Le Vœu d’une morte/Chapitre 8

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G. Charpentier (p. 126-154).


VIII


Le lendemain, Daniel était installé chez M. Tellier. Il occupait, au quatrième étage, une chambre assez vaste, dont la fenêtre s’ouvrait dans un angle du corps de logis donnant sur la cour. Il devait travailler le matin, de huit heures à midi, dans le cabinet. Le travail se bornait à écrire quelques lettres et à écouter les harangues interminables du député, qui semblait vouloir expérimenter ses discours sur son secrétaire. Puis, l’après-midi, il s’occupait à mettre en ordre l’ouvrage dans lequel M. Tellier s’était noyé. La soirée lui appartenait.

Il avait témoigné le désir de manger dans sa chambre ; et, les premiers jours, les gens de l’hôtel ne s’aperçurent même pas de sa présence. Il se rendait au cabinet de travail, à pas légers, sans s’arrêter. Puis, il s’enfermait chez lui, on ne le voyait plus, on ne l’entendait plus.

Il sortit un soir pour aller serrer la main de Georges. Son ami le trouva fatigué et soucieux. Il ne parla pas de son existence présente il causa du passé avec fièvre. Georges comprit qu’il se réfugiait dans les souvenirs. Il lui offrit en hésitant de revenir loger avec lui et de reprendre l’œuvre commune. Mais Daniel refusa presque avec colère.

Pendant ces tristes premiers jours, il n’eut qu’une pensée : connaître le cœur de Jeanne, savoir ce qu’on avait fait de sa chère petite fille. On la lui rendait tout autre qu’il l’avait laissée et il se demandait quelle était cette grande demoiselle inconnue dont les lèvres souriaient si dédaigneusement.

Il établit une sorte d’enquête secrète. Il se tint aux aguets épiant les actions de Jeanne, commentant ses moindres gestes et ses moindres paroles. Il s’irritait de ne pouvoir vivre davantage dans son intimité. À peine la voyait-il traverser une pièce, à peine l’entendait-il rire, prononcer quelques mots rapides. Et il n’osait pénétrer dans sa vie. Elle lui paraissait inabordable, entourée d’une lueur aveuglante ; lorsqu’elle était devant lui, dans l’éclat de sa beauté et de sa jeunesse, il se sentait écrasé comme par la présence d’une divinité.

Chaque soir, vers quatre heures, lorsqu’il faisait beau, il se mettait à sa fenêtre. En bas, dans la cour, une voiture attendait Mme Tellier et Jeanne, pour les conduire au bois. Les deux femmes descendaient lentement le perron, traînant leurs longues jupes. Et Daniel ne voyait que la jeune fille.

Il étudiait ses moindres mouvements. Elle se laissait aller sur les coussins de la voiture avec une nonchalance qui lui déplaisait. Puis, ses toilettes le choquaient : il comprenait que c’étaient tous ces rubans et toutes ces dentelles qui l’intimidaient et le tenaient à distance.

La voiture partait, Jeanne s’abandonnait aux balancements légers des ressorts, et Daniel restait seul, au-dessus de la cour vide. Ce grand trou qui se creusait, lui paraissait alors noir et désolé. Il regardait tristement les murs blafards, et il songeait avec amertume aux beaux rêves qu’il avait faits jadis, en regardant les grands ormes de l’impasse Saint-Dominique-d’Enfer.

Il en vint à se dire que Jeanne était une mauvaise nature et que la pauvre morte avait eu raison de trembler. Il se disait cela par dépit, par colère de ne pouvoir comprendre ce qu’il voyait autour de lui.

La transition était trop brusque. Il avait vécu dans une austérité monacale, comme un bénédictin au fond de sa cellule, il ne connaissait de la vie que les rudesses et les misères. Ce grand savant naïf éprouvait une sainte crainte pour le luxe, et ne savait pas un mot du cœur de la femme.

