principalementpour le transport des houilles.

Ils passèrent par Trèves et Burel, firent une pointe jusqu’aux mines de Tartaras, et s’arrêtèrent à Rive-de-Gier, ville de 17,000 habitants assise sur les deux bords du Gier. C’est une des plus importantes localités du grand bassin houiller de la Loire, qui s’étend dans le département de la Loire et du Rhône. Une forte partie de la population y travaille aux mines ; mais il y a d’autres industries. La fabrication des bouteilles y est très développée, et le moulinage de la soie y emploie beaucoup d’ouvriers.

A une demi-lieue de Rive-de-Gier se trouve le bassin de Couzon, destiné à servir de réservoir au canal en temps de sécheresse. C’est une curiosité que les touristes vont visiter. La hauteur du mur qui ferme ce bassin est d’environ trente mètres, et l’épaisseur de la digue de soixante mètres.

Ils virent Lorette, ses usines et ses mines de houille ; les Rouardes-Grand’-Croix et leurs forges dans le voisinage du mont Pila ;Saint-Chamond, petite ville de 14,000 âmes, située au pied d’une colline, dans la vallée pittoresque où le Janon vient réunir ses eaux à celles du Gier. L’ancien château de ses seigneurs, avec bastions et remparts, domine encore la ville, de ses ruines imposantes.

Jean et son oncle suivaient à peu près, on le voit, le chemin de fer, raccourcissant parfois leur route, et allégeant leur charge en montant en wagon pour passer d’une localité à une localité voisine. Jacob Risler tenait sa promesse : c’est lui qui portait la balle. Il le faisait avec assez de bonne volonté ; mais la brusquerie qui formait le fond de son caractère, se trahissait àtout moment ; et c’était pénible pour Jean. Jacob n’était pas si bien remis qu’il avait pu s’en flatter ; il traînait le pied ; toutefois cette vie honnête lui rendait ses forces.

Dans les centres ouvriers que l’on parcourait le commerce de petits livres marchait assez bien, malgré la crise qui s’annonçait déjà dans le bassin de la Loire, — comme à Lyon — menaçant les deux principales industries de la région : la soierie et la métallurgie. À Saint-Chamond, par exemple, ils trouvèrent des acheteurs de leurs livres à bon marché parmi les mineurs, les ouvriers des forges, les mouliniers de soies grèges et les ouvriers des fabriques de rubans et de lacets.

Après Terre-Noire, — dont le nom indique assez la situation au-dessus d’un terrain houiller, — ils arrivèrent à Saint-Etienne qu’on pourrait nommer sans exagération, la Ville Noire. Saint-Etienne doit cela à ses nombreuses fabriques, à son ciel couvert, à son climat brumeux, à la houille en poussière qu’y soulève le moindre vent ; et à sa brune population de mineurs, d’ouvriers d’usines et de manufactures — et parmi celles-ci, au premier rang, la manufacture d’armes qui occupe de quatre mille à cinq mille travailleurs.

Les maisons de cette ville de 125,000 habitants, affaissée dans un vallon peu profond, au pied de la chaîne du Pila, quoique bien bâties et largement alignées, sont noircies par la fumée du charbon de terre, et leur aspect sévère est loin d’être racheté par une profusion de monuments : toutes les forces sont dirigées vers le travail ; toutes les aspirations vers le désir de maintenir au prix de bien des efforts, de bien des sacrifices une situation acquise parmi les grandes villes industrielles. Jean et son oncle le constatèrent ; mais au fond il leur importait médiocrement que la ville fût ou non séduisante : ils ne venaient pas à Saint-Etienne pour leur plaisir.

C’est l’industrie de la rubanerie qui a fait la fortune de Saint-Etienne. Au moment où Jean et son oncle arrivèrent dans cette ville, la production en rubans de soie, — pouvant être naguère encore évaluée à près de cent millions par an, — diminuait sensiblement, et semblait devoir tomber bientôt à la moitié de ce chiffre. C’était la crise qui commençait. De saison en saison le travail se faisait de plus en plus rare, et les salaires de moins en moins rémunérateurs. Cinquante métiers sur cent demeuraient inoccupés. Ceux des ouvriers tisseurs qui conservaient leur travail, consentaient à d’énormes réductions de salaire. Deux années auparavant, un tisseur gagnait en moyenne quatre francs par jour ; maintenant les salaires étaient tombés à deux francs, à un franc cinquante centimes, et menaçaient de tomber encore plus bas.

Malheureusement le mal ne pouvait être attribué à une cause passagère : il venait de la concurrence faite par l’étranger. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, l’Au triche qui, il y a quarante ans, ne tissaient pas un mètre d’étoffes de soie, en fabriquent aujourd’hui des quantités d’autant plus considérables que, s’étant organisées tardivement, elles ont des outillages aussi perfectionnés que possible.

