Le Tueur de daims/Chapitre IV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 47-62).

CHAPITRE IV.


Ce timide faon ne tressaille pas de crainte quand j’arrive doucement dans le bosquet qu’il préfère ; — cette jeune violette de mai m’est bien chère ; — et je visite ce petit ruisseau silencieux pour contempler l’aimable fleur qui croît sur ses bords.
Bryant.

L’arche, comme on appelait généralement l’habitation flottante de Hutter, était d’une construction fort simple. Une espèce de grand bateau plat, ou de scow, comme on l’appelle en Amérique, en composait la partie qui flottait sur l’eau, et au centre on avait construit un rouf peu élevé, occupant toute la largeur du bateau et environ les deux tiers de sa longueur, et ressemblant au château par le mode de sa construction, quoique les bois en fussent très-légers et n’eussent que l’épaisseur strictement nécessaire pour les rendre à l’épreuve des balles. Comme les côtés du scow s’élevaient un peu plus haut que de coutume, et que la cabine n’avait que la hauteur nécessaire pour qu’on y fût à l’aise, cette addition inusitée n’avait rien de gauche ni de très-remarquable. Dans le fait, ce n’était guère qu’un coche d’eau moderne, mais plus large, plus grossièrement construit, et montrant par le toit couvert en écorces de la cabine que c’était une production des forêts. Le scow avait pourtant été assemblé avec intelligence ; car il était léger comparativement à sa force, et assez facile à gouverner. La cabine était divisée en deux pièces : l’une servait de salle à manger et était la chambre à coucher du père ; l’autre était destinée à ses deux filles. Un très-simple arrangement suffisait pour la cuisine, car elle était en plein air à une des extrémités du scow, l’arche n’étant qu’une habitation d’été.

Il est aisé de comprendre pourquoi Hurry avait dit que cette rivière était une embuscade. En plusieurs parties du lac et de la rivière, les buissons et les arbrisseaux courbaient leurs branches au-dessus de l’eau, à laquelle elles touchaient même quelquefois. En certains endroits ces branches s’avançaient en ligne presque horizontale jusqu’à une distance d’une vingtaine de pieds. L’eau étant uniformément profonde près des rives élevées, comme l’étaient celles de la rivière, ainsi que nous l’avons déjà dit, Hutter n’avait trouvé aucune difficulté à faire entrer l’arche sous un de ces abris naturels, et il y avait jeté l’ancre, dans la vue de cacher sa position, pensant que le soin de sa sûreté exigeait cette précaution. Une fois sous les arbres et les buissons, quelques grosses pierres attachées au bout des branches les avaient fait se courber jusque dans l’eau ; et quelques branches coupées et placées convenablement avaient fait le reste. Le lecteur a vu que cet abri était si complet, qu’il avait trompé deux hommes accoutumés aux bois, et qui cherchaient même ceux qui étaient ainsi cachés, ce que comprendront aisément ceux qui connaissent la végétation vigoureuse d’une forêt vierge en Amérique, et surtout dans un sol riche.

La découverte de l’arche produisit des effets tout différents sur nos deux voyageurs. Dès qu’on eut pu faire entrer la pirogue sous l’abri, Hurry sauta à bord, et au bout d’une minute il était en conversation animée avec Judith, attaquant et se défendant avec gaieté, et semblant oublier l’existence du reste du monde. Il n’en était pas de même de Deerslayer. Il avança sur l’arche d’un pas lent et circonspect, et examina, en curieux et en amateur, les moyens qu’on avait pris pour la mettre à l’abri de tous les regards. Il est vrai que la beauté singulière et brillante de Judith lui extorqua un coup d’œil d’admiration ; mais cela ne l’empêcha qu’un instant de se livrer à l’intérêt que lui inspirait la demeure étrange de Hutter. Il en étudia la construction dans toutes ses parties, en calcula la force, la solidité et les moyens de défense, et fit toutes les questions qui pouvaient s’offrir à l’esprit d’un homme dont toutes les pensées roulaient sur de pareils expédients. L’arrangement des branches ne lui échappa même pas : il le considéra dans tous ses détails, et fit quelques commentaires qui tendaient à le louer. Les usages des frontières permettant cette liberté, il traversa la première chambre, comme il l’avait fait au château, ouvrit une porte qui donnait entrée dans la seconde, et il y trouva Hetty travaillant à quelque ouvrage d’aiguille.

