Le Trésor de Carcassonne/11

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H. Laurens, Éditeur (p. 85-94).


À la poursuite du chafouin.

XI

L’ESCALADE

Depuis quelques jours Cassagnol ne fait plus que du jardinage. C’est la saison qui le veut, et aussi Colombe qui a pris la direction du ménage et tyrannise le pauvre Antoine.

— Non, non, les petits pois et les haricots réclament de l’eau et des soins, tu vas laisser les Wisigoths et les fées tranquilles, ce fameux trésor, il est joli… Des rats qui ont failli nous dévorer tout vifs, de vraies bêtes féroces qui en avaient des dents pointues ! J’en porte encore les marques et Belleàvoir aussi !

— Comme tu me tracasses pour peu de chose, une nichée de petites souris que j’ai dérangée d’un coup de pioche…

— Des souris qui nous ont assassiné nos petits canards si bien venants ! Et ensuite, hein ? la cave des Wisigoths, les flacons d’Alaric, ceux de derrière les fagots… Tu as bu le vin de la Tête-Noire

— Ne parlons pas de ça, dit vivement Antoine, je ne l’ai pas fait exprès, c’est une petite erreur… Voyons, je ne pouvais pas le reporter, il fallait le faire disparaître pour apaiser ma conscience… Ce qui me console c’est qu’il était très bon, parce que, vois-tu, il aurait pu être mauvais et le péché eût été le même… Et tu y as goûté aussi…

— Il fallait bien, pour effacer plus vite ce mauvais souvenir… Soit, n’en parlons plus, mais occupe-toi des haricots verts.

Le pauvre Cassagnol maugréait, mais Colombe avait raison, pour l’instant le jardinage pressait. Les carrés de légumes donnaient de magnifiques espoirs dans les deux terrains, l’ancien jardin et celui de la tante. Si tout cela venait si bien c’était par le travail de Colombe. Pendant qu’il passait son temps à forer ses galeries, à ramper sous terre à la découverte de l’introuvable trésor, Colombe soignait le jardin avec l’aide des aînés, ou bien elle les emmenait tous avec elle et avec Belleàvoir, à l’ancien terrain encore agrandi d’une parcelle adjacente.

— Tu te ruineras la santé, mon pauvre Antoine, à vivre toujours dans tes trous, tu es tout jaune, disait-elle, tandis que nous tous, regarde voir un peu notre belle mine !

Mélancoliquement Cassagnol passait d’un jardin à l’autre avec la famille, mais on le voyait souvent s’arrêter de bêcher au milieu d’un carré, ou bien poser l’arrosoir à terre quand il arrosait, pour tracer sur le sol des lignes autour d’un point central représentant évidemment le Grand-Puits.

Colombe haussait les épaules avec commisération.

— Oh ! cet Antoine donc ! c’est toujours sa manie qui le tient… En temps de guerre est-ce qu’il ne faudrait pas être plus raisonnable ?

On parlait toujours des Espagnols qui occupaient les ports du littoral, Port-Vendres et quelques autres. Ils s’installaient et lançaient de là des batteurs d’estrade en différentes directions, autant pour le pillage que dans l’espoir de surprendre quelque place. Ceux qui étaient venus pour piller les villages aux environs de Carcassonne s’étaient repliés. M. le Sénéchal l’avait dit, évidemment ils n’oseraient se frotter à la Cité de Carcassonne, assez forte, dans sa cuirasse de remparts, pour défier des armées.

— Tant que nous serons en guerre, laisse les Wisigoths tranquilles, répétait Colombe lorsqu’elle voyait son mari s’arrêter au Grand-Puits en rentrant du jardin, tu sais bien qu’ils ne l’emporteront pas, leur trésor, puisque les portes de la ville sont bien gardées !

Cassagnol ne répondait point, mais quand il avait regardé si rien ne changeait dans l’aspect du Grand-Puits, il se tournait la figure soucieuse du côté de la maison d’en face, ou le voisin à mine louche était revenu.

— Oui, bien sûr, le trésor ne s’envolera pas tout seul, marmonnait Antoine dans sa moustache, mais si on me le vole ? Le chafouin est là, que fait-il ? Sa grimace ne me dit rien de bon… Toutes ces histoires de fées qu’on raconte depuis si longtemps, ça veut peut-être dire tout simplement qu’il y a de la sorcellerie dans l’affaire. Je le croirais volontiers quand je pense à la façon dont on embrouille mes galeries, par je ne sais quels maléfices, quand j’ai l’air de toucher au but… Moi, je cherche loyalement, avec des moyens honnêtes, mais lui ?… S’il a recours à la sorcellerie ?

Ce qui augmentait ses défiances c’est qu’un soir à la nuit tombante, du côté des remparts, il s’était heurté au vilain voisin en conversation avec une vieille bohémienne, précisément celle qui tenta naguère de voler Belleàvoir. À sa vue le conciliabule prit fin subitement et la gitane fila en lui lançant un mauvais regard, tandis que le vilain chafouin entrait dans une cabane appuyée à la muraille.

