Le Tour de la France par deux enfants/023
Julien avait écouté de toutes ses oreilles le récit d’André.
— Mais pourtant, dit-il, ces machines ne peuvent pas aller toutes seules. Bien sûr, il y avait quelque part des ouvriers que tu n’as pas vus, et qui les mettaient en mouvement, comme le rémouleur quand il fait tourner sa roue de toutes ses forces.
— Je t’assure, Julien, qu’il n’y avait pas d’ouvriers à remuer les machines, et cependant elles ne s’arrêtaient pas une minute.
— Alors, dit la mère Gertrude gaîment, cela ressemblait à un conte de fées.
— Justement, dit André ; en voyant cela je songeais à un conte où l’on parlait d’un vieux château habité par les fées : dans ce château, les portes s’ouvraient et se fermaient toutes seules ; à l’intérieur, on entendait de la musique et il n’y avait point de musiciens : les archets des violons couraient sur les cordes et les faisaient chanter sans qu’on pût voir la main qui les poussait.
Julien était plongé dans de grandes réflexions : il cherchait ce qui pouvait mouvoir la machine, car il savait bien qu’il n’y a pas de fées. Le sourire de la mère Gertrude indiquait qu’elle était dans le secret, et ses petits yeux gris qui brillaient à travers ses lunettes semblaient dire à l’enfant :
— Eh bien, Julien, n’avez-vous pas déjà deviné ?
— A quoi pensais-je donc : s’écria Julien, c’est la vapeur qui remuait les machines.
— Point du tout, dit André.
Julien demeura confondu. La mère Gertrude souriait de plus en plus malignement. — Eh ! eh ! Julien, dit-elle, nous avons peut-être des fées à Épinal… Mais en attendant que vous les interrogiez, il faut souper et j’aurais besoin d’un peu d’eau ; voulez-vous, Julien, aller bien vite à la fontaine ?
L’enfant prit la cruche d’un air préoccupé.
— Surtout, dit la bonne mère Gertrude, ne cassez pas ma cruche, et rappelez-vous que, dans tous les contes, c’est à la fontaine que l’on rencontre les fées.
— Bon ! dit aussitôt le petit garçon en sautant de plaisir, vous m’avez fait deviner : c’est l’eau qui doit faire marcher les machines à Épinal.
— Allons, bravo ! dit André. C’est l’eau de la Moselle qui passe par dessous l’usine et y fait tourner des roues comme dans un moulin ; ces roues en font tourner d’autres, et la machine tout entière se met en mouvement.
— Vous voyez bien, dit la mère Gertrude à Julien, qu’il n’y avait point besoin de bras pour faire tourner les roues. Rappelez-vous, Julien, qu’il y a trois choses principales dont l’homme se sert pour mouvoir ses machines : l’eau, comme dans la papeterie d’Épinal ; puis la vapeur et le vent. C’est ce qu’on nomme les forces motrices.
— Tu ne sais pas, Julien, reprit André, qui a imaginé la belle machine à faire le papier ? On me l’a dit là-bas ; c’est un simple ouvrier, un ouvrier papetier nommé Louis Robert. Il avait travaillé depuis son enfance ; mais au lieu de faire, comme bien d’autres, sa besogne machinalement, il cherchait à tout comprendre, à s’instruire par tous les moyens, à perfectionner les instruments dont il se servait. C’est ainsi qu’il en vint à inventer cette grande machine que j’ai vue faire tant de travail en si peu de temps.
— Eh bien ! André, dit la mère Gertrude, qui apportait en ce moment la soupière fumante, l’histoire du papetier Robert ne vous donne-t-elle pas envie, à vous aussi, de devenir un ouvrier habile dans votre métier ?
— Oh ! Madame, je ferai bien tout ce que je pourrai pour cela, et le courage ne me manquera ni pour travailler ni pour m’instruire.
— Ni à moi non plus, s’écria Julien.
— Maintenant, mettons-nous à table, dit la mère Gertrude.