À Lyon, tout occupés qu’ils étaient de leur Anglais, Jean et Maurice n’avaient rien vu de cette décadence d’une grande industrie que l’habileté seule des ouvriers ne saurait arrêter…

Le soir même de la première journée de séjour à Saint-Etienne, Jean fut accosté par un grand gaillard, très brun, au torse développé, aux larges mains, ayant la blouse courte et passée de couleur de l’ouvrier d’usine. Il fut un moment sans reconnaître le gros garçon qui lui souriait.

— Mais c’est Barbillon ! s’écria-t-il. Je ne me trompe pas ?

— Si. tu te trompes ; on ne connaît pas Barbillon ici, mon cher Jean, dit Etienne Barbeau, en embrassant son ancien camarade.

Jacob se fit aimable et salua.

— C’est un de mes oncles, dit Jean, sans préciser davantage ; mais que fais-tu à Saint-Elienne ?

— Je fais des fusils… Je suis à la manufacture d’armes…

— Des fusils pour l’armée ?

— Nous faisons des fusils pour l’armée, et des fusils de chasse, des pistolets et des revolvers.

Et Etienne Barbeau raconta à Jean comment sa tante Pelloquet devenant de plus en plus revêche, il était entré chez un armurier de Rouen et, peu après, venu à Saint-Etienne. Les deux jeunes gens avaient quantité de choses à se dire ; et, à bâtons rompus, ils se mirent au courant de ce qu’ils avaient fait l’un et l’autre depuis leur séparation. Pour ne pas les gêner, Jacob voulut aller se coucher de bonne heure.

Etienne s’étonnait que Jean ne fût pas allé dans la Limagne d’Auvergne, puisqu’il avait le choix de la route à suivre.

— C’est à l’ouest, dans le département du Puy-de-Dôme, lui dit-il, entre les montagnes de l’Auvergne et celles du Forez.

Lui, il l’avait parcouru dans tous les sens ce jardin de la France centrale, en venant à Saint-Etienne et depuis, dans des petits voyages, il l’avait vu du sommet de plusieurs puys de la chaîne des Dômes, des terrasses qui dominent la ville de Thiers, et de la plate-forme, encore debout, des ruines du château de Tournoël.

— Thiers, vois-tu… figure-toi une ville dont les rues seraient creusées dans le granit, les routes qui y mènent taillées dans le roc, avec des maisons noires, les environs remplis de ravins profonds où les châtaigniers disputent la place aux cascades. Mais il faut voir comme c’est cultivé cette plaine de la Limagne ! Pas un pouce de terrain perdu ; ni haies, ni barrières : elles tiendraient trop de place. L’Allier y passe à travers une quantité de petits vallons. Il y a là des champs de blé, d’immenses champs de blé ; et puis des prairies bordées de saules, des plants de vignes, des allées de platanes, des noyers isolés. On dirait que tu descends de la Lune ? Eh bien ! alors, comment faut-il que ce soit moi, un Parisien grandi à Rouen, qui t’apprenne ce que tu devrais savoir déjà…

— Vois-tu, mon cher Barbillon…

— Pas de Barbillon !

— Vois-tu, mon ami, je n’ai plus cette curiosité d’autrefois qui nous mettait en route. J’étudie beaucoup, et j’espère bien que je ne ferai pas toujours mon commerce de livres… D’ailleurs, j’en ai une idée de la Limagne par ce que j’en ai aperçu du plateau de Gergovie et de Clermont-Ferrand.

Jean se lança ensuite dans les confidences et dévoila à son ami ses plus secrètes pensées. Ils ne se séparèrent pas sans se promettre de se revoir.
Son commerce devint celui de libraire étalagiste (voir texte).

— Et si tu rencontres jamais l’Allemand, dit Etienne en quittant son camarade, donne-lui mon adresse. Je voudrais lui administrer une de ces piles !… histoire de lui prouver qu’il ne m’a pas tué au bois du Mont-Mal, et de lui enlever tout remords.

Vers la fin de décembre, Jean et son oncle Jacob se trouvaient au Puy, ayant visité dans l’intérêt de leur commerce plusieurs localités de la HauteLoire : Yssingeaux et sa colline rocailleuse (8,232 habitants), Langeac (4,228 habitants), Polignac, (2,800 habitants) agréablement situé dans une vallée, autour d’un plateau basaltique fort escarpé. Sur ce plateau s’éleva un temple dédié à Apollon ; c’est de ce nom Apollonicum que s’est formé celui de Polignac, rendu célèbre par la famille historique qui a possédé en fief cette bourgade. Ils séjournèrent à Brioude (5,000 habitants) près de la rive gauche de l’Allier.