Que faisait-il là-dedans ? Le jardinet n’était guère cultivé, les mauvaises herbes et les broussailles y étouffaient un maigre carré de choux mal venus.

Cassagnol attendit un peu ; il aurait voulu engager la conversation avec le chafouin, pour voir un peu, mais le chafouin s’obstina à ne pas quitter ses choux. La gitane était loin, inutile d’essayer de l’interroger, d’ailleurs, quelle langue parlait-elle, cette vieille sorcière ?

Cassagnol songeait à cette rencontre de l’autre soir, tout en soignant ses tomates, des tomates superbes presque arborescentes, aux fruits gros comme des coloquintes. En proie à une inquiétude vague qu’il ne pouvait s’expliquer, il guettait la maison du chafouin par-dessus la haie ; c’était l’heure du souper, on n’y voyait plus guère, pourtant Cassagnol apporta sa soupe dans son champ de tomates.

— Encore une lubie, dit Colombe, qu’est-ce que tu fais là, je te le demande, au lieu de souper honnêtement avec nous ? Tu espères entendre chanter les fées du Grand-Puits ?

— Laisse-moi, dit Cassagnol, j’ai mal à la tête, ce soir, ici je respire.

Les heures passaient, la soirée s’avançait et le temps semblait se mettre à l’orage ; de sombres nuages couraient dans le ciel, la lune intimidée montrait à peine de temps en temps le bout de son nez pour s’éclipser aussitôt.

Comme il se redressait tout engourdi et s’étirait les bras, un faible bruit sur la place du Grand-Puits lui fît tendre l’oreille. C’était en face, le voisin qui ouvrait doucement sa porte, se glissait avec précaution dans la rue et se perdait tout de suite dans l’ombre. Un joli temps pour une promenade nocturne. Où pouvait courir à cette heure le mystérieux individu ? Il n’allait certainement pas ce soir chercher le trésor d’Alaric…

Cassagnol aurait pu s’en aller dormir, pourtant il n’hésita pas. Il quitta le jardin en s’efforçant de ne faire grincer aucun caillou sous son pas et se trouva sur la place à son tour.

L’homme, à peine visible, marchait rasant les murailles, se dissimulant le plus possible dans l’ombre des toits. Cassagnol le suivait pas à pas, ne quittant l’abri d’une muraille que lorsque l’homme avait pris son avance.

Tout était noir, les maisons serrées où clignotait çà et là une petite lumière, les jardins où des arbres fantomatiques allongeaient de grands bras noirs. L’homme tourna sur la droite, silhouette noire se perdant dans le noir.

— Il s’en va donc à son jardin du rempart, pensa Cassagnol, à cette heure, que peut-il faire par là.

Qu’eût dit la pauvre Colombe si elle avait pu voir son mari assis sur une pierre dans un trou de mur devant le jardin du chafouin, et guettant depuis deux heures, les yeux écarquillés sans rien voir, les oreilles dressées sans entendre autre chose qu’un souffle de vent agitant les branches des arbres ou les sourds grondements du tonnerre dans le lointain !

Que faire ? Fallait-il laisser le mystérieux individu et rentrer au logis ? Cassagnol en était bien tenté, il était fatigué de sa faction et songeait à son lit.

Cependant il ne se décidait pas à rebrousser chemin. À force de tendre l’oreille, il crut percevoir des bruits vagues dans toute cette noirceur inquiétante, et comme des chocs et des roulements de pierres.

— Qu’est-ce que c’est, voyons ? Colombe dirait que je deviens fou et elle aurait peut-être raison… Pourtant !

En levant la tête il n’apercevait que de vagues silhouettes de tours et la ligne de créneaux du rempart. Mais Cassagnol connaissait chaque pierre de ce côté de l’enceinte, il pouvait se diriger à l’aveuglette, les yeux fermés, de tour en tour. Sans faire le moindre bruit il gagna un escalier montant au crénelage et se trouva bientôt en haut. De là il dominait le jardin du chafouin à l’intérieur de l’enceinte et pouvait regarder à l’extérieur dans les Lices.

Non, rien, on ne voit rien qu’un gouffre sombre et l’on n’entend pas grand’chose non plus. Nouvelles hésitations de Cassagnol. Décidément, ne vaut-il pas mieux s’en aller se coucher ? Il reste pourtant. Une demi-heure se passe. Que doit penser Colombe là-bas ? Non, allons-nous-en. Il a eu la berlue, l’homme n’est pas là…

Soudain, des bruits très nets juste au-dessous de lui. Ce sont des pierres qui roulent en bas dans les Lices et Cassagnol entend comme un juron qui monte d’en dessous. Puis une ombre apparaît. Cassagnol croit bien distinguer la silhouette de l’homme qu’il a suivi. Mais comment peut-il se trouver dehors, dans les Lices, c’est-à-dire entre la première et la deuxième enceinte ? Cassagnol se rappelle tout à coup une ancienne poterne bouchée dont l’ouverture doit se trouver au pied d’une tour parmi les verdures et les broussailles juste au jardin de l’homme…

Cependant d’autres ombres ont paru dans les Lices, un rayon de lune glisse entre deux nuages… Cela ne dure qu’un instant, mais Cassagnol a pu entrevoir des groupes noirs et des reflets d’armes… Une exclamation gutturale, quelques mots tout bas. C’est de l’espagnol !…

Trahison ! Ainsi ce n’est pas au trésor d’Alaric que s’attaque le chafouin, c’est à la ville ! Cassagnol se précipite, il est bientôt dans le jardin de l’homme. Oui, c’est cela, la vieille poterne est en partie débouchée, c’est à cela que l’homme travaillait dans la cabane qu’il avait adossée à la muraille.

