Le Vieillard des tombeaux/35

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 319-328).




CHAPITRE XXXV.

arrivée à édimbourg.


L’accusation est prête, les avocats sont rassemblés, les juges ont pris séance : c’est un terrible spectacle.
Gay. L’opéra du Gueux.


Un sommeil si profond s’était emparé de Henri, après l’agitation et les angoisses du jour précédent, qu’il savait à peine où il se trouvait, quand il fut éveillé par le bruit des pas des chevaux, la voix des soldats et le bruit éclatant de la trompette qui sonnait la diane. Le sergent-major vint quelques instants après l’avertir, de l’air le plus respectueux, que le général (Claverhouse avait été nouvellement promu à ce grade) le verrait avec plaisir l’accompagner pendant la route. Il rejoignit Claverhouse le plus promptement possible ; il trouva un cheval sellé pour lui, et Cuddie prêt à le suivre. Tous deux étaient privés de leurs armes à feu ; mais, du reste, ils semblaient plutôt faire partie de la troupe, que la suivre comme prisonniers. On permit à Morton de conserver son épée, qui était, à cette époque, la marque distinctive d’un gentilhomme. Claverhouse semblait prendre plaisir à se tenir près de lui, afin de converser ensemble et de changer l’opinion que son prisonnier avait pu se former de son véritable caractère. L’élégance et l’urbanité des manières de cet officier général, l’élévation chevaleresque de ses sentiments, son dévouement militaire, sa pénétration, sa connaissance profonde du cœur humain, excitaient l’estime et l’admiration de tous ceux qui s’entretenaient avec lui : d’un autre côté, la froide indifférence qu’il affectait pour les violences et les cruautés inséparables de la guerre, s’accordait mal avec ses autres qualités, qui subjuguaient autant par leur amabilité que par leur noblesse. Morton ne put s’empêcher de le comparer à Balfour de Burley ; et cette idée prit sur lui tant d’empire, qu’il laissa échapper quelques mots qui s’y rapportaient, dans un moment où ils marchaient à quelque distance de la troupe.

« Vous avez raison, dit Claverhouse, vous avez raison, nous sommes deux fanatiques. Mais il y a de la différence entre le fanatisme de l’honneur et celui d’une sombre et farouche superstition. — Cependant tous deux vous versez le sang sans pitié comme sans remords, » reprit Morton qui ne pouvait dissimuler ses sentiments. — « Sans doute, répondit Claverhouse ; mais il y a, je crois, quelque différence entre le sang de vénérables prélats, de savants docteurs, de braves soldats, de nobles gentilshommes, et la liqueur rouge qui coule dans les veines de maniaques chanteurs de psaumes, de démagogues au cerveau fêlé, de paysans grossiers. Il y a quelque différence entre répandre un flacon de vin généreux, et briser un pot d’ale trouble. — Votre distinction est trop subtile pour mon intelligence, répliqua Morton ; la vie est un présent de Dieu, celle du paysan, aussi bien que celle du prince : et ceux qui sans droit ou sans nécessité détruisent l’ouvrage du Créateur, en répondront devant lui. Et, par exemple, ai-je plus de droit aujourd’hui à la protection du général Graham que la première fois que je le rencontrai ? — Et qu’il faillit vous en coûter cher, n’est-ce pas ? répondit Claverhouse. Eh bien ! je vous répondrai franchement : alors je croyais n’avoir affaire qu’au fils d’une vieille tête ronde de rebelle, au neveu d’un vieux laird presbytérien : maintenant je vous connais mieux. J’ai découvert en vous des qualités que je respecte dans un ennemi autant que je les aime dans un ami. J’ai appris à vous apprécier depuis notre première rencontre, et vous voyez, j’espère, que le résultat de mes informations ne vous a pas été défavorable. — Mais cependant… dit Morton. — Mais cependant, » reprit Graham en continuant sa phrase, « vous voulez dire que vous êtes le même aujourd’hui que vous étiez alors. C’est vrai ; mais comment pouvais-je le savoir ? Au surplus, la répugnance que je montrais à suspendre votre exécution doit vous prouver la haute opinion que j’avais de vos talents. — Pensez-vous, général, répliqua Morton, que je vous doive beaucoup de reconnaissance pour une telle marque d’estime ? — Allons, allons ! vous êtes trop pointilleux, répliqua Claverhouse. Je vous dis que je vous croyais tout autre que vous êtes. Avez-vous jamais lu Froissart ? »

Morton répondit négativement.