Comme il avait alors terminé son examen, il appuya sur le plancher la crosse de sa carabine, et plaçant ses deux mains sur la bouche du canon, il la regarda avec un intérêt que la beauté supérieure de sa sœur n’avait pu lui inspirer. Les remarques de Hurry lui avaient appris qu’on trouvait dans Hetty moins d’intelligence qu’il n’en est ordinairement accordé à tous les êtres humains, et l’éducation qu’il avait reçue chez les Indiens l’avait habitué à traiter avec une bonté particulière ceux que la Providence avait affligés ainsi. Comme cela arrive assez souvent, on ne remarquait dans l’extérieur de cette jeune fille rien qui pût affaiblir l’intérêt que sa situation éveillait. On n’aurait pu avec justice l’appeler une idiote, car son esprit n’était faible que parce qu’il ne pouvait s’élever aux traits les plus artificiels de notre nature, tandis qu’il conservait son ingénuité et son amour pour la vérité. Le peu de personnes qui l’avaient vue et qui étaient en état de la juger avaient souvent remarqué que le sentiment intime de ce qui est bien était en elle un instinct, et que son aversion pour tout ce qui est mal était un trait si caractéristique de son esprit, qu’elle était comme entourée d’une atmosphère de pure innocence : ce qui n’est pas sans exemple dans les personnes qu’on appelle faibles d’esprit, comme si Dieu avait défendu aux malins esprits d’approcher d’êtres si dépourvus de défense, dans ce dessein bienveillant de prendre sous sa protection spéciale ceux qui sont privés du secours généralement accordé à l’humanité. Ses traits étaient agréables, et offraient une forte ressemblance avec ceux de sa sœur, dont ils étaient une humble copie. Si elle n’avait pas l’éclat de Judith, l’expression calme, tranquille et presque sainte de sa douce physionomie manquait rarement de gagner le cœur de ceux qui l’observaient, et peu l’observaient longtemps sans commencer à prendre à elle un intérêt profond et durable. Ses joues avaient peu de couleur, et son esprit simple ne lui présentait jamais des images qui pussent y en appeler davantage ; car elle avait une pudeur naturelle qui l’élevait presque à la dignité confiante d’un être supérieur aux faiblesses humaines. La nature et sa manière de vivre avaient fait d’elle une créature innocente, sans détours et sans méfiance, et la Providence l’avait entourée d’une auréole de lumière morale, pour écarter d’elle jusqu’à l’apparence du mal.

— Vous êtes Hetty Hutter, dit Deerslayer de la manière dont on se parle quelquefois à soi-même sans y penser, et avec un ton de bonté qui était particulièrement fait pour gagner la confiance de celle à qui il s’adressait. Hurry Harry m’a parlé de vous, et je sais que vous devez être Hetty.

— Oui, je suis Hetty Hutter, répondit la jeune fille d’une voix douce que la nature, aidée de quelque éducation, avait préservée de tout accent désagréable ou vulgaire, sœur de Judith et fille cadette de Thomas Hutter.

— En ce cas, je connais votre histoire, car Hurry Harry parle beaucoup, et il ne se gêne pas pour parler des affaires des autres quand il en trouve l’occasion. — Vous passez la plus grande partie de votre vie sur le lac ?

— Certainement. Ma mère est morte, mon père s’occupe de ses trappes, et Judith et moi nous restons à la maison. — Quel est votre nom ?

— Il est plus facile de faire cette question que d’y répondre, Hetty ; car, tout jeune que je suis, j’ai déjà porté plus de noms que quelques-uns des plus grands chefs de toute l’Amérique.

— Mais vous avez un nom ? — Vous ne quittez pas un nom avant d’en avoir gagné honnêtement un autre ?

— J’espère que non, jeune fille, j’espère que non. Mes noms me sont venus naturellement, et je suppose que celui que je porte aujourd’hui ne sera pas de longue durée, car il est rare que les Delawares tombent sur le nom qui convient réellement à un homme, avant qu’il ait eu occasion de montrer ce qu’il est, soit dans le conseil, soit sur le sentier de la guerre. Or, cela ne m’est pas encore arrivé ; d’abord, parce que, n’étant pas né Peau Rouge, je n’ai pas le droit de siéger dans leurs conseils, et que je suis placé trop bas pour que les grands de ma propre couleur me demandent mon opinion, et ensuite parce que cette guerre est la première qui ait eu lieu de mon temps, et qu’aucun ennemi ne s’est encore assez avancé dans cette colonie pour qu’un bras, même plus long que le mien, puisse l’atteindre.

— Dites-moi vos noms, répéta Hetty le regardant d’un air ingénu, et peut-être vous dirai-je ce que vous êtes.

— Il y a en cela quelque vérité, je ne le nierai pas, quoique cela manque souvent. Les hommes se trompent en appréciant le caractère des autres, et ils leur donnent fréquemment des noms qu’ils ne méritent pas. Vous pouvez en voir la preuve dans les noms des Mingos, qui, dans leur langue, signifient la même chose que ceux des Delawares dans la leur, à ce qu’on m’a dit du moins, car je ne connais guère cette tribu que par ouï-dire. Or, personne ne peut dire que ce soit une nation aussi juste et aussi honnête que les Delawares. Je n’accorde donc pas une grande confiance aux noms.

— Dites-moi tous vos noms, s’écria encore la jeune fille avec chaleur, car elle attachait de l’importance à un nom. Je veux savoir que penser de vous.

— Eh bien, très-volontiers, je vous les dirai tous. D’abord je suis chrétien et blanc comme vous, et mon père avait un nom qu’il tenait du sien en guise d’héritage, et qu’il me transmit tout naturellement à son tour. Ce nom était Bumppo, et l’on y ajouta Nathaniel en me baptisant, nom que bien des gens jugèrent à propos de changer en Natty, pour l’abréger.

