Le Vicomte de Bragelonne/Chapitre CCI

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Michel Lévy frères (p. 613-615).
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CCI

CE QU’AVAIT DEVINÉ RAOUL


Raoul parti, les deux exclamations qui l’avaient suivi exhalées, Athos et d’Artagnan se retrouvèrent seuls, en face l’un de l’autre.

Athos reprit aussitôt l’air empressé qu’il avait à l’arrivée de d’Artagnan.

— Eh bien, dit-il, cher ami, que veniez-vous m’annoncer ?

— Moi ? demanda d’Artagnan.

— Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause ?

Athos sourit.

— Dame ! fit d’Artagnan.

— Je vais vous mettre à votre aise, cher ami. Le roi est furieux, n’est-ce pas ?

— Mais je dois vous avouer qu’il n’est pas content.

— Et vous venez ?…

— De sa part, oui.

— Pour m’arrêter, alors ?

— Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami.

— Je m’y attendais. Allons !

— Oh ! oh ! que diable ! fit d’Artagnan, comme vous êtes pressé, vous !

— Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos.

— J’ai le temps. N’êtes-vous pas curieux, d’ailleurs, de savoir comment les choses se sont passées entre moi et le roi ?

— S’il vous plaît de me le raconter, cher ami, j’écouterai cela avec plaisir.

Et il montra à d’Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci s’étendit en prenant ses aises.

— J’y tiens, voyez-vous, continua d’Artagnan, attendu que la conversation est assez curieuse.

— J’écoute.

— Eh bien, d’abord, le roi m’a fait appeler.

— Après mon départ ?

— Vous descendiez les dernières marches de l’escalier, à ce que m’ont dit les mousquetaires. Je suis arrivé. Mon ami, il n’était pas rouge, il était violet. J’ignorais encore ce qui s’était passé. Seulement, à terre, sur le parquet, je voyais une épée brisée en deux morceaux.

« – Capitaine d’Artagnan ! s’écria le roi en m’apercevant.

« – Sire, répondis-je.

« – Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent !

« – Un insolent ? m’écriai-je avec un tel accent, que le roi s’arrêta court.

« – Capitaine d’Artagnan, reprit le roi les dents serrées, vous allez m’écouter et m’obéir.

« – C’est mon devoir, sire.

« – J’ai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, l’affront de ne pas le faire arrêter chez moi.

« – Ah ! ah ! dis-je tranquillement.

« – Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse…

« Je fis un mouvement.

« – S’il vous répugne de l’arrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes.

« – Sire, répliquai-je, il n’est pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service.

« – Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté ; car vous m’avez toujours bien servi, monsieur d’Artagnan.

« – Vous ne me déplaisez pas, sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout.

« – Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est votre ami ?

« – Il serait mon père, sire, que je n’en serais pas moins de service.

« Le roi me regarda ; il vit mon visage impassible et parut satisfait.

« – Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère ? demanda-t-il.

« – Sans doute, sire, si vous m’en donnez l’ordre.

« – Eh bien, l’ordre, je vous le donne.

« Je m’inclinai.

« – Où est le comte, sire ?

« – Vous le chercherez.

« – Et je l’arrêterai en quelque lieu qu’il soit, alors ?

« – Oui… Cependant, tâchez qu’il soit chez lui. S’il retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route.

« Je saluai ; et, comme je restais en place :

« – Eh bien ? demanda le roi.

« – J’attends, sire ?

« – Qu’attendez-vous ?

« – L’ordre signé.

« Le roi parut contrarié.

« En effet, c’était un nouveau coup d’autorité à faire ; c’était réparer l’acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a.

« Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur, puis il écrivit :

« Ordre à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, d’arrêter M. le comte de La Fère partout où on le trouvera. »

« Puis il se tourna de mon côté.

« J’attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité, car il signa vivement ; puis, me remettant l’ordre :

« – Allez ! s’écria-t-il.

« J’obéis, et me voici.

Athos serra la main de son ami.

— Marchons, dit-il.

— Oh ! fit d’Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant de quitter comme cela votre logement ?

— Moi ? Pas du tout.

— Comment !…

— Mon Dieu, non. Vous le savez, d’Artagnan, j’ai toujours été simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à l’ordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour l’autre à l’ordre de mon Dieu. Que faut-il à l’homme prévenu ? Un porte-manteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourd’hui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc.

— Mais Bragelonne ?…

— Je l’ai élevé dans les principes que je m’étais faits à moi-même, et vous voyez qu’en vous apercevant, il a deviné à l’instant même la cause qui vous amenait. Nous l’avons dépisté un moment ; mais, soyez tranquille, il s’attend assez à ma disgrâce pour ne pas s’effrayer outre mesure. Marchons.

— Marchons, dit tranquillement d’Artagnan.