Et, tout à coup, il se trouvait mis face à face avec la vie riche et oisive, il se donnait pour tâche de déchiffrer l’âme obscure d’une jeune fille. Si Jeanne était venue lui tendre amicalement la main comme Georges lui avait jadis tendu la sienne, il aurait trouvé cette action toute simple, car il n’avait point conscience des mœurs du monde. Il n’allait pas au-delà de ces chiffons qui l’effrayaient, et il prétendait que le cœur était gâté.

Maintenue au couvent jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Jeanne y avait conservé toute la puérilité de la première enfance. Son cœur et son intelligence s’étaient oubliés dans les bavardages de ses petites amies, et elle voyait de loin la vie comme une féerie éblouissante où elle devait entrer plus tard. Ses journées avaient été remplies par les mille niaiseries de l’éducation que nous donnons à nos filles. Elle était ainsi devenue une enfant nerveuse, une poupée que l’on dressait à l’élégance et à la distinction.

La pensée de sa mère était vague en elle. On ne lui en parlait jamais, et elle n’y songeait que lorsqu’elle voyait les mères des autres enfants venir au parloir. Elle sentait bien alors qu’il manquait quelque chose à son cœur, mais elle n’aurait pu dire quoi.

En grandissant, elle s’habitua à la solitude dans laquelle elle se trouvait. Son cœur s’était fermé. Elle devint indifférente, presque méchante. L’esprit lui poussait, un esprit moqueur et agressif, et elle se fit une réputation de raillerie terrible. Toutes les tendresses de sa nature aimante s’endormirent au fond de son être. Il eût suffi, peut-être, d’un baiser pour faire de cette railleuse une femme tendre et dévouée. Mais personne n’était là pour lui donner ce baiser.

Puis, elle sortit du couvent, elle entra à l’école déplorable de Mme Tellier. Il y avait alors deux êtres en elle : la jeune fille moqueuse, l’enfant dédaigneuse et révoltée, et la bonne âme qui s’ignorait elle-même, qui parfois se révélait dans un regard d’une tendresse profonde.

Elle se jeta avec passion dans le luxe. Elle y contenta toute sa fièvre de jeunesse, dont elle ne savait que faire. Ce fut un emportement, un assouvissement. À certaines heures, elle sentait le vide de la vie qu’elle menait avec sa tante ; mais elle se raillait alors elle-même, se prouvait que rien ne lui manquait, et s’accusait de souhaiter des choses qui n’existaient pas. L’affection n’avait, en effet, jamais existé pour elle.

Alors, elle s’abandonnait. Elle tâchait de se satisfaire par la vanité seule, elle tirait tout le bonheur possible du froissement des belles étoffes de l’admiration de la foule, du bien-être, de la richesse. Et elle croyait vivre.

L’aveugle Daniel ne pouvait pénétrer dans cette âme compliquée et il voyait bien les regards méprisants, mais il n’apercevait pas, tout au fond des yeux, une lueur tendre. Il entendait bien les paroles brèves et rieuses, mais il ne reconnaissait pas les pleurs cachés dans les éclats de joie.

Il décida donc que Jeanne était une méchante nature et il souffrit horriblement de cette belle découverte. Aussi résolut-il de ne point se faire connaître. Il voulait jouer le rôle d’un gardien invisible, et non celui d’un banal protecteur. D’ailleurs, il comprit que le caractère altier de Jeanne secouerait le joug, si léger qu’il fût. Puis, à vrai dire, s’il lui avait fallu confesser à la jeune fille qui il était et de quelle mission Mme de Rionne l’avait chargé, jamais il n’aurait trouvé l’audace ni les mots nécessaires.

Ce qui l’étonnait, c’était de sentir son dévouement et sa tendresse croître pour Jeanne, depuis qu’il la déclarait mauvaise. Il avait contre elle des colères mêlées d’adoration. Quand il la voyait moqueuse, mettant ses joies dans une robe ou un bijou, il courait s’enfermer dans sa chambre ; puis là, il la retrouvait telle qu’il venait de la quitter, grande, si belle, qu’elle en devenait bonne. Il se jurait alors d’éveiller son cœur, pour pouvoir l’adorer à son aise.