— Oui, oui, Natty et Hetty, s’écria la jeune fille levant les yeux de dessus son ouvrage pour le regarder en souriant. Vous êtes Natty, et je suis Hetty, quoique vous soyez Bumppo et que je sois Hutter. — Ne trouvez-vous pas Hutter un plus joli nom que Bumppo ?

— C’est suivant les goûts. Bumppo n’a pas un son bien relevé, j’en conviens ; cependant mon père et mon grand-père s’en sont contentés toute leur vie. Mais je ne le portai pas bien longtemps, car les Delawares découvrirent, ou crurent avoir découvert que je n’étais pas porté au mensonge, et ils m’appelèrent d’abord Straight-Tongue[1].

— C’est un bon nom, s’écria Hetty vivement et d’un ton positif. Ne me dites plus qu’il n’y a pas de vertu dans un nom.

— Je ne dis pas tout à fait cela, et peut-être méritai-je d’être ainsi nommé, car le mensonge ne me plaît pas autant qu’à bien des gens. Au bout d’un certain temps, ils trouvèrent que j’avais le pied agile, et ils me nommèrent Pigeon, parce que cet oiseau a de bonnes ailes et vole en ligne directe.

— C’était un joli nom, dit Hetty ; le pigeon est un joli oiseau.

— La plupart des choses que Dieu a faites sont jolies à leur manière, ma bonne fille ; mais l’homme, en y touchant, en change l’aspect et même la nature. — Eh bien, après avoir porté des messages et suivi des pistes, j’en vins enfin à suivre les chasseurs ; et comme on s’aperçut que je découvrais le gibier plus vite et plus sûrement que la plupart des jeunes gens de mon âge, on me nomma Lapear[2], parce que j’avais, disaient-ils, la sagacité d’un chien de chasse.

— Ce nom n’était pas si joli, et j’espère que vous ne l’avez pas gardé longtemps.

— Non, répondit le jeune chasseur, quelque fierté perçant à travers son air tranquille et sans prétention ; car quand je fus assez riche pour acheter une carabine, et qu’on vit que je pouvais fournir à un wigwam autant de venaison qu’il en avait besoin, on me nomma Deerslayer[3], et c’est le nom que je porte à présent, quelque insignifiant qu’il puisse paraître à ceux qui attachent plus de valeur à la chevelure d’un de leurs semblables qu’aux bois d’un daim.

— Je ne suis pas de ce nombre, Deerslayer, dit Hetty avec simplicité. Judith aime les soldats, les beaux uniformes et les beaux panaches ; mais tout cela n’est rien pour moi. Elle dit que les officiers sont de grands hommes, qu’ils sont élégants, qu’ils tiennent de beaux discours ; moi je frissonne en les voyant, car leur métier est de tuer leurs semblables. Le vôtre me plaît davantage, et votre dernier nom est très-bon, il vaut mieux que Natty Bumppo.

— Cela est naturel dans une jeune fille qui a votre tournure d’esprit, Hetty, et je m’y attendais. On m’a dit que votre sœur est d’une beauté rare, et la beauté aime à être admirée.

— N’avez-vous jamais vu Judith ? s’écria Hetty avec vivacité. Si vous ne l’avez pas encore vue, allez la voir bien vite. Hurry Harry lui-même n’est pas plus agréable à voir, quoiqu’elle ne soit qu’une femme et qu’il soit homme.

Deerslayer la regarda un instant avec un intérêt pénible. Les joues pâles de la jeune fille s’étaient un peu animées, et son œil, ordinairement si doux et si serein, brillait, tandis qu’elle parlait, de manière à trahir ses sentiments secrets.

— Hurry Harry ; murmura-t-il en retournant vers la première chambre, voilà ce que c’est que d’avoir bonne mine, si une langue bien pendue ne s’en est pas mêlée. Il est aisé de voir de quel côté penchent les sentiments de cette pauvre créature, quels que puissent être ceux de votre Judith.

Mais la galanterie de Hurry, la coquetterie de sa maîtresse, les réflexions de Deerslayer et la douce émotion de Hetty, furent interrompues par l’apparition subite du propriétaire de l’arche dans l’étroite ouverture qui avait été conservée pour entrer dans les buissons, et qui était pour la position de ce bateau ce qu’un fossé est pour une place-forte. Il paraît que Thomas Hutter, Tom Flottant, comme le nommaient familièrement les chasseurs qui connaissaient ses habitudes, avait reconnu la pirogue de Hurry, car il ne montra aucune surprise en le trouvant sur le scow. Au contraire, l’accueil qu’il lui fit annonçait un plaisir mêlé de quelque mécontentement de ne pas l’avoir vu quelques jours plus tôt.

— Je vous attendais la semaine dernière, dit-il d’un ton moitié grondeur, moitié satisfait, et j’ai été désappointé par votre absence. Un courrier a passé par ici pour avertir les trappeurs et les chasseurs qu’il y a une nouvelle guerre entre la colonie et le Canada, et je me suis trouvé bien esseulé dans ces montagnes, ayant à veiller à la sûreté de trois chevelures, et n’ayant qu’une paire de bras pour les protéger.

— Cela était dans la raison, répondit March, c’était penser comme un père ; et si j’avais en deux filles comme Judith et Hetty, j’aurais sans doute pensé de même, quoique, en général, j’aime autant avoir mon plus proche voisin à cinquante milles de moi que tout à côté.