« J’ai presque envie, reprit Claverhouse, de vous faire mettre six mois en prison, afin de vous procurer ce plaisir. Ce livre m’inspire plus d’enthousiasme que la poésie même. Avec quels sentiments chevaleresques ce noble chanoine réserve ses belles expressions de douleur pour la mort du vaillant et noble chevalier dont le trépas est une perte irréparable, tant il était dévoué à son roi, pur dans sa foi religieuse, hardi contre l’ennemi, fidèle à sa dame ! Comme il déplore la perte de cette perle de chevalerie, quel que soit le parti auquel elle a appartenu. Mais qu’on fasse disparaître de la surface de la terre quelques centaines de ces paysans grossiers, nés pour la labourer, le noble et judicieux historien s’en soucie fort peu… aussi peu et moins encore peut-être que John Graham de Claverhouse. — Vous avez en votre pouvoir, général, répondit Morton, un paysan en faveur duquel, malgré votre mépris pour une profession que certains philosophes ont considérée comme aussi utile que celle de soldat, je prendrai la liberté de solliciter votre protection. — Vous voulez dire, » répliqua Claverhouse en parcourant son mémorandum, un certain Hatérich… Edderich, ou… ou Headrigg ?… oui, Cuthbert ou Cuddie Headrigg, voilà bien son nom… Oh ! ne craignez rien pour lui, s’il veut être raisonnable. Les dames de Tillietudlem m’ont parlé en sa faveur, il y a déjà long-temps ; il doit épouser leur femme de chambre, à ce que je crois. On lui rendra la liberté sans lui faire de mal, à moins que par opiniâtreté il ne refuse cette bonne fortune. — Je ne pense pas qu’il ait l’ambition d’être martyr, dit Morton. — Tant mieux pour lui, répliqua Claverhouse. D’ailleurs, quoi que ce garçon puisse avoir fait, je me déclare son protecteur à cause de la confiance un peu inconsidérée avec laquelle, la nuit dernière, il s’est jeté dans nos rangs lorsqu’il cherchait du secours pour vous, monsieur Morton. Je n’abandonne jamais un homme qui se livre à moi avec une si entière confiance. Mais je vous dirai franchement qu’il y a longtemps que j’ai l’œil sur lui… Holliday, apportez-moi le livre noir. »

Le sergent-major ayant remis à son général ce registre sinistre où les suspects étaient inscrits par ordre alphabétique, Claverhouse se mit à le feuilleter tout en marchant, et à lire les noms comme ils se présentaient.

« Cumblegumption, ministre autorisé, âgé de cinquante ans, homme fin, rusé : ce n’est pas cela… Ah ! ah ! le voici… Heathercat, prédicateur mis hors la loi, zélé caméronien : il tient un conventicule sur les monts Campsie. Ce n’est pas encore cela… Ah ! enfin, voici : Cuthbert Headrigg : sa mère puritaine exaltée ; pour lui, garçon fort simple… capable de se bien conduire dans une action, mais incapable de conduire une intrigue… meilleur pour la main que pour la tête ; on pourrait le ramener à la bonne cause sans son attachement pour… »

Ici Claverhouse regarda Morton, puis ferma le livre, et continua sur un autre ton : « La fidélité et le dévouement, monsieur Morton, ce sont là des mots qui ne manquèrent jamais de produire leur effet sur moi. Vous pouvez vous tenir assuré de la vie de ce jeune homme. — Un esprit aussi élevé que le vôtre, dit Morton, ne se révolte-t-il point de suivre un système qui exige des enquêtes si minutieuses sur des individus si obscurs ? — Tous ne supposez pas que nous ayons jamais pris cette peine, » répliqua le général avec hauteur ; « les curés, par zèle, autant que pour leur propre intérêt, recueillent ces renseignements, chacun dans sa paroisse ; ils en distinguent mieux les brebis noires du reste du troupeau. J’ai ici votre portrait depuis trois ans. — En vérité ! répliqua Morton : voudriez-vous bien me le montrer ? — Volontiers, dit Claverhouse, je n’y vois pas d’inconvénient. Vous ne pourrez vous venger de l’auteur de ce portrait, car probablement vous allez quitter l’Écosse pour quelque temps. »

