Le Tour de la France par deux enfants/074

La bibliothèque libre.


LXXIV. — Avignon et le château des papes. — La Provence et la Crau. — Arrivée d’André et de Julien à Marseille. — Un nouveau sujet d’anxiété.

Le pauvre peut aider le pauvre aussi bien et souvent mieux que le riche.

Au bout de trois heures, le train s’arrêta à la gare d’Avignon. Du chemin de fer on voyait la ville, et André montra en passant à Julien un grand monument situé sur le penchant d’un rocher, et qui, avec ses vieux créneaux, ressemble à une forteresse. C’était l’ancien château où les papes résidaient lorsqu’ils habitaient le Comtat-Venaissin, enclavé dans la Provence.

Pendant ce temps le train s’était remis en marche. On traversa sur un beau pont la Durance, ce torrent terrible par ses inondations, qui descend en courant des montagnes, et dont les eaux, amenées par un long aqueduc, alimentent la ville de Marseille.

AVIGNON ET LE CHATEAU DES PAPES. — Avignon (40,000 hab.), ancienne capitale du Comtat-Venaissin, sur le Rhône, servit autrefois de résidence aux papes. On y voit encore leur palais, majestueux monument du quatorzième siècle.


Bientôt la campagne de la Provence, qui avait été jusqu’alors couverte de cultures et où on apercevait le feuillage gris des oliviers, devint stérile, sans herbe et sans arbres. Les enfants étaient entrés dans les plaines de la Crau, puis de la Camargue, desséchées par le souffle du mistral, couvertes de cailloux, et qui ressemblent à un désert de l’Afrique transporté dans notre France. Là paissent en liberté de nombreux troupeaux de bœufs noirs et de chevaux demi-sauvages, semblables aux chevaux arabes.

Puis on entra sous un grand tunnel, celui de la Nerthe, qui a plus d’une lieue de long. Peu de temps après, on arrivait dans la vaste gare de Marseille, et les deux enfants sortirent de wagon au milieu du va-et-vient des voyageurs. Ils se sentaient tout étourdis du voyage et assourdis par les sifflets des locomotives, par le fracas des wagons sur le fer, par les cris des employés et des conducteurs de voitures.

LA PROVENCE, LE COMTAT-VENAISSIN ET LE COMTÉ DE NICE. — Ces provinces ont été de tout temps célèbres par leur climat délicieux, leurs fruits exquis, leur ciel bleu. Outre la ville d’Avignon, centre du commerce de la garance, outre les grands ports de Marseille (491.000 hab.), de Toulon (101.600 hab.), et de Nice (105.000 hab.), on remarque les villes d’Aix (29.000 hab.) et d’Arles, où se fabrique une huile très renommée ; Draguignan, chef-lieu du Var ; Digne, chef-lieu des Basses-Alpes, Hyères, Grasse, Cannes, Nice et Menton sont des villes célèbres par la douceur de leur hiver.

André s’informa avec soin du chemin à suivre pour se rendre à l’adresse de son oncle. Puis, courageusement, il reprit Julien entre ses bras et, à travers la foule qui allait et venait dans la grande ville, il s’achemina tout ému.

— Quoi ! pensait-il, nous voilà donc enfin au terme de notre voyage ! Mon Dieu ! pourvu que nous trouvions notre oncle et qu’il se montre content de nous voir !

AQUEDUC DE ROQUEFAVOUR AMENANT À MARSEILLE LES EAUX DE LA DURANCE. — Depuis longtemps la grande ville de Marseille manquait d’eau, ce qui la rendait malsaine. On a eu l’idée d’y amener les eaux de la Durance à l’aide d’un grand canal long de 120 kilomètres et qui a coûté 40 millions de francs. Cette eau fraîche vivifie la ville et la banlieue. Le canal passe sur les arches d’un aqueduc près de Roquefavour.


Le petit Julien n’était pas moins ému qu’André ; il faisait les mêmes réflexions sans oser le dire. En même temps, il admirait le courage de son aîné, dont le calme et la douceur ne se démentaient jamais.

Enfin on atteignit la rue tant désirée ; avec un grand battement de cœur on frappa à la porte et on demanda Frantz Volden.

Un marin d’une quarantaine d’années vint ouvrir et répondit : — Frantz Volden n’est plus ici, voilà tantôt cinq mois qu’il est parti.

CHEVAUX SAUVAGES DE LA CAMARGUE. — La Camargue est une grande île formée par le Rhône, qui se divise, comme le Nil, en plusieurs bras avant de se jeter dans la mer. Elle se compose de vastes plaines rarement défrichées, où paissent en liberté et presque à l’état sauvage de nombreux troupeaux de bœufs noirs et de chevaux. Ces derniers descendent, dit-on, des chevaux arabes amenés autrefois dans le pays par les invasions des Sarrasins.


