Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 11

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 57-62).
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CHAPITRE XI.

La famille continue de lever la tête.

Le lendemain se trouvait la veille de Saint-Michel ; nous fûmes invités à griller des noix et à jouer aux petits jeux chez le voisin Flamborough. Nos dernières mortifications nous avaient un peu humiliés ; sans cela, nous eussions rejeté avec dédain une pareille invitation ; nous nous laissâmes donc être heureux. L’oie et les dumplings de notre honnête voisin furent très-bons ; son lamb’s-wool, de l’avis même de ma femme qui était une connaisseuse, fut excellent. Il faut en convenir, sa manière de conter des histoires ne nous parut pas tout à fait aussi agréable ; elles furent bien longues, bien lourdes, toutes sur lui-même ; nous en avions déjà ri dix fois auparavant ; mais nous fûmes assez polis pour en rire une fois de plus.

M. Burchell était des nôtres. Toujours heureux de mettre en train quelque innocente partie, il proposa aux garçons et aux filles un tour de colin-maillard. Ma femme consentit à être du jeu, et j’y trouvai le plaisir de penser qu’elle n’était pas trop vieille encore. Moi et mon voisin de rire à chaque niche, de vanter notre adresse dans notre temps. Vint ensuite la main chaude, puis le propos interrompu, puis enfin la savate. Tout le monde ne connaît pas, peut-être, ce passe-temps des anciens jours ; je dois rappeler qu’à ce jeu on s’assied en rond, par terre, tous, moins un qui, debout au milieu, cherche à saisir un soulier que les joueurs se passent l’un à l’autre, sous les jarrets, à peu près comme la navette d’un tisserand. La personne qui est debout ne pouvant, dès lors, faire face à tout le monde à la fois, le beau du jeu consiste à lui appliquer le talon du soulier sur le côté qui peut le moins se défendre. Ma fille aînée s’était ainsi entourée, harcelée à la ronde, toute rouge, toute hors d’elle, criant — franc jeu ! d’une voix à assourdir un chanteur de ballade, quand tout à coup, ô honte sur honte ! entrent dans la pièce — qui ? — rien moins que nos deux grandes connaissances de la ville, lady Blarney, et miss Caroline-Wilhelmine-Amélie Skeggs ! Toute description ne pourrait qu’affaiblir cette mortification nouvelle ; inutile donc de décrire ! — Grand Dieu ! — Être surprises par de si grandes dames dans des attitudes si vulgaires ! — Pouvait-on mieux attendre de ce vulgaire jeu proposé par maître Flamborough ? Un moment nous restâmes cloués à terre, comme si, de fait, le saisissement nous eût pétrifiés.

Les deux grandes dames étaient allées chez nous pour nous voir, et ne nous y trouvant pas, elles étaient venues chez maître Flamborough, impatientes de savoir quel accident nous avait empêchés la veille de paraître à l’église. Olivia prit la parole pour nous, et résuma toute l’histoire en deux mots. « Nous sommes tombées de cheval. » À cette nouvelle, grand effroi pour les deux dames, mais grande joie quand on leur eut dit que la famille n’avait pas eu de mal ; vive douleur quand elles apprirent que nous étions morts de frayeur, mais grande joie encore quand elles surent que nous avions passé une bonne nuit. Rien au-dessus de leur complaisance pour mes filles. La veille, leurs démonstrations avaient été vives ; en ce moment, elles furent de feu, elles protestèrent de leur désir de faire plus intime connaissance. Lady Blarney s’attacha plus particulièrement à Olivia. Mais Caroline-Wilhelmine-Amélie Skeggs (j’aime à décliner le nom tout entier) prit plus de goût pour sa sœur.

Elles se mirent à causer entre elles, tandis que mes filles admiraient en silence leurs délicieuses manières. Comme tout lecteur, si gueux qu’il soit lui-même, trouve toujours un vif plaisir aux entretiens du grand monde, aux anecdotes de lords, de ladies, de chevaliers de la Jarretière, je demande la permission de lui donner la fin de la conversation des deux grandes dames.

« Tout ce que j’en sais, dit miss Skeggs, se borne à ceci : possible que cela soit vrai, possible que cela soit faux. Mais ce que je puis assurer à Votre Seigneurie, c’est que tout le rout fut stupéfait. Sa Seigneurie devint de toutes couleurs ; milady s’évanouit ; mais sir Tomkin, tirant son épée, jura qu’il était à elle jusqu’à la dernière goutte de son sang.

« — Bien ! répondit notre princesse ; je vous assure que la duchesse ne m’en a jamais dit un mot, et je crois que Sa Grâce n’aurait pas de secret pour moi. Mais, ce que vous pouvez regarder comme un fait, c’est que, ce matin, milord duc a crié trois fois à son valet de chambre : Jernigan ! Jernigan ! Jernigan ! apporte-moi mes jarretières !

