Le Tour de la France par deux enfants/093
Un jour que Frantz était assis sur un tas de cordages à côté du vieux pilote, Julien s’approcha, son livre à la main.
— Qu’est-ce que tu lis là, petit ? demanda l’oncle Frantz.
— Mon oncle, je lis ce qu’il y a dans mon livre sur la Bretagne et sur ses grands hommes ; nous sommes justement encore en face des côtes de la Bretagne, et il me semble que c’est un beau pays.
— Certes, dit l’oncle Frantz ; mais voyons, lis tout haut.
— Et lis bien, ajouta le père Guillaume, nous t’écoutons.
La Bretagne a donné à la France beaucoup d’hommes vaillants ; parmi eux on remarque Duguesclin.
— Oh ! je connais ce nom-là, dit Julien en s’interrompant ; j’ai vu, en passant à Nantes, la statue de Duguesclin.
DUGUESCLIN naquit, en 1314, près de Rennes, l’antique et belle capitale de la Bretagne. Duguesclin était laid de figure, il avait un caractère intraitable, mais il était plein de courage et d’audace. Dès l’âge de seize ans, il trouve moyen de prendre part, sans être connu, à un de ces combats simulés qu’on appelait tournois, et qui étaient une des grandes fêtes de l’époque. Il entre au milieu des combattants avec la visière de son casque baissée, pour n’être reconnu de personne, et terrasse l’un après l’autre seize chevaliers qui s’offrent à le combattre. Au moment où il terrassait son dernier adversaire, celui-ci lui enlève son casque du bout de sa lance et on reconnaît le jeune Bertrand Duguesclin. Son père accourt à lui et l’embrasse : il est proclamé vainqueur au son des fanfares.
Après s’être ainsi fait connaître, Duguesclin entra dans l’armée et commença à combattre les Anglais, qui occupaient alors une si grande partie de la France.
Il remporta sur eux une série de victoires ; par malheur, un jour il se trouva vaincu et fut fait prisonnier. Le Prince Noir, fils du roi d’Angleterre, fit faire bonne garde autour de lui, et on le tint en prison à Bordeaux. Il languit ainsi plusieurs mois. Un jour le prince le fit amener devant lui :
— Bertrand, dit-il, comment allez-vous ?
— Sire, par Dieu qui créa tout, j’irai mieux quand vous voudrez bien ; j’entends depuis longtemps dans ma prison les rats et les souris qui m’ennuient fort ; je n’entends plus le chant des oiseaux de mon pays, mais je l’entendrai encore quand il vous plaira.
— Eh bien, dit le prince, il ne tient qu’à vous que ce soit bientôt.
Et le prince essaya de lui faire jurer de ne plus combattre pour sa patrie. Bertrand refusa.
On finit par convenir que Bertrand Duguesclin recouvrerait sa liberté en payant une énorme somme d’argent pour sa rançon.
— Comment ferez-vous pour amasser tant d’argent ? dit le prince.
— Si besoin est, répliqua Bertrand, il n’y a femme ou fille en mon pays, sachant filer, qui ne voudrait gagner avec sa quenouille de quoi me sortir de prison.
On permit alors à Duguesclin d’aller chercher lui-même tout cet argent, sous le serment qu’il reviendrait le rapporter.
Duguesclin quitta Bordeaux monté sur un roussin de Gascogne, et il recueillit déjà, chemin faisant, une partie de la somme.
Mais voilà qu’il rencontre de ses anciens compagnons d’armes, qui, eux aussi, avaient été mis en liberté sur parole et ne pouvaient trouver d’argent pour se racheter.
— Combien vous faut-il ? demanda Bertrand.
Les uns disent « cent livres ! » les autres « deux cents livres ! » et Bertrand les leur donne.
Quand il arriva en Bretagne, à son château où résidait sa femme, il avait donné tout ce qu’il avait. Il demanda alors à sa femme de lui remettre les revenus de leur domaine et même ses bagues, ses bijoux.
— Hélas ! répondit-elle, il ne me reste rien, car il est venu une grande multitude de pauvres écuyers et chevaliers, qui me demandaient de payer leur rançon. Ils n’avaient d’espoir qu’en moi, et je leur ai donné tout ce que nous possédions.
Duguesclin serra sa femme sur son cœur.
— Tu as fait tout comme moi, lui dit-il, et je te remercie d’avoir si bien compris ce que j’aurais fait moi-même à ta place.
Alors Bertrand se remit en route pour aller retrouver le prince Noir.
— Où allez-vous loger ? lui demanda celui-ci.
— En prison, monseigneur, répondit Bertrand. J’ai reçu plus d’or, il est vrai, qu’il n’était nécessaire pour me libérer ; mais j’ai tout dépensé à racheter mes pauvres compagnons d’armes, de sorte qu’il ne me reste plus un denier.
— Par ma foi ! avez-vous vraiment été assez simple que de délivrer les autres pour demeurer vous-même prisonnier ?
— Oh ! sire, comment ne leur aurais-je pas donné ? Ils étaient mes frères d’armes, mes compagnons.
Duguesclin ne resta pourtant point en prison : peu de temps après son retour, on vit arriver aux portes de la ville des mulets chargés d’or. C’était le roi de France qui envoyait la rançon de son fidèle général.
Duguesclin put donc recommencer à combattre pour son pays. Il chassa successivement les Anglais de toutes les villes qu’ils occupaient en France, sauf quatre.
Duguesclin était déjà vieux et il combattait encore ; il assiégea la forteresse de Châteauneuf-de-Randon, située dans les montagnes des Cévennes. Le gouverneur de la ville promit de se rendre. Mais Duguesclin mourut sur ces entrefaites ; la ville se rendit néanmoins au jour fixé, et on apporta les clefs des portes sur le tombeau de Duguesclin, comme un dernier hommage rendu à la mémoire du généreux guerrier.
— Julien, dit l’oncle Frantz, tu as très bien lu cette histoire. Mais je veux à présent que tu nous dises, à Guillaume et à moi, ce que tu en penses.
— Mon oncle, je pense que ce Duguesclin était un bien parfait honnête homme.
— Cela, dit l’oncle Frantz, ce n’est pas difficile à trouver, Julien ; mais voyons, explique-nous pourquoi. Lire n’est rien, comprendre ce qu’on lit est tout.
Julien réfléchit, et après un petit moment qu’il employa à mettre ses idées en ordre, il répondit :
— D’abord, mon oncle, Duguesclin était très brave et aimait beaucoup sa patrie ; ensuite il était plein de compassion pour les autres, puisqu’il songeait plus à ses compagnons qu’à lui-même ; et enfin, ajouta le petit Julien en regardant son ami Guillaume, il savait si bien tenir sa parole qu’il revint de lui-même se remettre prisonnier, après avoir dépensé sa rançon pour la liberté de ses camarades.
— Allons, Julien, dit l’oncle Frantz, tu lis avec profit, mon enfant, puisque tu comprends bien tes lectures. Tâche de ne pas les oublier à présent. Car rien n’encourage mieux à devenir un honnête homme que de se souvenir des belles actions de ceux qui ont vécu avant nous.