Jusque-là, il ne s’était pas expliqué nettement la position faite à la jeune fille chez sa tante. Il se rappelait que Mme de Rionne lui avait parlé d’une ruine prochaine ; et, depuis douze ans, le père devait avoir consommé largement cette ruine. Il alla aux informations, discrètement, il apprit qu’en effet le viveur en était à ses derniers louis. Quant à Jeanne, elle ne devait avoir aucune fortune. Daniel s’étonna dès lors de la large hospitalité offerte par Mme Tellier à sa nièce.

La vérité était que Mme Tellier avait compris, dès le premier jour, qu’elle adoptait en quelque sorte la fille de son frère, et ce fut pour cela qu’elle la laissa le plus longtemps possible au couvent. Puis, comme elle approchait de la quarantaine, des tristesses l’avaient prise, à la suite de chagrins secrets. Elle se souvint de Jeanne, elle l’appela près d’elle, ayant résolu de la marier.

D’ailleurs, les dépenses qu’elle faisait pour la jeune fille entraient dans ses plaisirs. On retrouvait toujours en elle la femme positive. Elle se parait elle-même en la parant, elle contentait uniquement son amour du luxe et sa vanité. Puisque sa nièce devait être là, dans son salon, elle n’aurait pas souffert qu’elle y fût sans être merveilleusement mise.

Il y avait peut-être encore un autre sentiment au fond de son cœur. Elle n’était sans doute pas fâchée de passionner les dernières années de sa beauté. C’était une sorte de lutte qu’elle engageait avec cette enfant ; des joies profondes la prenaient, quand ses invités négligeaient Jeanne pour venir l’entourer elle-même. Elle se donnait la récréation de dire à tout le monde que sa nièce n’avait pas de dot, et elle riait lorsque les prétendants s’enfuyaient.

Peut-être même calculait-elle l’effet désastreux que produisaient sur les épouseurs les riches toilettes de Jeanne, quand ils apprenaient que cette belle demoiselle n’avait pas un sou. Sa nièce devenait pour eux une fleur rare, mais dangereuse, d’un entretien trop coûteux. Elle la mettait ainsi loin de toutes les mains, se plaisant à ce jeu.

D’ailleurs, elle s’attendait à trouver une niaise, et le caractère aigri froid et mordant de Jeanne l’avait agréablement surprise. Elle était devenue l’amie de cette moqueuse qui la divertissait ; elle l’excitait, la poussait à la méchanceté, sans songer à mal. N’ayant pas elle-même cette bonté qui aurait éveillé la bonté de ce cœur fermé, elle croyait rendre à Jeanne un véritable service en faisant son éducation mondaine.

Toutes deux vivaient de la même vie : la tante avec un calme parfait, la nièce avec des inquiétudes sourdes. Elles étaient acceptées dans Paris, l’une comme la reine de la mode, l’autre comme une infante qui devait être reine tôt ou tard.

Daniel, de sa chambre, lorsqu’il les voyait monter dans la même voiture, avait des colères soudaines. Il se rappelait les paroles de la mourante, qui prévoyait les mauvaises leçons que donnerait à sa fille la sœur de son mari, et il se demandait comment il pourrait réagir contre ces leçons.

Un matin, M. Tellier, qui se prenait d’amitié pour son secrétaire, l’invita à une soirée qu’il devait donner le soir. La première pensée de Daniel fut de refuser avec effroi : l’idée de se trouver dans un salon, en plein dans la lumière éclatante des bougies, au milieu d’une foule élégante, lui était insupportable.

Puis, il entendit une voix – la voix éteinte de Mme de Rionne – qui disait au fond de lui : « Vous irez partout où elle ira, vous la protégerez contre le monde. »

Et il accepta en tremblant l’invitation de M. Tellier.

Le soir, il passa plus d’une heure dans sa chambre, en face d’une glace. Le pauvre garçon n’avait guère de coquetterie pour son compte, mais il craignait d’être ridicule devant Jeanne. Il réussit à s’habiller le plus simplement possible, de façon à passer inaperçu.

Puis, il descendit et se glissa dans le salon.

