Le Tour de la France par deux enfants/095
— Père Guillaume, dit Julien le lendemain matin en arrivant sur le pont à côté du pilote, vous m’avez dit l’autre jour que vous étiez Normand ; voulez-vous que nous parlions de votre pays ? Cela m’amusera beaucoup. Moi, je voudrais connaître toutes les provinces de la France, parce que j’aime la France et que je veux être instruit des choses de mon pays.
— Voilà qui est bravement parlé, petit Julien. Assieds-toi tranquillement en face de moi, et nous causerons de la Normandie.
Julien ne se le fit pas répéter deux fois, et le père Guillaume, levant le doigt dans la direction des côtes normandes :
— Par là-bas, dit-il, au loin, comme un bras qui se plongerait dans l’Océan, il y a un cap que je ne puis voir sans un grand battement de cœur : c’est le cap de la Hague, petit Julien ; c’est par là que je suis né, c’est là que je me suis essayé tout bambin, au pied des falaises, à lutter contre les flots et à ne pas trembler dans la tempête.
Tout près est la rade de Cherbourg, et Cherbourg est le plus magnifique port militaire construit par la main des hommes. La rade de Cherbourg est défendue par une digue qui n’a pas sa pareille au monde.
— Qu’est-ce qu’une digue, père Guillaume ?
— C’est une muraille construite par les hommes, qui s’avance en mer et derrière laquelle les navires sont à l’abri de la tempête ; la digue de Cherbourg a presque une lieue ; elle s’avance au milieu d’une des mers les plus agitées et les plus dangereuses qu’il y ait sur la côte de France ; mais elle est si bien construite en gros blocs de granit que les plus grandes tempêtes ne l’endommagent pas, que les navires qui sont derrière jouissent d’un calme parfait au moment même où les vagues déferlent au large comme des montagnes qui s’entre-choquent.
— J’aimerais bien à voir Cherbourg, père Guillaume ; est-ce qu’on s’y arrêtera ?
— Non, mon ami, nous passons tout droit, mais de loin je te le montrerai. Et puis la Normandie a bien d’autres ports et nous en verrons quelques-uns. Il y a d’abord le Havre, qui est après Marseille le port le plus commerçant de toute la France : plus de dix mille vaisseaux y entrent chaque année et y apportent les produits de toutes les parties du monde, surtout le coton récolté en Amérique par les nègres. Puis nous avons Dieppe, connu pour ses bâtiments de pêche et pour ses bains de mer, Fécamp, Honfleur en face du Havre, Granville qui occupe plus de quinze cents hommes à la pêche des huîtres, et dont les navires vont à Terre-Neuve pêcher la morue. Enfin Rouen est aussi un port très commerçant.
— Comment ? dit Julien, Rouen est un port ?
— Certainement, c’est un port sur la Seine ; les petits navires remontent la Seine jusqu’à Rouen, comme à Nantes nous avons remonté la Loire et à Bordeaux la Garonne. Rouen, qui a plus de 116.000 habitants, est une grande ville laborieuse, pleine d’usines, de machines et de travailleurs. Elle file à elle seule trente millions de kilogrammes de coton, chaque année, dans ses vastes filatures où la vapeur met en mouvement des milliers de bobines. Le fil fait, on le teint de toutes nuances, en le plongeant dans des cuves où sont les couleurs ; les teintureries de Rouen sont, avec celles de Lyon, les plus renommées de France. Et Rouen n’est pas seule à bien travailler en Normandie. Il y a tant d’industries diverses chez nous que je ne puis pas me les rappeler toutes.
Et en disant cela, le père Guillaume semblait tout fier de pouvoir faire de son pays un éloge mérité. Il ajouta :
— C’est que, petit Julien, la Normandie est située juste en face de l’Angleterre ; cela fait que nous sommes en rivalité pour l’industrie avec les Anglais. Il s’agit de faire aussi bien, et ce n’est pas facile ; mais comme on ne veut pas rester en arrière, on se donne de la peine ; et alors on arrive en même temps que ses rivaux, et quelquefois avant eux.
— Tiens, dit Julien, c’est donc pour les peuples comme en classe, où chacun tâche d’être le premier ?
— Justement, petit Julien. Dans l’industrie celui qui fait les plus beaux ouvrages les vend mieux, et c’est tout profit. Quand les hommes seront plus sages, ils ne voudront obtenir les uns sur les autres que de ces victoires-là. Vois-tu, ce sont les meilleures et les plus glorieuses ; elles ne coûtent la vie à personne et personne ne risque d’y perdre une patrie.