Ces mots furent prononcés avec un air d’indifférence ; mais Morton, à qui ils annonçaient un exil loin de sa patrie, frémit involontairement. Avant qu’il eût pu répondre, Claverhouse reprit : « Henri Morton, fils de Silas Morton, colonel de cavalerie au service du parlement d’Écosse, neveu et présomptif héritier de Morton de Milnwood… Éducation imparfaite, mais de l’audace au-dessus de son âge… Il excelle dans tous les exercices… Indifférent aux formes religieuses, semble pourtant incliner vers le presbytérianisme… Il a des idées exaltées et fort dangereuses sur la liberté de penser et de parler. Il flotte entre la secte des latitudinariens et celle des enthousiastes… Aimé et recherché par les jeunes gens de son âge. Modeste, tranquille, simple dans ses manières, mais d’un cœur fier et intraitable, il est… Ici, monsieur Morton, se trouvent trois croix rouges, ce qui signifie trois fois dangereux. Vous voyez qu’on vous tenait pour un personnage important… Mais que me veut cet envoyé ? »

Un cavalier s’approcha en ce moment et lui remit une lettre. Claverhouse y jeta les yeux, sourit avec dédain, et lui ordonna de dire à son maître d’envoyer ses prisonniers à Édimbourg ; qu’il n’y avait pas d’autre réponse. Le messager tourna bride, et Claverhouse dit à Morton d’une voix dédaigneuse : « C’est un de vos alliés, ou, pour mieux dire, un allié de votre bon ami Burley qui vous abandonne… Écoutez ce qu’il dit : « Mon cher monsieur, (je ne sais depuis quand nous sommes si intimes) je prie Votre Excellence d’accepter mes humbles félicitations sur la victoire » hem ! hem ! « bienheureuse remportée par l’armée de Sa Majesté. Je vous prie de croire que j’ai fait prendre les armes à mes vassaux pour arrêter les fugitifs : j’ai déjà fait plusieurs prisonniers, et j’espère en faire encore d’autres. Signé Basile Olifant. » Vous le connaissez sans doute de nom ? — N’est-ce pas un parent de lady Marguerite Bellenden ? — Oui, continua Graham, et le dernier héritier mâle de son père, quoique à un degré fort éloigné. C’est, de plus, un prétendant à la main de la belle Édith, quoique déjà il ait été éconduit comme indigne ; mais, par dessus tout, un admirateur passionné du domaine de Tillietudlem et de toutes ses dépendances. — Il prenait un mauvais moyen pour se recommander auprès de la famille de Tillietudlem, » dit Morton qui ne voulait pas exprimer ses véritables sentiments, « en entretenant des liaisons avec notre malheureux parti. — Oh ! cet excellent Basile Olifant s’accommode avec tout le monde. Il était mécontent du gouvernement, qui lui a refusé d’annuler en sa faveur le testament par lequel le feu comte de Torwood léguait tous ses domaines à sa propre fille ; il était mécontent de lady Marguerite, parce qu’elle lui a refusé la main d’Édith ; enfin il en voulait à cette dernière, parce qu’elle ne s’était pas laissé charmer par sa longue et gauche personne. Il entra donc en correspondance secrète avec Burley, et arma ses vassaux dans l’intention de le secourir, si toutefois il n’avait pas besoin de secours, c’est-à-dire si vous nous aviez battus hier. Aujourd’hui le coquin prétend qu’il a toujours travaillé pour le service du roi, et le conseil ajoutera foi à ses protestations, car Olifant a eu l’adresse de s’y faire des amis ; et l’on fusillera, l’on pendra quelques douzaines de ces pauvres fanatiques, tandis que ce maître fourbe cachera sous le manteau de la loyauté sa double hypocrisie. »