Daniel, en entrant, éprouva cette sensation d’étouffement et d’aveuglement que ressent un nageur, lorsqu’il plonge la tête sous l’eau : les lumières tournèrent devant ses yeux, le bruit des voix bourdonna à ses oreilles, et il perdit la respiration. Il se tint un instant immobile, oppressé, luttant contre le malaise qui l’envahissait.

Personne n’avait remarqué son entrée. Peu à peu, le poids qui l’écrasait diminua. Il respira librement.

Il distinguait avec netteté la scène qu’il avait devant lui. Le grand salon, blanc et or, resplendissait aux clartés des bougies ; les bronzes dorés jetaient des lueurs vives, et les murs avaient des reflets qui faisaient cligner les yeux.

Un air tiède s’alourdissait dans la pièce, apportant les odeurs des bouquets mêlées aux parfums des épaules.

Daniel remarqua que les femmes se tenaient assises dans le fond, tandis que les hommes, faisant bande à part, causaient entre eux, près des fenêtres et des portes. Tout ce monde se trouvait ainsi disséminé par groupes de quelques personnes, les habits noirs debout, les jupes de soie étalées dans les fauteuils.

On n’entendait qu’un murmure adouci, dans lequel s’élevaient, par moments, de petits rires aussitôt réprimés.

Une sorte de respect instinctif s’était emparé de Daniel. Il regardait ces hommes graves, ces jeunes gens élégants, et il était prêt à les admirer de bonne foi. Jamais il ne s’était trouvé à pareille fête. Il y avait surprise, il se disait qu’il était subitement transporté dans une sphère de lumière, où tout devait être bon et beau. Ces rangées de fauteuils où les dames, avec des sourires, montraient leur cou et leurs bras nus chargés de bijoux, le jetaient surtout dans un ravissement. Puis, au milieu, il apercevait Jeanne fière, victorieuse entourée d’adorateurs, et c’était là, pour lui, l’endroit sacré d’où partaient tous les rayons.

Il voulut jouir de la conversation de ces êtres supérieurs, et il s’approcha discrètement d’un groupe, dans lequel M. Tellier paraissait discuter une grave question.

Voici ce qu’il entendit :

« Je suis un peu enrhumé depuis hier, disait solennellement le député.

— Il faut soigner cela, répondit un vieux monsieur.

— Bah ! ça s’en ira comme c’est venu… » Daniel n’en écouta pas davantage, et il regretta d’avoir oublié que M. Tellier était un sot, ce qu’il savait depuis quinze jours.

Il fit quelques pas, et il se trouva derrière une jeune femme et un jeune homme. La jeune femme, languissamment assise, un sourire aux lèvres, penchait à demi son front rêveur ; elle paraissait écouter la musique des anges et vivre loin de la terre, dans un monde idéal. Le jeune homme, appuyé légèrement au dossier du fauteuil, ressemblait à un chérubin qui porterait un habit noir.

Daniel crut surprendre une de ces causeries d’amour comme on en trouve chez les poètes.

« Quel vilain temps il a fait aujourd’hui ! murmurait le jeune homme.

— Oh ! ne m’en parlez pas, répondait la jeune femme avec émotion, la pluie me donne la migraine, et je dois être laide, ce soir.

— Vous êtes adorablement jolie…

— Avez-vous remarqué que, quand il pleut, la frisure des cheveux ne tient pas ?

— Certes.

— J’ai été obligée de me faire coiffer trois fois, et, voyez, mes cheveux s’ébouriffent.

— Moi, dans ces cas-là, je me sers de gomme mise en poudre.

— Vraiment !… Je vous remercie de la recette. »

Daniel crut avoir affaire à un coiffeur, et il s’éloigna vite pour ne pas troubler de si tendres confidences. Il s’approcha alors de deux grands garçons qui causaient à l’écart. Il pensait que ceux-là, n’ayant pas de femme à amuser, devaient parler comme des hommes.

