Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 13

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 69-72).
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CHAPITRE XIII.

M. Burchell était un ennemi : Il a le courage de donner un avis qui déplaît.

Ainsi, dans notre famille, bien des projets de briller ; mais sitôt formés, sitôt détruits par quelque revers imprévu. Je tâchais de prendre avantage de chaque désappointement, de faire tourner, au profit de leur bon sens, les mécomptes de leur ambition. « Vous le voyez, mes enfants, nous gagnons bien peu à chercher à donner le change en nous frottant à plus hauts que nous. Vouloir, quand on est pauvre, ne frayer qu’avec les riches, c’est se faire haïr de ceux qu’on évite, et mépriser de ceux qu’on recherche. Tout pacte, entre gens d’inégale condition, est toujours au détriment du plus faible : au riche, tout le plaisir ; au pauvre, tout le mal qui en résulte. Viens, Dick : répète-nous, mon enfant, dans notre intérêt à tous, la fable que tu lisais aujourd’hui. »

« Il y avait, une fois, dit l’enfant, un géant et un nain qui étaient amis et qui habitaient ensemble. Ils prirent l’engagement de ne jamais se séparer l’un de l’autre, et de courir les mêmes aventures. Le premier combat qu’ils livrèrent fut contre deux Sarrasins, et le nain, qui était très-brave, donna à un de ses adversaires une grande estafilade. Elle fit peu de mal au Sarrasin qui, levant son sabre, abattit net le bras du nain. Il se trouvait en très-fâcheuse position ; mais le géant, accourant à son secours, coucha, en un tour de main, les deux Sarrasins sur la plaine, et le nain, dans sa fureur, coupa la tête du mort. Les voilà marchant à une autre aventure. Cette fois, ce fut contre trois farouches satyres qui enlevaient une demoiselle en grand désarroi. Le nain n’était pas si enragé qu’auparavant : il porta pourtant le premier coup, et celui que lui rendit un des satyres lui fit sauter l’œil de la tête. Mais le géant fut bientôt à eux, et, si les satyres n’avaient pris la fuite, il les eût bien sûrement tous tués. Nos deux amis furent très-joyeux de cette victoire, et la demoiselle, hors de peine, s’amouracha du géant et l’épousa. Ils allèrent alors bien loin, plus loin que je ne puis dire, jusqu’à un endroit où ils rencontrèrent une bande de voleurs. Pour la première fois, le géant était en avant ; mais le nain n’était pas loin derrière. Le combat fut long et acharné. Partout où paraissait le géant, tout tombait devant lui ; mais le nain fut plus d’une fois au moment d’être tué. À la fin, la victoire se déclara pour nos deux aventuriers ; mais le nain avait perdu une jambe. Le nain se trouvait donc avec un bras, un œil, une jambe de moins : le géant, sans une seule blessure. « Mon petit héros, dit-il à son petit camarade, voilà un glorieux divertissement ; encore une victoire, et nous serons à jamais fameux ! — Non, répondit le nain, devenu plus sage, non pas : je donne ma démission, je ne me bats plus ; car je m’aperçois qu’à chaque affaire tu as, toi l’honneur et les bénéfices, mais que tous les coups me tombent sur le dos. »

J’allais faire la moralité de cette fable, quand notre attention fut distraite par une vive dispute, entre ma femme et M. Burchell, sur le projet d’expédition de mes filles à la ville. Du fait de ma femme, insistance opiniâtre sur les avantages qui devaient en résulter ; opposition chaleureuse de la part de M. Burchell ; moi, j’étais neutre. Cette opposition de notre ami ne parut qu’une seconde partie de celle qui, dans la matinée, avait été accueillie de si mauvaise grâce. La dispute s’échauffait ; la pauvre Déborah, au lieu de mieux raisonner, ne faisait que parler plus haut. À la fin, il lui fallut chercher, contre la défaite, un asile dans les cris. Sa péroraison, toutefois, nous fut très-désagréable à tous. « Je sais des gens, dit-elle, qui ont de secrets motifs pour les avis qu’ils donnent. Pour mon compte, je souhaite que désormais ils ne remettent pas le pied chez moi. — Madame, répondit M. Burchell d’un air de grand sang-froid qui ne fit qu’aigrir encore ma femme, pour des motifs secrets… vous avez raison. J’ai de secrets motifs que je m’abstiens de donner, parce que vous n’êtes pas en état de répondre à ceux qui ne sont pas pour moi des secrets. Mais je vois que mes visites ici sont devenues importunes. Je prends congé, et ne reviendrai peut-être qu’une fois pour dire un dernier adieu, quand je devrai quitter le pays ! » À ces mots, il prit son chapeau, et tous les efforts de Sophie, dont les regards semblaient lui reprocher sa précipitation, ne purent l’empêcher de sortir.

Lui parti, nous fûmes quelques minutes à nous regarder tous les uns les autres : nous étions confus. Ma femme, qui sentait bien qu’elle était cause de tout ceci, chercha à couvrir son embarras d’un sourire forcé et d’un air d’assurance que je crus devoir blâmer. « Comment ! femme, lui dis-je, est-ce ainsi que nous traitons les étrangers ? Est-ce ainsi que nous reconnaissons leurs bons offices ? Croyez-le bien, ma chère, ce sont pour moi les plus pénibles, les plus désobligeantes paroles qui soient jamais sorties de votre bouche ! — Pourquoi m’a-t-il provoquée ? Je sais à merveille le motif de son avis. Il voudrait empêcher mes filles d’aller à la ville, pour être sûr de trouver toujours ici la cadette. Mais, quoi qu’il arrive, elle choisira meilleure compagnie que de pauvres hères comme lui !… — Pauvre hère, dites-vous ; mais il se peut fort bien, ma chère, que nous nous trompions sur cet homme : car il a parfois l’air du gentleman le plus accompli que j’aie jamais vu. Dis-moi, Sophie, t’a-t-il toujours donné, mon enfant, de secrètes preuves de son attachement ? — Sa conversation avec moi a toujours été sage, réservée, agréable : toute autre chose !… oh ! jamais. Une seule fois pourtant, il m’en souvient, je lui ai entendu dire que jamais, à sa connaissance, une femme n’avait pu trouver de mérite à un homme qui a l’air pauvre. — Pauvres diables ou fainéants, ma chère, tous ont le même refrain. Mais on t’a, j’espère, habituée à les prendre pour ce qu’ils valent, à sentir combien c’est folie d’attendre son bonheur de qui a si mal gouverné ses propres affaires. Ta mère et moi, nous avons en ce moment, pour toi, de meilleures vues. L’hiver prochain, que tu passeras en ville, te mettra à même de faire un choix plus sage. »

Ce que furent, en cet instant, les réflexions de Sophie, je n’ai pas la prétention de le dire ; mais, au fond, je n’étais pas fâché de nous voir débarrassés d’un hôte qui m’inquiétait fort. J’avais bien un peu sur la conscience l’hospitalité méconnue : mais ce censeur, je l’eus bientôt fait taire par deux ou trois raisons spécieuses dont je me payai et qui me réconcilièrent avec moi-même. Les reproches de la conscience à qui a mal fait ne durent guère. La conscience est une poltronne, et les fautes qu’elle n’a pas eu la force de prévenir, elle a bien rarement la justice de les condamner.