« J’aurais dû, avant tout, rappeler l’inconvenante tenue de M. Burchell, qui, pendant tout ce discours, constamment tourné vers le feu, ne manquait pas, à la fin de chaque couplet, de placer un bast ! Exclamation qui nous déplaisait fort à tous et brisait la vive allure de la conversation.

« D’ailleurs, ma chère Skeggs, continua notre pairesse, il n’y a pas trace de cela dans la copie des vers qu’a faits, à cette occasion, le docteur Burdock. — Bast !

« — J’en suis surprise ; car il oublie rarement un seul détail ; d’autant mieux qu’il écrit pour son amusement. Mais Votre Seigneurie veut-elle me permettre d’y jeter un coup d’œil ? — Bast !

« — Ma chère enfant, croyez-vous donc que je colporte avec moi ces choses-là ? Elles sont charmantes pourtant, et je me flatte d’en être juge ; au moins je sais ce qui me plaît. Oh ! j’ai toujours adoré les bluettes du docteur Burdock ! car, sauf ses vers et ceux de notre chère comtesse de Hanover Square, il ne paraît rien que du dernier bourgeois ; rien qui rappelle la bonne compagnie ! — Bast !

« — Votre Seigneurie excepte sans doute aussi ses propres confidences au Magasin des Dames. Vous conviendrez, je pense, qu’il n’y a rien là qui sente le bourgeois. Mais, je le sais, ce sont bonnes fortunes sur lesquelles nous ne devons plus compter. — Bast !

« — Comment, ma chère, vous savez que ma lectrice et demoiselle de compagnie m’a quittée pour épouser le capitaine Roach ; mes pauvres yeux ne me permettant pas d’écrire moi-même, j’en cherche une autre depuis quelque temps. Une personne convenable n’est pas chose facile à trouver ; et, au fait, trente livres sterling par an, c’est bien peu pour une fille honnête et bien élevée, en état de lire, d’écrire et de tenir compagnie. Quant aux perrettes de Londres, pas une qui soit tenable ! — Bast !

« — Oh ! je le sais par expérience ; car, des trois demoiselles de compagnie que j’ai eues depuis six mois, l’une a refusé de travailler au linge une heure par jour ; l’autre a trouvé vingt-cinq guinées par an un traitement trop faible ; et j’ai été obligée de renvoyer la troisième, parce que je soupçonnais une intrigue avec le chapelain. La vertu, ma chère lady Blarney, la vertu n’a pas de prix ; mais où la rencontrer ? — Bast ! »

Ma femme, tout oreilles à ce discours, fut surtout frappée de ce dernier trait. Trente livres sterling et vingt-cinq guinées par an faisaient cinquante-six livres sterling cinq schellings, argent d’Angleterre. Pour tout cela, un pas à faire, un mot à dire, et ce serait chose assurée, sans peine, à la famille. Un moment elle chercha dans mes regards une approbation ; et, je dois l’avouer, deux places comme celles-là me semblaient parfaitement convenir à nos filles. D’ailleurs, si le Squire avait un attachement réel pour ma fille aînée, c’était une occasion de la mettre à même de faire fortune.

Ma femme prit donc son parti ; il ne fallait pas que le défaut d’assurance nous fît perdre une occasion si favorable ; et, au nom de toute la famille : « Vos Seigneuries, dit-elle, auront, j’espère, la bonté de me pardonner ma hardiesse : nous n’avons pas le droit, je le sais, de prétendre à pareille faveur ; mais il est bien naturel à une mère de chercher à produire ses enfants dans le monde. Mes filles, j’ose dire, ont reçu une éducation assez-soignée, ont assez de talents, pour que la province ne puisse pas offrir mieux qu’elles. Elles savent lire, écrire et compter ; elles savent à merveille leur aiguille : broderie, feston, pois, œillets, gros linge de toute espèce, elles font tout ; elles relèvent une collerette ; elles ont un peu de musique ; elles font une foule de petits ouvrages ; elles brodent sur le marly ; ma fille aînée découpe fort bien ; ma cadette tire fort joliment les cartes. — Bast ! »

Quand elle eut débité cette magnifique tirade, les deux grandes dames se regardèrent un moment en silence, d’un air d’importance et d’hésitation. À la fin, miss Caroline-Wilhelmine-Amélie Skeggs eut la complaisance de répondre que les deux jeunes ladies autant qu’elle pouvait les juger sur une si fraîche connaissance, lui semblaient parfaitement convenir à ce double emploi : « Mais, madame, ajouta-t-elle en s’adressant à ma femme, c’est chose qui exige un sérieux examen des caractères, une connaissance intime pour l’une et l’autre : non que je mette en doute, le moins du monde, la vertu, la sagesse, la réserve des deux jeunes ladies ; mais il y a des formes en pareil cas, madame ; il y a des formes ! — Bast ! »

Ma femme approuva très-fort les scrupules de milady, assurant qu’elle-même se sentait très-scrupuleuse ; mais elle en appelait, pour le caractère, à tout le voisinage. La pairesse déclara cet appel inutile ; — Il suffirait de la recommandation de Thornhill, son cousin ; — et nous en restâmes là de notre demande.