Enfin Jean revit ces sites du massif central, dont il connaissait bien toute la partie occidentale et la partie septentrionale. Il retrouva cette région de volcans éteints et revêtus d’une végétation splendide ; c’était moins terrible que les Alpes de Savoie et leur Mont-Blanc, mais c’était plus beau. Cette partie du massif possède son caractère propre : point de vastes et tranquilles arènes où les moissons alternent avec les prairies ; point de plateaux cultivés : tout est cime ou ravin, la culture ne peut s’emparer que de profondeurs reserrées et de versants très inclinés, et elle fertilise les cendres des volcans dans les interstices des coulées de lave.

L’horizon grandiose, George Sand l’a admirablement décrit. Ce sont d’abord les Cévennes. Dans un lointain brumeux, on distingue le Mézenc avec ses longues pentes et ses brusques coupures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier de Joncs, cône volcanique à la large base qui produit un très grand effet. D’autres montagnes de formes variées, les unes arrondies comme les « ballons» des Vosges, les autres plantées en murailles droites, çà et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un espace de ciel profondément creusé en coupe, comme si tous les volcans qui ont labouré cette région eussent été contenus dans un cratère commun d’une dimension fabuleuse.

« Au-dessous de cette magnifique ceinture, dit le grand écrivain, les détails du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse netteté. On distingue une seconde, une troisième, et par endroits une quatrième enceinte de montagnes également variées de formes, s’abaissant par degrés vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent ce que l’on peut appeler la plaine ; mais cette plaine n’est qu’une apparence relative : il n’est pas un point du sol qui n’ait été soulevé, tordu ou crevassé par les convulsions géologiques. Des accidents énormes ont jailli du sein de cette vallée, et, dénudés par l’action des eaux, ils forment aujourd’hui ces dykes monstrueux qu’on trouve déjà en Auvergne, mais qui se présentent ici avec d’autres formes et dans de plus vastes proportions. Ce sont des blocs d’un noir rougeâtre qu’on dirait encore brûlants, et qui, au coucher du soleil, prennent l’aspect de la braise à demi éteinte. Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic, et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis des forteresses et des églises, enfin des villages et des villes. Le Puy est en partie dressé sur la base d’un de ces dykes, le rocher de Corneille, une des masses homogènes les plus compactes et les plus monumentales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré aux dieux de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte encore les débris d’une citadelle du moyen âge, et domine les coupoles romanes d’une admirable basilique tirée de son flanc. »

Et George Sand ajoute, « c’est ce gigantesque piédestal d’une seul roche, qu’il eut fallu à Michel-Ange pour lancer dans les airs le dôme magistral de Saint-Pierre. »

Le Puy-en-Velay est une étrange ville, qui a conservé sa physionomie féodale. Bâtie en partie sur la roche vive, elle se divise en ville haute et ville basse. Ses rues sont étroites et raides. Le rocher de Corneille, dont parle George Sand dans les lignes qui précèdent, se dresse au sommet de la montagne conique qui porte la ville. Ce rocher, massif gigantesque taillé à pic, est accessible par des marches ouvertes dans la brèche volcanique ; diverses plates-formes étagées sur le rocher portent encore des vestiges de tours, de pont-levis et de murs crénelés, restes d’anciennes fortifications. À l’endroit le plus élevé, se dresse la statue colossale de Notre-Dame de France, haute de seize mètres, et d’un poids de cent mille kilos. Elle a été érigée en 1860 et coulée en fonte de fer avec deux cent-treize canons pris sur les Russes à Sébastopol.

La cathédrale, est un édifice aux grandes proportions dont la masse grisâtre domine de haut la multitude des maisons aux toits de tuiles rouges, et se découpe, puissante, sur les fonds vaporeux des lointains de la campagne. Ce fut pendant des siècles un lieu célèbre de pèlerinage.

Le Puy est une ville de commerce qui compte 20,000 habitants. Il a été peuplé bien davantage avant les guerres de religion. Dans la partie moderne, qu’habite la bourgeoisie, se trouve la grande place du Breuil, la belle fontaine Crozatier aux statues allégoriques, les promenades, l’hôtel de ville, la préfecture, le musée, où sont conservés les célèbres crânes préhistoriques de la Denise, et, parmi d’autres collections, une rare collection de dentelles. L’industrie dentellière a été florissante dans tout le Velay, où elle occupait plus de cent mille personnes ; mais la concurrence a presque tué cette industrie, la mode s’en mêlant.

Actuellement, le mouvement commercial de la région porte sur la vente des bestiaux pour les marchés de Lyon et de Marseille, et celle des mulets pour les Pyrénées.