En effet, ils parlaient comme des cochers. Daniel ne comprit pas entièrement leur langage : l’argot des salons était une nouvelle langue pour lui et il les prit d’abord pour des étrangers. Puis, il reconnut certains mots français ; il devina qu’ils parlaient de femmes et de chevaux, sans bien savoir quelles phrases s’appliquaient aux chevaux et quelles phrases aux femmes, car ils les traitaient avec la même tendresse et la même grossièreté.

Alors, Daniel jeta un regard clair dans le salon. Il commençait à comprendre qu’il venait d’être dupe d’un décor. Les platitudes, les niaiseries lui arrivaient nettes et brutales, pareilles à ces lambeaux de dialogue qui se traînent misérablement dans les féeries, au milieu des splendeurs de la mise en scène.

Il se dit qu’il n’y avait là que des jeux de lumière sur des bijoux et sur des étoffes riches. Ces têtes, les jeunes et les vieilles, étaient creuses, ou se faisaient creuses par politesse et savoir-vivre. Tous ces hommes étaient des comédiens chez lesquels on ne pouvait distinguer ni le cœur ni le cerveau ; toutes ces femmes étaient des poupées montrant leurs épaules, posées dans des fauteuils comme on pose des statuettes de porcelaine sur une étagère.

Et il vint à Daniel un orgueil immense. Il fut fier, en ce moment, de sa gaucherie et de ses ignorances mondaines. Il n’eut plus peur d’être vu, il releva la tête et marcha au milieu du salon. Dans sa rudesse, il s’estimait si supérieur à ces gens-là, que leurs sourires lui importaient peu. Il avait comme un réveil d’orgueil et il reprenait avec tranquillité la place qui lui était due, en pleine lumière.

Il n’avait pas encore osé s’approcher du groupe au milieu duquel Jeanne trônait en souveraine. Il marcha droit à ce groupe et se tint derrière les autres, attendant de pouvoir passer au premier rang.

Jeanne semblait distraite, elle écoutait à peine les adorateurs qui se pressaient autour d’elle. Elle connaissait par cœur toutes leurs phrases, et ce jeu la fatiguait ce soir-là. Elle brisait avec impatience la tige d’une rose ; ses épaules nues avaient d’imperceptibles mouvements de dédain. Daniel fut gêné en voyant sa chère fille ainsi décolletée et il se sentit au cœur une sorte de chaleur inconnue qui passa dans chacune de ses veines.

Il trouvait la jeune fille délicieusement belle. Jamais il ne l’avait si bien vue. Elle ressemblait beaucoup à sa mère, et il se rappelait la tête pâle et maigrie de Mme de Rionne, posée sur l’oreiller. Ici, les joues étaient roses, les yeux avaient les flammes vives de la vie, et les souffles légers de la bouche ouvraient délicatement les lèvres.

Il y avait, devant Jeanne, un jeune homme qui se penchait parfois vers elle et qui la cachait alors à demi. Daniel s’irritait contre ce garçon, dont il ne pouvait voir le visage. Il sentait la haine monter dans son cœur. Pourquoi cet inconnu s’approchait-il ainsi de la jeune fille ? Que lui voulait-il, et de quel droit se mettait-il entre elle et lui ?

Le jeune homme se tourna, et Daniel reconnut Lorin, qui, l’ayant aperçu, s’avança la main tendue, le sourire aux lèvres.

Lorin était un ami de la maison. Lorsqu’il travaillait à sa fortune, il avait confié à M. Tellier des capitaux, et l’industriel les lui avait fait fructifier à souhait. De là, leur amitié. Les méchantes langues ajoutaient que le jeune homme avait d’autres intérêts dans le logis, et qu’il y était venu longtemps pour causer d’affaires avec le mari et pour parler d’amour avec la femme. En tout cas, depuis l’arrivée de Jeanne, Lorin délaissait singulièrement Mme Tellier.

Il prit le bras de Daniel et traversa ainsi le salon en lui parlant à demi-voix.

« Eh quoi ! lui dit-il, vous ici ? Que je suis heureux de vous voir !

— Je vous remercie, répondit assez sèchement Daniel, contrarié de cette rencontre.