— Mon ami, dit le comte, comme j’ai brisé mon épée chez le roi, et que j’en ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre.

— Vous avez raison ; et, d’ailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre épée ?

— Marche-t-on devant vous ou derrière vous ?

— On marche à mon bras, répliqua d’Artagnan.

Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre l’escalier.

Ils arrivèrent ainsi au palier.

Grimaud, qu’ils avaient rencontré dans l’antichambre, regardait cette sortie d’un air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter qu’il y eût quelque chose de caché là-dessous.

— Ah ! c’est toi, mon bon Grimaud ? dit Athos. Nous allons…

— Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d’Artagnan avec un mouvement amical de la tête.

Grimaud remercia d’Artagnan par une grimace qui avait visiblement l’intention d’être un sourire, et il accompagna les deux amis jusqu’à la portière. Athos monta le premier ; d’Artagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce départ, tout simple et sans autre démonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage. Lorsque le carrosse eut atteint les quais :

— Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois ? dit Athos.

— Moi ? dit d’Artagnan. Je vous mène où vous voulez aller, pas ailleurs.

— Comment cela ? fit le comte surpris.

— Pardieu ! dit d’Artagnan, vous comprenez bien, mon cher comte, que je ne me suis chargé de la commission que pour que vous en fassiez à votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans réflexion. Si je n’avais pas prévu cela, j’eusse laissé faire M. le capitaine des gardes.

— Ainsi ?… demanda Athos.

— Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez.

— Cher ami, dit Athos en embrassant d’Artagnan, je vous reconnais bien là.

— Dame ! il me semble que c’est tout simple. Le cocher va vous mener à la barrière du Cours-la-Reine ; vous y trouverez un cheval que j’ai ordonné de tenir tout prêt ; avec ce cheval, vous ferez trois postes tout d’une traite, et, moi, j’aurai soin de ne rentrer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, qu’au moment où il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagné le Havre, et, du Havre, l’Angleterre, où vous trouverez la jolie maison que m’a donnée mon ami M. Monck, sans parler de l’hospitalité que le roi Charles ne manquera pas de vous offrir. Eh bien, que dites-vous de ce projet ?

— Menez-moi à la Bastille, dit Athos en souriant.

— Mauvaise tête ! dit d’Artagnan ; réfléchissez donc.

— Quoi ?

— Que vous n’avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous parle d’après moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge. Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison. Rien que d’y penser, la tête m’en tourne !

— Ami, répondit Athos, Dieu m’a fait, par bonheur, aussi fort de corps que d’esprit. Croyez-moi, je serai fort jusqu’à mon dernier soupir.

— Mais ce n’est pas de la force, mon cher, c’est de la folie.

— Non, d’Artagnan, c’est une raison suprême. Ne croyez pas que je discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sauvant. J’eusse fait ce que vous faites, si la fuite eût été dans mes convenances. J’eusse donc accepté de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez accepté de moi. Non ! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet.

— Ah ! si vous me laissiez faire, dit d’Artagnan, comme j’enverrais le roi courir après vous !

— Il est le roi, cher ami.

— Oh ! cela m’est bien égal ; et, tout roi qu’il est, je lui répondrais parfaitement : « Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en France et en Europe ; ordonnez-moi d’arrêter et de poignarder qui vous voudrez, fût-ce Monsieur, votre frère ; mais ne touchez jamais à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordious !… »

— Cher ami, répondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader d’une chose, c’est que je désire être arrêté, c’est que je tiens à une arrestation par-dessus tout.

D’Artagnan fit un mouvement d’épaules.

— Que voulez-vous ! continua Athos, c’est ainsi ; vous me laisseriez aller, que je reviendrais de moi-même me constituer prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme que l’éclat de sa couronne étourdit, je veux lui prouver qu’il n’est le premier des hommes qu’à la condition d’en être le plus généreux et le plus sage. Il me punit, il m’emprisonne, il me torture, soit ! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que c’est qu’un remords, en attendant que Dieu lui apprenne ce que c’est qu’un châtiment.

— Mon ami, répondit d’Artagnan, je sais trop que, lorsque vous avez dit non, c’est non. Je n’insiste plus ; vous voulez aller à la Bastille ?

— Je le veux.

— Allons-y !… À la Bastille ! continua d’Artagnan en s’adressant au cocher.

Et, se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un acharnement qui, pour Athos, signifiait une résolution prise ou en train de naître.

Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire.

— Vous n’êtes point fâché contre moi, d’Artagnan ? dit-il.

— Moi ? Eh ! pardieu ! non. Ce que vous faites par héroïsme, vous, je l’eusse fait, moi, par entêtement.

— Mais vous êtes bien d’avis que Dieu me vengera, n’est-ce pas, d’Artagnan ?

— Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le capitaine.