— Quoi qu’il en soit, il paraît que vous ne vous êtes pas soucié de venir seul dans le désert, à présent que vous savez que les sauvages du Canada commencent à se remuer, répliqua Hutter jetant un coup d’œil de méfiance et de curiosité sur Deerslayer.

— Et pourquoi non, Tom ? On dit qu’un mauvais compagnon fait paraître le chemin plus court en voyage, et je regarde ce jeune homme comme en étant un assez bon. C’est Deerslayer, chasseur bien connu parmi les Delawares, né chrétien, et ayant reçu une éducation chrétienne comme vous et moi. Je ne dis point qu’il soit parfait, mais il y en a de pires dans le pays d’où il vient, et il est probable qu’il en trouvera qui ne valent pas mieux dans cette partie du pays. Si nous avons besoin de défendre nos trappes et notre territoire, il nous sera très-utile pour nous fournir des vivres, car on sait qu’il ne manque jamais un daim.

— Vous êtes le bienvenu, jeune homme, grommela Tom en offrant à Deerslayer une main dure et osseuse, comme un gage de sa sincérité ; dans un temps comme celui-ci, tout visage blanc est celui d’un ami, et je compte trouver en vous un appui. Les enfants rendent quelquefois faible le cœur le plus ferme, et nos deux filles me donnent plus d’inquiétudes que toutes mes trappes et mes peaux, et tous mes droits dans ce pays.

— Cela est naturel, dit Hurry. Oui, Deerslayer, ni vous ni moi nous ne le savons encore par expérience ; mais, au total, je crois que cela est naturel. Si nous avions des filles, il est plus que probable que nous penserions de même, et j’honore l’homme qui ne craint pas de l’avouer. Eh bien ! vieux Tom, je m’enrôle sur-le-champ comme défenseur de Judith, et voici Deerslayer qui vous aidera à défendre Hetty.

— Bien des remerciements, maître March, répondit la belle Judith d’une voix harmonieuse qui, comme celle de sa sœur, prouvait par ses intonations et par l’exactitude de sa prononciation, qu’elle avait été mieux élevée qu’on n’aurait pu s’y attendre, d’après l’apparence de son père et la vie qu’il menait ; bien des remerciements ; mais sachez que Judith Hutter a assez de courage et d’expérience pour compter sur elle-même plus que sur des rôdeurs de bonne mine comme vous. S’il devient nécessaire de faire face aux sauvages, allez à terre avec mon père, au lieu de vous enfermer dans des huttes, sous prétexte de défendre des femmes, et…

— Ma fille ! ma fille ! s’écria Hutter, laissez reposer une langue qui court trop vite, et écoutez la vérité. Il y a déjà des sauvages sur les bords du lac, et personne ne peut dire à quelle distance ils sont de nous en ce moment, ni quand nous en entendrons parler.

— Si cela est vrai, maître Hutter, dit Hurry, dont le changement de physionomie annonça qu’il regardait cette information comme une chose très-sérieuse, quoiqu’il n’eût pas un air d’alarme indigne d’un homme ; si cela est vrai, votre arche est dans une très-malheureuse position ; car, quoique la manière dont elle est cachée ait pu tromper Deerslayer et moi-même, elle n’échapperait pas aux yeux d’un Indien qui serait à la chasse de chevelures.

— Je pense comme vous, Hurry ; et je voudrais de tout mon cœur que nous fussions partout ailleurs que sur cette rivière étroite et tortueuse, qui offre quelques avantages pour s’y cacher, mais qui pourrait nous devenir fatale si nous étions découverts. D’ailleurs les sauvages sont près de nous, et la difficulté est de sortir de la rivière sans qu’ils tirent sur nous comme sur des daims qui sont à se désaltérer.

— Êtes-vous bien certain, maître Hutter, que les Peaux Rouges que vous craignez soient de véritables Canadiens ? demanda Deerslayer d’un ton modeste, mais sérieux. En avez-vous vu quelques-uns, et pouvez-vous me dire comment leur corps est peint ?

— J’ai trouvé des preuves qu’ils sont dans le voisinage, mais je n’en ai vu aucun. Je descendais la rivière à environ un mille d’ici, examinant mes trappes, quand j’aperçus une piste qui traversait le coin d’un marécage, et qui allait vers le nord. Elle était toute fraîche, et je reconnus que c’était la piste d’un Indien, à la dimension du pied et au gros orteil tourné en dedans, avant même d’avoir trouvé un vieux moccasin qu’on avait laissé comme hors de service. Je reconnus même l’endroit où l’homme s’était arrêté pour s’en faire un autre, et ce n’était qu’à quelques toises de l’endroit où il avait laissé celui qui était usé.

— Cela n’a pas l’air d’une Peau Rouge étant sur le sentier de guerre, dit Deerslayer en secouant la tête ; du moins un guerrier expérimenté aurait brûlé, ou enterré, ou jeté dans la rivière ce signe de son passage, et votre piste est probablement une piste pacifique. Je suis venu ici pour avoir une entrevue avec un jeune chef indien, et sa route serait à peu près dans la direction que vous avez indiquée. Il est très-possible que ce soit sa piste.

