Le Vagabond des étoiles/XXII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 246-250).

CHAPITRE XXII

COMMENT JE SERAI PENDU

La possibilité de suspendre momentanément le cours normal de la vie est un fait courant, non seulement parmi le monde végétal et chez les espèces animales inférieures, mais même chez l’organisme humain, beaucoup plus complexe et développé. De temps immémorial, les fakirs de l’Inde, en se mettant en état cataleptique, ont joui de cette faculté qui leur permet de se faire impunément enterrer vivants. Il arrive aussi que les médecins ordonnent, de fort bonne foi, d’ensevelir des gens dont la vie est momentanément suspendue, et qui pourtant ne sont nullement morts.

Voilà à quoi je pensais souvent, en réalisant sur moi-même ces expériences répétées de la petite mort. Et je me remémorais encore le cas de ces paysans de l’extrême nord sibérien, qui, durant les longs hivers qu’ils traversent, s’endorment, à l’instar des ours et de mainte autre bête sauvage de cette région, jusqu’au retour du printemps. Les hommes de science, qui ont étudié ce sommeil prolongé du paysan sibérien, ont constaté que, durant ce temps, les fonctions respiratoires et digestives cessaient presque complètement. Le cœur battait si faiblement qu’à peine l’oreille la plus exercée en pouvait-elle percevoir les battements.

Il va de soi qu’en cet état cataleptique (et c’est pourquoi les paysans sibériens ont recours à lui), la quantité d’air et de nourriture nécessaires à soutenir la vie sont minimes, presque négligeables. Fort de ces précédents, dûment constatés, j’osai mettre au défi le gouverneur Atherton et le docteur Jackson de m’infliger cent jours consécutifs de camisole. Ils n’osèrent point relever mon défi.

Je réussis, par contre, à me passer d’eau et de nourriture, durant des périodes entières de dix jours. Et c’était pour moi le pire des supplices, d’être tiré des profondeurs vagabondes de mon rêve à travers le temps et l’espace, par un misérable médecin de prison, qui m’entr’ouvrait les lèvres pour me contraindre à boire. En conséquence de quoi, j’avertis le docteur Jackson que je prétendais qu’on me laissât tranquille durant mon temps de camisole, et que je résisterais à tous ses efforts pour me faire absorber quoi que ce fût.

Il y eut, bien entendu, un peu de tirage, avant que je pusse faire accepter du docteur Jackson mon point de vue. Mais il dut finalement céder. Il en résulta que mes périodes de camisole me parurent désormais durer exactement le temps d’un tic-tac d’horloge. Dès que j’étais lacé, les ténèbres de ce monde m’enveloppaient très vite et, non moins rapidement, je revoyais luire, ô merveille ! une autre lumière, toute nébuleuse d’abord, mais éclatante bientôt, et, dans cette lumière, d’autres visages spectraux, qui ne tardaient pas à se préciser, à se pencher vers moi. Je savais seulement lorsqu’on me délaçait que dix jours nouveaux s’étaient tout à coup écoulés.

Quant à la conclusion scientifique que j’ai tirée de ces expériences d’autres vies, elle s’est faite, à mesure, de plus en plus nette. Mon être, et celui de tous les autres hommes comme le mien, est une résultante d’autres êtres. Je n’ai pas commencé à exister lorsque je suis né, ni même lorsque je fus conçu. J’ai été formé à travers des myriades de siècles. Des myriades de vies ont concouru à composer la substance matérielle et morale de mon être.

D’où vint en moi, Darrell Standing, l’impulsion rouge qui a ruiné ma vie et m’a jeté dans la cellule des condamnés ? Elle n’est pas née, je le répète, avec l’enfant qui devait être un jour Darrell Standing. Cette vieille colère rouge est plus ancienne que moi, plus ancienne que ma mère, plus ancienne que la première mère des hommes. Elle était en germe, comme toutes nos passions de haine ou d’amour, dans la substance primitive dont fut formé le premier homme. Et l’innombrable cortège de chacune de mes existences antérieures a mis en moi ses nuances et ses évolutions successives, tempérant ou aiguisant mes impulsions et mes pensées.