— Comment va Raymond ?

— Fort bien.

— Ainsi vous avez consenti à quitter votre cellule et à vous garer dans les paradis de ce monde ?

— Oh ! je me retrouverai, je connais mon chemin.

— Vous venez peut-être pour la jeune personne que vous admirez là-bas avec des yeux si gourmands ?

— Moi ! » s’écria Daniel d’une voix étrange.

Et il regarda Lorin en face, tremblant d’avoir laissé cet homme pénétrer dans son cœur.

« Eh ! qu’y aurait-il là d’étonnant ? reprit simplement celui-ci. Nous l’aimons tous. Elle a des yeux magnifiques et des lèvres rouges qui promettent. Puis, elle a l’esprit drôle, on ne s’ennuierait pas avec elle. »

Ce singulier éloge de Jeanne, dans une pareille bouche, irritait profondément Daniel. Il retenait sa colère et tâchait de jouer l’indifférence.

« Mais pas un sou, mon cher, continua Lorin, pas un sou ! Mme Tellier, qui a de la bonté pour moi, a eu la délicatesse de me prévenir. La fillette est belle comme un ange, mais elle est un de ces anges qui font une effroyable consommation de soie et de satin. Elle ferait une charmante femme, le malheur est qu’elle coûterait diablement cher. »

Il garda le silence, paraissant réfléchir. Puis, brusquement :

« Raimbault, dit-il, est-ce que vous épouseriez une femelle qui n’aurait pas le sou ?

— Je ne sais pas, répondit Daniel, surpris par cette question soudaine ; je n’ai jamais songé à cela. J’épouserais, je crois, la femme que j’aimerais.

— Vous auriez peut-être raison, reprit lentement Lorin. Pour moi, je considérerais cela comme une folie… »

Il s’arrêta, hésitant.

« Bah ! s’écria-t-il enfin, on fait des folies tous les jours. »

Et il parla d’autre chose. Il fit sonner sa fortune. Puis, il aperçut Mme Tellier, qui entrait et autour de laquelle un cercle se formait rapidement.

« Voulez-vous que je vous présente à la reine de ces lieux ? demanda-t-il à Daniel.

— C’est inutile, répondit celui-ci elle me connaît.

— Mais je ne vous ai jamais vu ici.

— J’y descends pour la première fois. J’habite la maison. Je suis secrétaire de M. Tellier depuis quinze jours. »

Ces trois phrases sèches et brèves firent un effet terrible sur Lorin.

« Vous » s’écria-t-il.

Et ce « vous », dans sa bouche, signifiait clairement : « Pourquoi diable ne m’avez vous pas prévenu plus tôt ? Je ne me serais pas promené si longtemps en votre compagnie. »

Il quitta tout doucement le bras de Daniel, il alla se joindre au groupe qui entourait Mme Tellier. Du moment que son ancien camarade était un subalterne, il devenait compromettant.

Daniel eut un sourire de mépris, et il regretta de ne pas avoir parlé plus tôt, afin de se débarrasser tout de suite du personnage. Il s’approcha à son tour de Mme Tellier, se tenant à quelques pas.

La dame était d’une jeunesse compliquée et laborieuse, et elle exagérait l’air enfantin de son visage, où se montraient quelque rides déliées. Par instants, elle jetait un coup d’œil sournois du côté de Jeanne, triomphant à voir qu’elle était encore la plus entourée, la plus courtisée. Cette enfant jouait pour elle le rôle d’un simple objet de comparaison, qui la rassurait contre la vieillesse comme tante.

Lorin était là, empressé, galant. Il avait trop de finesse hypocrite pour rompre brusquement avec une puissance. Il aimait et admirait la nièce, mais il se disait qu’il pourrait avoir besoin de tante.