— Hurry Harry, j’espère que vous connaissez bien ce jeune homme qui a des rendez-vous avec des sauvages dans une partie du pays où il n’était jamais venu ? demanda Hutter d’un ton qui indiquait suffisamment le motif de cette question, car la délicatesse empêche rarement les habitants des frontières de dire tout ce qu’ils pensent. — La trahison est une vertu chez les Indiens, et les blancs qui vivent longtemps avec eux apprennent bientôt leurs pratiques.

— Vrai, — vrai comme l’Évangile, Tom ; mais cela ne peut s’appliquer à Deerslayer, qui est un jeune homme franc, quand il n’aurait que cette recommandation. Je réponds de son honnêteté. — Quant à son courage dans un combat, c’est autre chose.

— Je voudrais savoir ce qu’il vient faire dans ces environs.

— Cela sera bientôt dit, maître Hutter, répondit le jeune chasseur avec le calme d’un homme à qui sa conscience ne reproche rien. Le père de deux filles comme les vôtres, qui occupe un lac, à sa manière, a le même droit de demander à un étranger quelle affaire il a dans son voisinage, que la colonie de s’informer pour quelle raison les Français ont plus de régiments que de coutume sur la ligne de la frontière. Non, non ; je ne vous refuse pas le droit de demander à un étranger pourquoi il entre dans votre habitation dans des circonstances si sérieuses.

— Si telle est votre façon de penser, l’ami, contez-moi votre histoire sans plus de préambule.

— Cela sera bientôt fait, comme je vous l’ai déjà dit, et je ne vous dirai que la vérité. Je suis jeune, et je n’ai pas encore fait mon premier pas sur le sentier de guerre ; mais dès que les Delawares apprirent qu’on allait envoyer la hache dans leur tribu, ils me chargèrent d’aller parmi les hommes de ma couleur pour connaître l’état exact des choses. Je fis ce message, et après avoir débité ma harangue aux chefs blancs, je rencontrai à mon retour, sur les bords du Schoharie, un officier du roi qui avait de l’argent à envoyer à quelques tribus alliées qui demeurent plus loin à l’ouest. On pensa que c’était une bonne occasion pour Chingachgook, jeune chef qui n’a pas encore mesuré ses forces avec un ennemi, et pour moi, d’entrer ensemble sur le sentier de guerre, et un vieux Delaware nous conseilla de prendre pour rendez-vous un rocher qui est à l’extrémité de ce lac. Je ne nierai pas que Chingachgook n’ait eu un autre objet en vue, mais cela ne concerne aucun de ceux qui sont ici ; et comme c’est son secret et non le mien, je n’en dirai pas davantage.

— Il s’agit de quelque jeune femme, s’écria Judith en riant, et non sans rougir un peu de la précipitation avec laquelle elle avait attribué un pareil motif au jeune chef indien ; s’il n’est question ni de guerre ni de chasse, il faut bien que ce soit l’amour.

— Oui, oui, quand on est jeune et belle, et qu’on entend si souvent parler de ce sentiment, il est bien aisé de supposer qu’il cause la plupart des actions des hommes ; mais sur ce sujet, je ne dis ni oui ni non. Chingachgook et moi, nous devons nous trouver près du rocher demain soir, une heure avant le coucher du soleil, après quoi nous ferons chemin ensemble sans molester personne que les ennemis du roi, qui sont légalement les nôtres. Connaissant depuis longtemps Hurry, qui a bien des fois dressé ses trappes sur le territoire des Delawares, et l’ayant rencontré sur les bords du Schoharie, comme il allait partir pour son excursion d’été, nous résolûmes de faire route ensemble, non pas tant par crainte des Mingos que pour nous tenir compagnie l’un à l’autre, et faire paraître le chemin plus court, comme il vous l’a dit lui-même.

— Et vous croyez que la piste que j’ai vue peut être celle de votre ami, qui serait arrivé avant le temps convenu ?

— C’est mon idée. Elle peut être fausse, mais elle peut être vraie. Quoi qu’il en soit, si je voyais le moccasin que vous avez trouvé, je pourrais dire en une minute si c’est celui d’un Delaware ou non.

— Eh bien, le voici, s’écria Judith qui avait déjà été le chercher dans la pirogue : dites-nous s’il se déclare ami ou ennemi. Vous avez l’air honnête, et je crois tout ce que vous dites, quoi que mon père puisse en penser.

— Voilà comme vous êtes toujours, Judith : vous croyez sans cesse trouver des amis, quand je crains de rencontrer des ennemis. — Eh bien, jeune homme, parlez ; dites-nous ce que vous pensez de ce moccasin.

— Il n’est pas fait à la manière des Delawares, répondit Deerslayer en examinant d’un œil attentif cette chaussure usée et rejetée. Je suis trop jeune sur le sentier de guerre pour parler positivement ; mais je pense que ce moccasin doit venir du côté du nord, d’au-delà des grands lacs.

