Le Tour de la France par deux enfants/069

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LXIX. — La dévideuse de cocons. Les fils de soie. — Les chrysalides et la mort du ver à soie. — Comment les vers à soie ont été apportés dans le Comtat-Venaissin.

Le ver à soie nous a été apporté de Chine, le coton nous vient d’Amérique ; toutes les parties du monde contribuent à nous donner les choses dont nous avons besoin.

Les enfants qui venaient d’entrer échangèrent quelques mots avec leur mère, puis ils s’approchèrent d’André et de Julien. André leur répéta la question qu’il avait adressée à l’hôtesse : — Est-ce que vous avez des vers à soie dans la maison, et pourrait-on en voir ?

— La saison est trop avancée, dit l’aîné des enfants ; les éducations de magnans sont finies presque partout.

— Ah ! bien, fit le plus jeune, si on ne peut vous montrer les vers, on peut vous faire voir leur ouvrage. Venez avec moi : ma sœur aînée est ici tout près, en train de dévider les cocons de la récolte ! vous la verrez faire.

COCON. — Le cocon est une enveloppe soyeuse que se filent la plupart des chenilles et où elles s’endorment. En secouant le cocon on entend dedans le ver endormi.


André et Julien passèrent dans une pièce voisine. Auprès de la fenêtre une femme était assise devant un métier à dévider. — Approchez-vous, dit-elle aux deux enfants avec affabilité et en bon français, car elle ne manquait point d’instruction. Tenez, mon petit garçon, prenez, dans votre main ce cocon et regardez-le bien. C’est le travail de nos vers à soie.

— Quoi ! dit Julien, cela n’est pas plus gros qu’un œuf de pigeon, et c’est doux à toucher comme un duvet.

— A présent, reprit l’agile dévideuse, regardez-moi faire. Il s’agit de dévider les cocons, et ce n’est pas facile, car le fil de soie est si fin, si fin, qu’il en faudrait une demi-douzaine réunis pour égaler la grosseur d’un de vos cheveux. N’importe, il faut tâcher d’être adroite.

En disant cela la dévideuse, qui avait en effet l’adresse d’une fée, battait avec un petit balai de bruyère les cocons, qu’elle avait placés dans une bassine d’eau bouillante afin de décoller les fils. Le premier fil une fois trouvé, elle le posait sur le bord de la bassine tout prêt à prendre. Ensuite elle en réunissait quatre ou cinq afin d’obtenir un fil plus gros et plus solide ; puis elle imprimait le mouvement au métier, et la soie se trouvait dévidée en écheveaux.

OUVRIÈRE DU DAUPHINÉ FILANT LA SOIE DES COCONS. — A mesure que les fils de soie se déroulent des cocons, ils s’enfilent par deux trous que l’on voit à droite et à gauche, puis ils passent sur deux crochets au-dessus de la tête de la dévideuse, et de là vont s’enrouler sur un dévidoir qu’on ne voit pas dans la gravure. Ce dévidoir est mis en mouvement par les pieds de la fileuse ou par l’aide d’une autre personne.


Julien suivait des yeux les cocons, qui sautaient dans la bassine, comme auraient pu faire de petits pelotons qu’on aurait été en train de dépelotonner. À mesure que le métier tournait, les cocons se dévidaient et diminuaient de grosseur. Bientôt la fin du fil arriva, et Julien vit, de chaque cocon fini, quelque chose de noir s’échapper dans l’eau.

— Qu’est-ce que cela ? fit-il.

— Ce sont les chrysalides, dit la fileuse. On appelle ainsi les vers qui se sont transformés. Vous savez bien, mon enfant, que le cocon filé par le ver à soie est une sorte de nid où il se retire comme pour s’endormir.

— Oui, madame, dit Julien, j’en ai même vu l’image en classe dans mon livre de lecture ; mais le livre dit aussi que le ver à soie s’éveille par la suite, qu’il perce le cocon et sort alors changé en papillon.

— Oui, dit la fileuse, quand on le laisse faire ; mais nous ne le laissons pas s’éveiller ; car, s’il perçait le cocon, adieu la soie. Il ne resterait plus que mille petits brins brisés, au lieu de ce joli fil long de trois cent cinquante mètres.

— Comment l’empêche-t-on de sortir ? dit Julien.

— On ramasse les cocons dans une armoire chauffée par la vapeur d’une chaudière : la vapeur étouffe les chrysalides, et elles restent mortes à l’intérieur de leurs cocons avant d’avoir eu la force de briser la soie. Ce sont les chrysalides que vous voyez flotter sur l’eau.

— Quoi ? Madame, vous tuez ainsi tous vos pauvres vers ?

CHRYSALIDE. — Tous les insectes du genre de la chenille, avant de devenir papillons, restent pendant un temps plus ou moins long dans l’immobilité la plus complète, et sans prendre aucune nourriture. L’insecte dans cet état se nomme chrysalide.


— Non ; pas tous. Nous en laissons quelques-uns percer leur prison et s’envoler. Aussitôt sortis, ils se hâtent de pondre de petits œufs. On recueille précieusement ces œufs, cette graine ; on la ramasse, et au mois de mai prochain, de ces graines sortiront de jeunes vers à soie. Nous les soignerons comme il faut, et ils nous donneront en échange de nouveaux cocons.

— Qui donc a songé à élever les premiers vers à soie ? est-ce quelqu’un de votre pays ?

— Les vers à soie ne sont point un insecte de nos pays, mon enfant : ils sont originaires de la Chine. En Chine, on les élève en plein air sur les arbres, et non dans les chambres comme chez nous où il fait plus froid.

— La Chine, dit Julien, c’est en Asie.

— Oui, mon enfant, des moines voyageurs, en grand secret, ont rapporté le ver à soie de Chine en Europe. Comme les Chinois voulaient garder pour eux cette industrie précieuse, ils défendaient sous des peines sévères de la faire connaître aux étrangers ; mais les moines cachèrent des œufs de ver à soie dans des cannes creuses, et ils les emportèrent en Europe avec des plants de mûrier. Plus tard, ce fut un pape qui dota la France de l’industrie des vers à soie.

— Et comment cela ? demanda Julien.

— Vous connaissez bien le comtat d’Avignon, qui est tout près d’ici ? A cette époque, le comtat appartenait aux papes. Grégoire X y fit planter des mûriers et éleva des vers à soie. Bientôt on imita dans toute la vallée du Rhône les gens d’Avignon, et à présent on élève des milliards de vers chaque année.

Julien remercia beaucoup la fileuse de tout ce qu’elle venait de lui apprendre, et on alla se mettre à table.