Mme Tellier, toute vaine qu’elle fût, ne se méprenait d’ailleurs aucunement sur la pensée intime du jeune homme. Au bout d’un moment, elle lui dit d’un ton de méchanceté moqueuse :

« Monsieur Lorin, allez donc distraire un peu ma nièce, qui s’ennuie là-bas, toute seule. »

Et elle se repentit tout de suite. Lorin, irrité d’avoir été compris, s’inclina et alla retrouver Jeanne. Il fut suivi par quelques jeunes gens, qui se hâtèrent de prendre à la lettre les paroles de Mme Tellier. Un cercle se reforma autour de la jeune fille. Daniel avait réussi à se glisser au premier rang.

Jeanne n’était plus distraite ni indifférente. Elle avait l’œil vif et la lèvre railleuse. Elle se trouvait en pleine lutte mondaine, parlant avec une fièvre nerveuse, animant la causerie banale de toute la vivacité de son esprit inquiet. Son cœur n’était pas de la partie.

Daniel l’écoutait douloureusement. Il se disait qu’elle n’avait point la sottise des autres, mais qu’elle avait leur sécheresse d’âme. Et il songeait aux paroles de la mourante ; il commençait à comprendre qu’on étouffait dans ce salon, et que le cœur y devait cesser de battre.

Jeanne raillait en enfant terrible. Elle avait pris Lorin à partie.

« Ainsi, vous êtes bien sûr que je suis adorable ?

— Adorable, répéta emphatiquement Lorin.

— Est-ce que vous oseriez confesser cela devant ma tante ?

— C’est elle qui m’envoie vous le dire.

— Je la remercie de sa charité… Mais je suis bonne, et je vous avertis que vous courez un grand danger.

— Quel danger, je vous prie ?

— Celui de penser sérieusement ce que vous venez de me dire par galanterie… Vous savez que je vais faire poser des garde-fous autour de moi.

— Des garde-fous, pour quoi faire ? » demanda Lorin, qu’à cette vivacité de pensée jetait dans une sorte d’angoisse.

Jeanne se mit à rire en haussant les épaules.

« Vous ne devinez pas ? reprit-elle. Pour éviter que les aveugles ne se précipitent dans le gouffre noir de la fille sans dot.

— Je ne comprends pas », balbutia Lorin.

La jeune fille le regarda en face, lui faisant baisser les yeux.

« Tant mieux, ajouta-t-elle. Alors, c’est que vous m’avez menti : vous ne me trouvez pas adorable. »

Et elle parla d’autre chose.

« Savez-vous le terrible événement d’hier, aux courses de la Marche ? demanda tout à coup Lorin.

— Non répondit Jeanne. Qu’est-il arrivé ?

— Un jockey s’est cassé les reins en franchissant le troisième obstacle. Le malheureux poussait des hurlements de douleur, et le pis est que le cheval qui suivait le sien lui a broyé une jambe.

— J’étais là, ajouta un jeune homme. Jamais je n’ai vu un spectacle si atroce. »

Un petit frisson avait contracté la face sereine de Jeanne. Il y eut comme une lutte en elle, puis, avec tranquillité :

« C’est un maladroit, dit-elle. On ne doit jamais tomber de cheval. » Daniel avait jusque-là écouté en silence. Les dernières paroles de la jeune fille lui firent sauter le cœur dans la poitrine.

« Pardon, dit-il, ces messieurs ne connaissent pas l’histoire entière. »

Tout le groupe se tourna vers cet intrus, qui parlait d’une voix profonde.

« Ce matin, continua-t-il, j’ai lu le fait dans un journal. Le maladroit qui a commis la sottise de se tuer a été rapporté sanglant chez sa mère. Cette femme, une pauvre vieille de soixante ans, est devenue folle de désespoir. À cette heure, le cadavre du fils n’est pas encore enterré, et il y a, dans un cabanon de la Salpêtrière, une mère qui hurle et qui se lamente. »

Lorin trouva de très mauvais goût la sortie de son ancien camarade, et il pensa que ce sauvage était décidément incorrigible.

Tandis que Daniel parlait, Jeanne le regardait. Quand il eut fini :

« Je vous remercie, monsieur », lui dit-elle simplement.

Et deux larmes glissèrent lentement le long de ses joues, qui étaient toutes pâles.

Daniel regarda couler ces larmes avec une joie profonde.