— En ce cas, nous ne devons pas rester ici une minute de plus qu’il n’est nécessaire, dit Hutter en regardant à travers les branches qui cachaient son arche, comme s’il eût déjà craint d’apercevoir un ennemi sur la rive opposée de la rivière. — Il ne nous reste guère qu’une heure de jour, et il nous serait impossible de partir dans l’obscurité sans faire un bruit qui nous trahirait. Avez-vous entendu l’écho d’un coup de feu dans les montagnes, il y a environ une demi-heure ?

— Oui, oui, et le coup aussi, répondit Hurry ; qui sentit alors l’indiscrétion qu’il avait commise, car c’est moi-même qui l’ai tiré.

— Je craignais qu’il ne l’eût été par les Indiens alliés aux Français ; mais il peut leur donner l’éveil et leur fournir le moyen de nous découvrir. Vous avez eu tort de faire feu, en temps de guerre, sans nécessité pressante.

— C’est ce que je commence à croire moi-même, oncle Tom ; et cependant, si l’on ne peut se hasarder à tirer un coup de fusil dans une solitude de mille milles carrés, quel besoin a-t-on d’en porter un ?

Hutter eut alors une longue consultation avec ses deux hôtes, et il leur fit bien comprendre dans quelle situation il était. Il leur fit sentir la difficulté qu’ils trouveraient à faire remonter à l’arche une rivière si rapide et si étroite pendant l’obscurité, sans faire un bruit qui ne pouvait manquer d’être entendu par des oreilles indiennes. Tous les rôdeurs qui pourraient se trouver dans leur voisinage se tiendraient près de la rivière et du lac ; mais les bords de la rivière étaient si marécageux en beaucoup d’endroits, elle faisait un si grand nombre de coudes, et les rives en étaient tellement couvertes de buissons épais, qu’il était facile de la remonter pendant le jour sans faire de bruit, et sans courir un bien grand danger d’être vu. L’oreille était même encore plus à craindre que les yeux, tant qu’ils seraient sur une rivière étroite, bordée d’arbres et de buissons dont les branches formaient un dais sur leur tête, ou se courbaient jusque dans l’eau.

— Je n’entre jamais derrière cet abri, qui est commode pour mes trappes, et qui est plus que le lac à l’abri des yeux curieux, sans me ménager les moyens d’en sortir, continua cet être singulier. — Il est plus facile de tirer que de pousser. Mon ancre est en ce moment mouillée dans le lac, au-dessus de l’endroit où le courant commence à se faire sentir ; une corde y est attachée ; vous la voyez là ; et il n’y a qu’à la tirer pour y arriver. Sans quelque aide semblable, une paire de bras aurait fort à faire pour faire remonter la rivière à un scow comme celui-ci. J’ai aussi une sorte de chèvre qui aide à tirer la corde dans l’occasion. Judith sait gouverner le scow sur l’arrière aussi bien que moi, et quand nous n’avons pas d’ennemis à craindre, nous n’avons pas de peine à remonter la rivière.

— Mais que gagnerons-nous à changer de position, maître Hutter ? demanda Deerslayer d’un air très-sérieux. Nous sommes en sûreté derrière cet abri, et, de l’intérieur de la cabine, on peut faire une vigoureuse défense. Je ne connais les combats que sous la forme de tradition ; mais il me semble qu’avec de pareilles palissades devant nous, nous pouvons mettre en fuite une vingtaine de Mingos.

— Oui, oui, vous ne connaissez les combats que sous la forme de tradition ; cela est assez évident, jeune homme. Aviez-vous jamais vu une nappe d’eau aussi grande que celle qui est là-bas, avant de l’avoir traversée avec Hurry ?

— Non, jamais. La jeunesse est le temps d’apprendre, et je suis loin de vouloir élever la voix dans le conseil avant que l’expérience m’y autorise.

— Eh bien ! je vais vous apprendre le désavantage de combattre dans cette position, et l’avantage de gagner le lac. Ici, voyez-vous, les sauvages sauront sur quel point ils doivent diriger leurs balles, et ce serait trop espérer que de croire que pas une ne pénétrera à travers les joints et les crevasses de nos palissades. Nous autres, au contraire, nous n’aurons d’autre point de mire que les arbres de la forêt. — D’une autre part, nous ne sommes pas à l’abri du feu ici, car il n’y a rien de plus combustible que les écorces qui couvrent ce toit. Ensuite, les sauvages pourraient entrer dans le château en mon absence, le piller, le dévaster et le détruire. Une fois sur le lac, les ennemis ne peuvent nous attaquer que sur des pirogues ou des radeaux, et alors notre chance est égale à la leur, et l’arche peut protéger le château. Comprenez-vous ce raisonnement, jeune homme ?

— Il sonne bien, il sonne raisonnablement, et je ne trouve rien à y redire.

— Eh bien ! vieux Tom, s’écria Hurry, s’il faut changer de place, plus tôt nous commencerons, plus tôt nous saurons si nous aurons ou non nos chevelures pour bonnets de nuit.