L’escalade du rucher.

Cassagnol va courir, crier, appeler la garde de la Porte Narbonnaise, mais avant que le poste réveillé arrive à la rescousse, les Espagnols ne seront-ils pas entrés ? Ils sont déjà dans les Lices, ils ont escaladé la première muraille sans être aperçus ; s’ils passent, Carcassonne est perdue. Ce qui fait la force de la Cité fait aussi sa faiblesse : une trop vaste ligne de remparts à garder, trop de murailles à défendre !

Que faire ? Cassagnol bondit. Arrivera-t-il à temps à la Porte Narbonnaise ? Non, impossible !… Alors, les Espagnols vont passer, quand il suffirait, pour obstruer la brèche, qui n’est qu’un simple trou peu commode à escalader, de quelques morceaux de bois, un bout de charpente avec des pierres derrière… Ça le connaît, ce genre de travail, il ne fait que cela depuis des mois, dans sa cave, à la recherche du trésor… Et malgré lui il se rappelle le trou dans la cave de la Tête-Noire, et il rit malgré la gravité de la situation.

— Des morceaux de bois ! Vite ! Enfonçons une barrière de jardin, ça ne manque pas à côté, et portons-la ici… Mais aurai-je le temps ?

Il saute, il dégringole… La barrière du chafouin lui-même ? non, elle est trop mince… Parmi les jardins qui bordent le rempart, il y en a un tout à côté qu’il connaît bien. Cassagnol se sent les muscles d’un Hercule, il enfonce la barrière, mais les poteaux tiennent bien en terre, c’est dur et ce sera long… En tirant sur son poteau, il se heurte violemment à quelque chose qu’il renverse… Cela bourdonne et tout à coup il sent des douleurs cuisantes aux mains et à la figure… Cela brûle terriblement… Qu’est-ce là ?

Un éclair de chaleur traverse le ciel, à sa lueur il a vu, et une idée aussi a comme illuminé son esprit… Ah ! une ruche ! des abeilles ! des ruches !

C’est le salut, les Espagnols ne passeront pas !

Rapidement il enlève la ruche bourdonnante où les abeilles sont en révolution et, sans souci de s’écorcher aux traverses ou aux épines ou de se rompre les os dans l’escalade, sans souci des piqûres qui le brûlent, il arrive à la brèche où grimpent les Espagnols et jette sa ruche dans le trou.

Il ne cherche pas à voir l’effet, il redescend ou plutôt il roule parmi pierres et arbustes et il retourne au rucher. Une deuxième ruche dans les bras, il remonte haletant… Cela ronfle sous la poterne. Il y a des cris et des jurons roulant comme des cailloux qui se heurtent dans le lit d’un torrent…

Vite une troisième ruche s’il y en a encore. Il en reste
Cassagnol lance la ruche sur
les assaillants.
une et les Espagnols reçoivent sur la tête l’essaim furieux qui s’attaque aux visages…

Cassagnol vocifère maintenant, il hurle des appels à la garde de la Porte Narbonnaise, qui doit entendre tout ce tumulte rompant le grand silence de la nuit.

— Carcassonne ! Carcassonne ! À nous, la garde, soldats, à nous ! l’ennemi !

Les deux ou trois douzaines d’Espagnols déjà parvenus dans les Lices hésitent, les hommes d’avant-garde qui grimpaient, rendus fous furieux par les abeilles, se roulent à terre. Les essaims bourdonnent acharnés sur les premiers assaillants, entrant sous les casques, sous les mailles, pénétrant sous les vêtements par les poignets ou par les découpures des chausses tailladées.

Les Espagnols d’en bas l’aperçoivent et lui tirent une douzaine de coups d’arquebuse.

— Très bien, cela ! tirez encore, braves Hidalgos ! crie Cassagnol, réveillez les gens de la Narbonnaise !…

Aux arquebusades espagnoles, des coups d’arquebuse répondent du rempart à gauche et à droite. Le poste de la tour de Vade, tout près, a pris les armes. De la Porte Narbonnaise on répond aussi. Carcassonne se réveille, Carcassonne est sauvée !

— Oye ! Aïe ! fait Cassagnol, ce que ça brûle, les caresses de ces satanées mouches ! Aïe ! Oye ! Oye !

Boum ! Boum ! deux coups de canon maintenant. C’est de la barbacane, à l’avancée de la Narbonnaise. Le roi François lors de sa visite y a fait placer deux canons. Ce sont eux qui parlent avec une très belle voix.