— Mon Dieu ! s’écria André avec anxiété ; et il devint tout pâle comme s’il allait tomber. Mais bientôt, surmontant son trouble, il reprit :

— Où est-il allé ? savez-vous, monsieur ?

TUNNEL DE LA NERTHE, PRÈS DE MARSEILLE. — Un tunnel est un passage pratiqué sous terre ou à travers une montagne, dans lequel s’engagent les trains de chemin de fer. Le plus grand tunnel de France a été longtemps celui de la Nerthe, qui a près de 5 kilomètres de longueur. Un autre tunnel, plus grand encore, a été construit récemment pour mettre en communication la France et l’Italie : c’est celui du mont Cenis, dont la longueur dépasse 12 kilomètres.


— Parbleu, jeune homme, dit celui qui avait ouvert la porte, entrez vous reposer : Frantz Volden est mon ami ; nous causerons mieux de lui dans la maison que sur la porte. Le mistral n’est pas chaud ce soir : on voit que nous arrivons à la fin de novembre.

Et le brave homme, montrant le chemin aux enfants, marcha devant eux dans un corridor étroit et sombre. André suivait, portant Julien sur ses bras. Le petit garçon était bien désolé, mais il se rappela fort à point les résolutions de courage qu’il venait de prendre après avoir lu la vie du chevalier sans peur et sans reproche : il voulut donc faire aussi bonne figure devant cette déception nouvelle que le grand Bayard eût pu faire en face des ennemis.

On arriva dans une chambre où la femme du marin préparait le souper. Trois enfants en bas âge jouaient dans un coin. André s’assit près de la fenêtre et le marin en face de lui.

— Voici ce qui en est, reprit le marin. Ce pauvre Volden avait en Alsace-Lorraine un frère aîné à l’égard duquel il a eu des torts jadis, ce qui fait qu’ils ne s’écrivaient point. Depuis la dernière guerre, Frantz songeait souvent au pays. Il se disait tous les jours : « Mon aîné doit être bien malheureux là-bas, car il a subi les misères de la guerre et des sièges ; mais moi, j’ai quelques économies et je lui dirai : — Oublie mes torts, Michel. Viens-t’en en France avec moi, nous achèterons un petit bout de terre, et nous ferons valoir cela à nous deux. » Mais auparavant Frantz avait des affaires à régler à Bordeaux, et il est parti par Cette pour s’y rendre, travaillant le long de son chemin à son métier de charpentier de marine, afin de se défrayer du voyage.

— Hélas ! dit André tristement, nous venons, nous, jusque d’Alsace-Lorraine pour le trouver. Nous sommes les fils de ce frère qu’il voulait revoir, et qui est mort ; mais en mourant, notre père nous avait fait promettre d’aller rejoindre notre oncle, et nous sommes venus. Nous avions d’abord écrit trois lettres, mais on ne nous a pas répondu.

— Je le crois bien, dit le marin en ouvrant son armoire et en montrant les trois lettres précieusement enveloppées : elles sont arrivées après le départ de Frantz. J’attendais à avoir son adresse pour les lui envoyer ; mais depuis cinq mois il ne m’a pas donné signe de vie.

André réfléchissait tristement. — Comment allons-nous faire ? dit-il enfin. Nous ne savons pas l’adresse de notre oncle à Bordeaux ; et d’ailleurs nous ne pourrions aller jusque-là : mon jeune frère ne peut plus marcher, il est au bout de ses forces. D’autre part, nous n’avons plus assez d’argent pour prendre le chemin de fer jusqu’à Bordeaux.

— Allons, allons, ne vous désolez pas à l’avance, dit le marin. Les pauvres gens sont au monde pour s’entr’aider. Nous ne sommes pas riches non plus, nous autres ; mais à cause de cela on sait compatir au malheur d’autrui.

— Eh ! oui, dit la femme du marin, nous nous aiderons tous, et le bon Dieu fera le reste. Voyons, mettons-nous à table. Mon mari est un homme de bon conseil : en mangeant, il va débrouiller votre affaire, n’est-ce pas, Jérôme ?

En même temps l’excellente femme avait attiré la table dans le milieu de la chambre. Bon gré mal gré, elle plaça André à sa droite et Julien à sa gauche. Elle mit ses deux fils aînés, deux beaux jumeaux de quatre ans, de chaque côté de leur père : puis elle plaça sur ses genoux sa petite fille la dernière née, et le sourire sur les lèvres, elle servit à chacun une bonne assiette de soupe au poisson qui est le mets favori de la Provence.