Comme cette proposition se démontrait d’elle-même, personne n’en contesta la justesse. Les trois hommes, après une courte explication préliminaire, s’occupèrent sérieusement de leurs préparatifs de départ. Les légères amarres qui retenaient le pesant bateau furent bientôt détachées, et en halant la corde, il se dégagea peu à peu des buissons qui le couvraient. Dès qu’il ne fut plus encombré par les branches, il entra dans le courant, dont la force l’emporta vers la rive occidentale. Pas une âme à bord n’entendit sans un sentiment d’inquiétude le bruit que firent les branches quand la cabine vint en contact avec les buissons et les arbres qui bordaient cette rive, car personne ne savait à quel instant et en quel endroit un ennemi caché et cruel pouvait se montrer. Peut-être le peu de lumière pénétrant encore à travers le dais de feuillage qui les couvrait, ou descendant par l’ouverture étroite et semblable à un ruban qui semblait marquer dans l’air le cours de la rivière qui coulait en dessous, contribuait-il à augmenter l’apparence du danger ; car il suffisait à peine pour rendre les objets visibles, sans donner à leurs contours leurs formes exactes. Quoique le soleil ne fût pas encore couché, ses rayons ne tombaient plus que diagonalement sur la vallée, et les teintes du soir commençaient à atteindre les objets qui étaient découverts, et rendaient encore plus sombres ceux qui étaient sous l’ombre de la forêt.

Le mouvement de l’arche n’occasionna pourtant aucune interruption, et tandis que les hommes continuaient à haler la corde, l’arche avançait constamment, la grande largeur du scow empêchant qu’il tirât trop d’eau et qu’il offrît beaucoup de résistance à la marche rapide de l’élément sur lequel il flottait. Hutter avait aussi adopté une précaution, suggérée par son expérience, qui aurait fait honneur à un marin, et qui prévint complètement les embarras et les obstacles qu’ils auraient rencontrés sans cela dans les coudes fréquents que faisait la rivière. Tandis que l’arche la descendait, de lourdes pierres attachées à la corde avaient été jetées au centre du courant, formant en quelque sorte des ancres locales, dont aucune ne pouvait draguer, grâce à l’aide que lui prêtaient celles qui étaient en avant, jusqu’à ce qu’on eût atteint la première de toutes, qui tirait sa résistance de l’ancre ou du grappin qui était dans le lac. Par suite de cet expédient, l’arche évita les branches et les broussailles qui couvraient le rivage, et avec lesquelles elle serait nécessairement venue en contact à chaque coude de la rivière, ce qui aurait été une source féconde d’embarras, que Hutter, seul, aurait trouvé fort difficile de surmonter.

À l’aide de cette précaution, et stimulés par la crainte d’être découverts, Tom Flottant et ses deux vigoureux compagnons firent avancer l’arche avec autant de rapidité que le permettait la force de la corde. À chaque coude que faisait la rivière, ils détachaient une des grosses pierres dont nous venons de parler, et le scow se dirigeait sur-le-champ vers celle qui la précédait. De cette manière, et ayant, comme l’aurait dit un marin, sa route marquée par des bouées, Hutter continua à avancer, pressant de temps en temps ses compagnons, à voix basse et retenue, de redoubler d’efforts, et quelquefois aussi, quand l’occasion l’exigeait, en certains moments, les exhortant à ne pas en faire qui pussent les mettre en danger par un excès de zèle. Quoique habitués aux bois depuis longtemps, la nature sombre de la rivière, ombragée partout par les arbres, ajoutait à l’inquiétude que chacun d’eux éprouvait ; et quand l’arche arriva au dernier coude du Susquehannah, et que leurs yeux entrevirent la vaste étendue du lac, ils éprouvèrent un soulagement qu’aucun d’eux n’aurait peut-être voulu avouer. Là, ils levèrent du fond de l’eau la dernière pierre, et la corde les conduisit directement vers le grappin, qui, comme Hutter l’avait expliqué à ses compagnons, avait été jeté hors de l’influence du courant.

— Grâce à Dieu, s’écria Hurry, nous verrons clair là, et nous aurons bientôt la chance de voir nos ennemis, si nous devons les sentir.

— C’est plus que personne ne saurait dire, grommela Hutter ; il n’y a pas d’endroit si propre à cacher une embuscade que les bords de la rivière à l’instant où elle sort du lac ; et le moment où nous quitterons les arbres pour entrer en pleine eau sera le plus dangereux, parce que l’ennemi sera à couvert, et que rien ne nous couvrira plus. — Judith, Hetty, laissez les rames avoir soin d’elles-mêmes ; rentrez dans la cabine, et ayez soin de ne pas vous montrer à une fenêtre, car ce ne sont pas des compliments que vous devez attendre de ceux qui vous verraient. — Et maintenant, Hurry, nous entrerons nous-mêmes dans cette première chambre, et nous halerons par la porte : de cette manière nous serons tous à l’abri d’une surprise, du moins. — Ami Deerslayer, comme le courant est moins fort, et que la corde est aussi tendue que la prudence le permet, allez de fenêtre en fenêtre, et ne laissez pas voir votre tête, si vous faites cas de la vie : personne ne sait ni où ni quand nous entendrons parler de nos voisins.

