Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 12

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 63-68).
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CHAPITRE XII.

La fortune semble décidée à humilier la famille de Wakefield. Des mortifications sont parfois plus pénibles que des malheurs réels.

Rentrés au logis, toute la soirée fut consacrée à nos plans de conquête. Déborah fit preuve d’une merveilleuse sagacité dans ses conjectures sur celle de nos filles qui aurait la meilleure place, et le plus d’occasions de voir la bonne compagnie. À nos succès un seul obstacle ! — la recommandation du Squire ; mais il nous avait déjà donné tant de preuves d’intérêt, qu’on pouvait ne pas la mettre en doute. Même au lit, ma femme en revint à son thème habituel ! « Allons, soyez franc, mon bon Charles ! Entre nous, nous venons, je crois, de faire une excellente journée. — Passable ! répondis-je, ne sachant trop que dire. — Qu’est-ce ?… passable seulement ; moi, je la tiens pour très-bonne. Songez que vos filles vont faire en ville de belles connaissances. J’en suis convaincue !… il n’y a, au monde, que Londres pour toute espèce de maris. D’ailleurs, mon ami, des choses plus étranges arrivent chaque jour ; et, si des femmes de qualité sont tant éprises de mes filles, que sera-ce des hommes de qualité ? Entre nous, je vous l’assure, j’aime singulièrement lady Blarney ; elle est si obligeante ! Miss Caroline-Wilhelmine-Amélie Skeggs aussi me tient fort au cœur. Et pourtant, dès qu’elles ont parlé de places en ville, vous avez vu comme je les ai prises au mot. Dites-moi, n’ai-je pas, à votre sens, bien travaillé pour nos enfants ? — Ah ! répondis-je, ne sachant trop qu’en penser, fasse le ciel que toutes deux, dans trois mois, s’en trouvent mieux !… » Une de ces réflexions par lesquelles je cherchais à donner à ma femme une haute idée de ma pénétration ; car, mes filles réussissaient-elles, c’était un pieux souhait exaucé ; arrivait-il malheur, on pouvait y voir une prophétie.

Toute cette conversation, au reste, n’avait d’autre but que de me préparer à un second projet tout aussi effrayant. Il ne s’agissait de rien moins que de la nécessité, au moment où nous allions marcher la tête un peu plus haute, de vendre, à une foire des environs, le poulain devenu vieux, et d’acheter un cheval qui porterait une ou deux personnes, suivant le cas, et ferait bonne figure à l’église ou dans une visite. D’abord, vive dénégation de ma part ; mais d’autre part, vive instance ; je faiblis, mon adversaire devint plus pressant, puis enfin il fallut me rendre.

La foire se tenait le lendemain : je voulus y aller moi-même ; mais ma femme me persuada que je m’étais enrhumé, et rien ne put la déterminer à me laisser sortir. « Non, mon ami, me dit-elle, votre fils Moïse est un garçon fort sage, en état de bien vendre et de bien acheter. Vous le savez, toutes nos bonnes acquisitions, c’est lui qui les a faites ; il tient ferme, il marchande, il fatigue son homme jusqu’à ce qu’il s’exécute. »

J’avais effectivement bonne opinion de l’intelligence de mon fils ; je consentis à lui confier cette commission, et, le lendemain matin, je vis ses sœurs tout occupées à le bichonner pour la foire, à le friser, à lui nettoyer ses boucles, à lui relever son chapeau avec des épingles. Cette grande toilette terminée, nous eûmes enfin le plaisir de le voir enfourché sur le poulain, et flanqué d’une boîte de sapin dans laquelle il devait rapporter des épiceries. Il avait un habit de drap tonnerre et éclair, qui, bien que devenu un peu court, était trop bon encore pour être réformé ; sa veste était vert d’oie, et ses sœurs lui avaient noué les cheveux avec un large ruban noir. Nous l’accompagnâmes tous à quelques pas de la maison, lui criant : « Bonne chance ! bonne chance ! » jusqu’au moment où nous le perdîmes de vue !

Il ne faisait que partir, quand le maître d’hôtel de M. Thornhill vint nous féliciter de notre bonne fortune ; il avait, nous dit-il entendu son jeune maître parler de nous dans les termes les plus flatteurs.

Cette bonne fortune ne semblait pas vouloir aller seule. Un autre valet de pied de la maison arriva, un moment après, avec un billet pour mes filles. Les deux grandes dames avaient reçu de M. Thornhill les meilleurs renseignements sur notre compte ; encore quelques petites informations, et elles espéraient être pleinement satisfaites. « Ah ! s’écria ma femme, maintenant, je le vois, il n’est pas facile d’entrer dans les familles des grands ; mais une fois qu’on y est entré, comme dit Moïse, il n’y a plus qu’à dormir sur les deux oreilles. » Cette boutade, ma femme la prenait pour de l’esprit : mes filles, toutes joyeuses, y applaudirent avec des rires bruyants. Bref, Déborah fut si ravie du message, qu’elle mit de suite la main à la poche, et donna au messager sept pence et un demi-penny.

C’était notre jour de visites. La troisième fut celle de M. Burchell : il arrivait de la foire et apportait à chacun de mes deux marmots un pain d’épice d’un penny, que ma femme se chargea de serrer pour eux, et de leur donner, par procuration, en temps utile ; à mes deux filles, une couple de boîtes où elles pourraient mettre des pains à cacheter, du tabac, des mouches, même de l’argent, quand elles en auraient. Le caprice habituel de ma femme était une bourse de peau de belette, parce que, plus que toute autre, elle porte bonheur : ceci en passant.