La substance de toute vie est malléable et peut prendre des formes diverses. Mais, en même temps, elle n’oublie jamais le passé. Moulez-la à votre gré, le passé persiste. Toutes les races de chevaux, depuis les lourds et puissants chevaux de trait jusqu’aux chevaux nains de l’Islande, descendent communément des premiers chevaux sauvages, que domestiqua jadis l’homme primitif[1]. Et pourtant l’éducation successive du cheval n’a jamais réussi à l’empêcher de ruer. La ruade est en lui et demeure en lui. Il en est de même pour moi, chez qui, à travers toutes mes existences, le rouge courroux n’a jamais été dompté.

Je suis un homme né de la femme. Mes jours sont comptés. Mais la substance qui me compose est éternelle. Je suis un homme en cette vie. En d’autres vies j’ai été femme et j’ai porté des enfants. Et je renaîtrai encore, un nombre incalculable de fois. Oh ! les brutes, qui pensent, en m’allongeant le cou avec une corde, qu’ils suppriment la vie !

Oui, je serai pendu… bientôt pendu. Voici le mois de juin qui se termine. Dans quelques instants, on essaiera de me leurrer. De cette cellule, on me conduira au bain hebdomadaire, selon la coutume de la prison. Mais on ne me ramènera pas ici. Le bain terminé, on me donnera des vêtements nouveaux, et l’on me conduira à la Cellule de la Mort. Là, on placera près de moi une garde spéciale. Nuit et jour, éveillé ou endormi, je serai surveillé. On ne me permettra pas d’enfouir ma tête sous mes couvertures, de crainte qu’en m’étouffant moi-même je ne devance l’action de l’État. On ne me laissera jamais dans la nuit, mais toujours une lumière brillante éclairera ma cellule.

Puis, lorsqu’on m’aura bien tourmenté de la sorte, on m’emmènera, un beau matin, vêtu d’une chemise sans col, et on me laissera tomber dans la trappe. Oh ! je sais, tout fonctionnera bien. La corde qui servira a été, longtemps à l’avance, préparée et mise au point par le bourreau de Folsom, qui l’a tendue à fond en y suspendant de gros poids, afin de lui enlever toute élasticité, qui serait gênante pour l’opération.

Mon plongeon dans la trappe sera profond à souhait. Ils ont établi des tables calculatoires très ingénieuses, et pareilles à des barèmes d’intérêts, qui établissent rigoureusement quelle doit être la longueur de chute, celle-ci proportionnée au poids de la victime.

Comme je suis extraordinairement amaigri, il faudra que ma chute soit très profonde, pour qu’elle réussisse à me briser le cou,.

Alors les assistants ôteront leurs chapeaux et, tandis que je me balancerai encore, les médecins viendront appliquer leur oreille contre ma poitrine, en comptant les faibles battements de mon cœur. Puis ils diront que je suis mort.

Est-elle assez grotesque, l’effronterie de ces larves humaines, qui prétendent me tuer ? Je suis immortel, imbéciles ! Et vous l’êtes comme moi. La seule différence qu’il y ait entre nous consiste en ceci, que je le sais, et que vous l’ignorez.

Pouah ! Vous me dégoûtez. Moi aussi, j’ai été bourreau, au cours d’une de mes existences passées. Mais je tuais avec l’épée, non avec une corde ! L’épée est la plus noble de toutes les machines à tuer. Et, toutes, tant qu’elles sont, elles ne valent rien. L’acier ni le chanvre ne sauraient supprimer la vie.


  1. On sait que cette loi de l’évolution, proclamée par Darwin, a été depuis battue en brèche par la science, qui, en face de l’évolution des espèces, a prouvé la pérennité de certaines d’entre elles.