Le Tour de la France par deux enfants/083
Tout le long du chemin, le Perpignan s’arrêtait dans les villes importantes. À Béziers, les mariniers embarquèrent dans le bateau des eaux-de-vie qu’on fabrique dans cette ville. Plus loin on chargea des miels récoltés à Narbonne, et renommés pour leur goût aromatique. À Carcassonne on débarqua de la laine pour les draps, car dans l’antique cité de Carcassonne, perchée sur une colline et entourée d’une ceinture de vieilles tours, il y a de nombreux tisserands qui fabriquent des lainages.
Au moment où on venait de quitter Carcassonne, le ciel, qui avait été nuageux jusqu’alors, s’éclaircit un matin, et Julien en s’éveillant aperçut vers le sud une grande chaîne de montagnes couvertes de neiges. Des pics blancs et de longs glaciers étincelaient au soleil.
— Oh ! dit Julien, on croirait voir encore les Alpes.
— C’est la chaîne des Pyrénées, dit le patron. Tiens, Julien, vois-tu là-bas ce pic pointu et tout blanc qui dépasse les autres de toute sa hauteur ? C’est le Canigou, la plus haute montagne du Roussillon ; c’est de ce côté-là que je suis né, moi. Par là-bas, à droite, ce sont les montagnes de l’Ariège ou du comté de Foix, riches en mines de fer ; puis viennent les Hautes-Pyrénées, où jaillissent un grand nombre de sources d’eaux chaudes que les malades fréquentent en été. C’est dans le département des Hautes-Pyrénées que se trouvent aussi les plus beaux sites de ces montagnes, entre autres le cirque de Gavarnie avec sa magnifique cascade et son pont de neige qui ne fond jamais.
— Est-ce que vous avez vu cela, patron ? dit Julien.
— Oui, mon ami, et même je me suis promené sous le pont de glace. Les arcades de neige gelée en sont si hautes et si larges qu’on peut passer dessous facilement ; on a alors sur sa tête une belle voûte de neige brillante, ornée de découpures comme celles que les sculpteurs font aux voûtes des chapelles ; en même temps on marche de rocher en rocher dans le lit même du torrent, qui passe près de vous en grondant et en roulant les cailloux avec fracas.
— Cela doit être bien beau à voir, dit Julien ; mais que devient-il ensuite, ce torrent-là, savez-vous, patron ?
— Ce torrent-là ? Eh bien, mais il continue à courir à travers les montagnes, en se creusant le lit le plus sauvage qui se puisse imaginer. Quand il arrive, après cinq lieues de course, au village de Saint-Sauveur, on le traverse sur un pont superbe de pierre et de marbre. C’est un des plus beaux ponts que j’aie vus. Le torrent coule dessous dans un abîme à plus de 80 mètres de profondeur ; puis il continue sa course désordonnée jusqu’à ce qu’il arrive à la capitale du Béarn, à la ville de Pau, patrie de Henri IV ; notre torrent s’appelle alors le Gave de Pau ; plus loin enfin il se joint à l’Adour, et, devenu fleuve avec lui à Bayonne, il reçoit les navires et les emmène jusqu’à l’Océan.
— Voilà une histoire de torrent qui m’a bien amusé, dit Julien. Oh ! j’aimerais suivre ainsi le cours d’un torrent depuis la montagne d’où il sort jusqu’à la mer où il se jette.
— Et certes, ajouta le patron, tu n’en pourrais suivre de plus pittoresque que ce sauvage Gave de Pau.
Quand on approcha de Toulouse, le temps, tout en s’éclaircissant, s’était fort refroidi, et le vent soufflait avec force, comme d’ordinaire dans la plaine du Languedoc. Le petit Julien, quoiqu’il commençât à se servir de sa jambe, ne pouvait encore marcher beaucoup, si bien qu’à rester immobile les journées au long, il y avait des moments où il se sentait glacé. Heureusement le patron l’avait pris en affection, et quand il voyait à l’enfant un air triste, il l’enveloppait dans sa peau de mouton jusqu’au cou et lui faisait prendre un doigt de vin chaud pour le réchauffer. Grâce à ces petits soins, si le voyage ne se faisait pas sans souffrir, il se faisait du moins sans maladie.