Nous faisions grand cas de M. Burchell, quoique sa dernière impolitesse nous eût un peu déplu : nous ne pûmes y tenir ; — récit de notre bonheur, demande d’avis. Bien rarement d’humeur à suivre un avis, nous aimions assez à le demander. Il lut le billet des deux grandes dames, et, hochant la tête : « Un parti comme celui-là, dit-il, demande la plus grande circonspection ! » Cet air de défiance piqua fort ma femme. « Monsieur, lui dit-elle, je n’ai jamais douté de votre empressement à vous mettre contre mes filles et moi. Vous avez plus de circonspection qu’il ne faut. Du reste, quand nous voudrons avoir un avis, nous nous adresserons, j’imagine, à qui semble en avoir fait usage pour lui-même. — Ma conduite, madame, quelle qu’elle ait pu être, n’est pas ce dont il s’agit en ce moment : bien que je n’aie pas fait usage d’avis pour moi-même, j’en puis donner, en conscience, à qui le désire. »

À cette réponse, je craignis une réplique où l’amertume pourrait remplacer l’esprit ; et, changeant la conversation : « Je ne comprends pas, dis-je, ce qui peut retenir si tard Moïse à la foire ; car la nuit commence à tomber, — Ne vous inquiétez jamais de notre fils, répondit ma femme ; songez qu’il sait à merveille ce qu’il a à faire. Jamais, je vous jure, nous ne le verrons vendre ses poules un jour de pluie. Je lui ai vu faire des marchés à n’en pas revenir ; et, à ce propos, je veux vous conter une histoire qui vous fera mourir de rire… Mais, sur ma vie, voici Moïse qui revient sans cheval et la boîte sur le dos. »

Moïse, en effet, arrivait lentement, à pied, tout suant sous sa boîte de sapin qu’il s’était attachée sur le dos comme un colporteur. « Bonsoir, bonsoir, Moïse ; dis-moi, mon enfant, que nous rapportes-tu de la foire ? — Ma personne ! répondit Moïse d’un air fin, en posant la boîte sur la table de la cuisine. — Ah ! Moïse, nous le voyons bien ; mais où est le cheval ? — Je l’ai vendu trois livres cinq schellings et deux pence. — Bien, mon enfant, je savais que tu leur en ferais voir. Entre nous, trois livres cinq schellings deux pence, ce n’est pas une mauvaise journée. Voyons ! donne-les-moi. — Je n’ai point apporté d’argent ; je l’ai employé à un marché que voici… » Il tirait un paquet de sa veste… « une grosse de lunettes vertes à monture d’argent et avec étui de chagrin. — Une grosse de lunettes vertes… » La voix manquait à ma femme. « Tu as donné le poulain, et tu ne nous rapportes rien qu’une grosse de misérables lunettes vertes ! — Chère mère, pourquoi ne pas écouter la raison ? J’ai fait un admirable marché : sans cela, je ne les eusse pas achetées ; les montures d’argent seules valent le double de la somme. — Foin de tes montures d’argent !… » Ma femme était furieuse. « Nous n’en trouverons pas la moitié : le prix de l’argent brisé, cinq schellings l’once. — Ne vous mettez pas en peine, dis-je, de la vente des montures ; elles ne valent pas six pence ; car je m’aperçois qu’elles sont tout bonnement en cuivre verni. — Comment, s’écria ma femme, pas en argent !… Ces montures pas en argent ! — Pas plus que votre poêlon ! — Ainsi, nous voilà sans poulain, et avec une grosse de lunettes vertes, des montures de cuivre et des étuis de chagrin ! Au diable l’escroquerie ! L’imbécile s’est laissé duper : n’aurait-il pas dû mieux connaître son monde ? — Vous avez tort, ma chère ; il aurait dû ne le pas connaître du tout. — Vraiment ! peste du sot ! m’apporter de pareilles drogues ! si je les tenais, je les jetterais au feu ! — Vous avez encore une fois tort, ma chère ! Quoique de cuivre, nous les garderons : des lunettes de cuivre, entendez-vous, valent mieux que rien. »

En ce moment, les yeux du pauvre Moïse se dessillèrent. Il vit qu’il avait été dupé par un adroit filou qui, sur sa mine, l’avait jugé une facile proie. Je lui demandai les détails de sa mésaventure. Il avait vendu le cheval, et se promenait, il paraît, dans la foire pour en chercher un autre. Un individu, à figure respectable, l’avait conduit à une tente, sous prétexte qu’il avait un cheval à vendre. « Là nous rencontrâmes, ajouta Moïse, un autre individu très-bien mis, qui demanda à emprunter vingt livres sterling sur ces lunettes, avouant qu’il avait besoin d’argent et qu’il les donnerait pour un tiers de leur valeur. Le premier marchand, qui se disait mon ami, me pressa tout bas de les acheter, et m’engagea à ne pas laisser échapper une si belle offre. J’envoyai chercher maître Flamborough : ils l’éblouirent, comme moi, par de belles paroles, si bien qu’à la fin nous consentîmes à acheter les deux grosses à nous deux.