Deerslayer lui obéit en éprouvant une sensation qui n’avait rien de commun avec la crainte, mais qui avait tout l’intérêt actif d’une situation complètement nouvelle pour lui. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait dans le voisinage d’ennemis, ou du moins il avait tout lieu de le croire ; et cela avec toutes les circonstances excitantes des surprises et des artifices ordinaires aux Indiens. À l’instant où il se plaçait près d’une fenêtre, l’arche se trouvait précisément dans la partie la plus étroite du courant, point où l’eau du lac commençait à entrer dans ce qu’on pouvait appeler plus proprement la rivière. Les arbres qui croissaient sur les deux rives entrelaçaient leurs cimes, de sorte que le courant passait sous une arche de verdure, trait peut-être aussi particulier à ce pays qu’à la Suisse, où les rivières se précipitent littéralement du haut des glaciers.

L’arche allait passer le dernier coude du Susquehannah, quand Deerslayer, après avoir examiné tout ce qu’il pouvait voir de la rive orientale, traversa la cabine pour examiner par une fenêtre de l’autre côté la rive occidentale. Il était temps qu’il y arrivât, car il n’eut pas plus tôt appliqué un œil à une fente, qu’il vit un spectacle qui aurait pu alarmer une sentinelle si jeune et ayant encore si peu d’expérience. Un arbre s’avançait sur l’eau presque en forme de demi-cercle, s’étant incliné vers la lumière pendant sa première croissance, et ayant ensuite été courbé sous le poids des neiges, ce qui n’est pas rare dans les forêts de l’Amérique. Six Indiens se montraient déjà sur cet arbre, et d’autres se préparaient à les suivre dès que les premiers leur laisseraient de la place. Il était évident que leur but était d’y avancer assez loin pour se laisser couler sur le toit de la cabine quand l’arche passerait au-dessous. Cet exploit n’était pas très-difficile, l’inclinaison de l’arbre permettant d’y monter aisément, les branches offrant aux mains un bon appui, et la chute n’étant pas assez haute pour être dangereuse. Deerslayer aperçut ces Indiens à l’instant même où ils se montraient en montant sur la partie de l’arbre qui était voisine de la terre, ce qui était la partie la plus difficile de leur entreprise ; et la connaissance qu’il avait déjà des habitudes des Indiens lui apprit qu’ils avaient le corps peint en guerre, et qu’ils faisaient partie d’une tribu ennemie.

— Halez la corde, Hurry ! s’écria-t-il, halez, il y va de la vie. Halez ! halez ! si vous aimez Judith Hutter !

Cet appel était fait à un homme qui avait la force d’un géant, et le ton en était si pressant et si solennel, que Hutter et March sentirent qu’il n’était pas fait sans raison. Ils halèrent tous deux la corde de toutes leurs forces, et passèrent sous l’arbre avec la même rapidité que s’ils eussent connu le danger qui les menaçait. S’apercevant qu’ils étaient découverts, les Indiens poussèrent leur horrible cri de guerre, et continuant à monter sur l’arbre, tous les six sautèrent tour à tour, espérant tomber sur leur prise supposée ; mais ils tombèrent tous dans l’eau à plus ou moins de distance de l’arche, suivant qu’ils étaient arrivés plus ou moins vite à l’endroit d’où il fallait sauter. Le chef seul, qui marchait à leur tête, et qui avait pu arriver assez à temps pour sauter avec plus de succès, tomba juste sur le bord de l’arrière. Mais il tomba de plus haut qu’il ne l’avait calculé, et il resta un instant étourdi de sa chute. Judith se précipita aussitôt hors de la cabine ; courant à lui, les joues enflammées par l’idée de sa hardiesse, et réunissant toutes ses forces, elle le fit rouler dans la rivière avant qu’il lui eût été possible de se relever. Après ce trait d’héroïsme, elle redevint une femme. Elle regarda par-dessous la poupe, pour voir ce qu’était devenu le sauvage. — Ses joues rougirent de sa témérité, moitié honte, moitié surprise ; enfin elle sourit avec son air ordinaire de douceur et de gaieté. Tout cela n’avait pas duré plus d’une minute, quand le bras de Deerslayer lui entoura la taille, et l’entraîna dans la cabine pour la mettre à l’abri du danger. Cette retraite ne fut pas effectuée trop tôt. À peine étaient-ils tous-deux en sûreté, que la forêt retentit de cris horribles, et que les balles commencèrent à frapper les troncs d’arbres équarris qui formaient les murailles de la cabine.

Pendant ce temps, l’arche continuait sa course rapide, et était déjà alors hors de tout danger de poursuite. Enfin les sauvages, leur premier accès de fureur s’étant calmé, cessèrent de faire feu, reconnaissant que c’était perdre leurs munitions sans utilité. Dès qu’on fut arrivé au grappin, Hutter le fit déraper, de manière à ne pas empêcher la marche du scow ; et étant alors hors de l’influence du courant, il continua à avancer jusqu’à ce qu’il fût en plein lac, quoique encore assez près de la terre pour pouvoir être atteint d’une balle si l’on s’y exposait. Hutter et March prirent donc leurs rames, et, couverts par la cabine, ils eurent bientôt fait avancer l’arche assez loin du rivage pour ôter à leurs ennemis toute envie de faire de nouvelles tentatives pour leur nuire.


  1. Langue droite, c’est-à-dire vraie.
  2. Oreille pendante.
  3. Tueur de daims.