Cette conversation variée trompa pour eux l’ennui du chemin. Claverhouse parlait toujours à Morton avec une extrême franchise, et le traitait plutôt comme un ami et un compagnon que comme un prisonnier ; aussi ce dernier, bien qu’incertain sur son sort, fut si frappé de la richesse d’imagination et de la profonde connaissance du cœur humain que déployait le général, que depuis le moment où il était devenu son prisonnier de guerre et avait ainsi échappé aux embarras de sa position parmi les insurgés et aux conséquences de leurs soupçons et de leurs ressentiments ; en un mot, que depuis qu’il avait commencé à jouer un rôle dans les affaires politiques, le temps ne lui avait jamais paru marcher aussi rapidement. Semblable à un cavalier qui laisse flotter les rênes sur le cou de son cheval, il s’abandonnait au cours des événements, et s’épargnait au moins la peine d’essayer de les maîtriser. Il voyagea de cette façon, et le nombre de ses compagnons de route s’augmentait à chaque instant ; car les détachements de cavalerie arrivaient de différents points, ramenant de malheureux insurgés qui étaient tombés en leur pouvoir. Enfin ils approchèrent d’Édimbourg.

« Le conseil privé, dit Claverhouse, sans doute pour donner, par l’excès de sa joie, la juste mesure de sa crainte passée, a décidé que nous ferions une sorte d’entrée triomphale, traînant nos captifs à notre suite. Mais comme j’ai fort peu de goût pour ces sortes de spectacles, je veux m’y dérober, et vous avec moi. »

Alors il remit le commandement à Allan, qui depuis peu avait été nommé lieutenant-colonel, prit un sentier détourné, et entra dans la ville sans aucun appareil, accompagné de Morton et de deux ou trois domestiques. Arrivé au logement qu’il occupait d’ordinaire dans la Canongate, Claverhouse assigna à son prisonnier un petit appartement, en lui disant qu’il l’y laissait sur parole jusqu’à nouvel ordre.

Après un quart d’heure environ, consacré à des réflexions solitaires sur les étranges vicissitudes de son sort, Morton fut attiré à la fenêtre par un grand bruit qui se faisait dans la rue. Les trompettes, les tambours, les timbales, qui se mêlaient aux acclamations d’une foule innombrable, lui apprirent que la cavalerie royale faisait son entrée triomphale.

Les magistrats, accompagnés de leur garde de hallebardiers, avaient été recevoir les vainqueurs aux portes de la ville pour les féliciter ; ils marchaient à la tête du cortège. Derrière eux on portait sur des piques les têtes de deux rebelles, et devant chacune de ces têtes sanglantes les mains mutilées de ces malheureuses victimes, que, par un raffinement odieux de plaisanterie, ceux qui les tenaient rapprochaient de temps en temps l’une de l’autre dans l’attitude de la prédication ou de la prière. Ces trophées sanglants avaient appartenu à deux prédicateurs qui furent tués à Bothwell-Bridge. Venait ensuite une charrette conduite par le valet de l’exécuteur des hautes œuvres, sur laquelle étaient placés Macbriar et deux autres prisonniers qui paraissaient être de la même profession : ils étaient tête nue, et bien attachés ; mais ils n’en portaient pas moins autour d’eux des regards plutôt triomphants que consternés, et ils ne semblaient ni émus par le destin de leurs compagnons dont on portait devant eux les membres sanglants, ni troublés par la crainte de leur exécution prochaine, que tous ces préliminaires annonçaient clairement.

Derrière ces prisonniers, ainsi exposés aux outrages et aux railleries de la populace, venait un corps de cavaliers brandissant leurs sabres, et faisant retentir la rue d’acclamations auxquelles répondait par des cris et des vociférations atroces cette même populace, qui, dans les grandes villes, n’est jamais si heureuse que quand on lui permet de se livrer à de bruyantes clameurs, quel qu’en soit le motif. Derrière cette troupe venaient les principaux d’entre les prisonniers, ayant à leur tête quelques-uns de leurs chefs, et exposés à tous les outrages et à toutes les insultes imaginables. Quelques-uns étaient placés sur leurs chevaux, la tête tournée vers la queue ; d’autres étaient attachés à de longues barres de fer qu’ils étaient obligés de porter dans leurs mains, comme les galériens espagnols qui se rendent au port où ils doivent être embarqués. Les têtes de ceux qui avaient été tués étaient portées en triomphe devant leurs compagnons, les unes au bout de piques et de hallebardes, les autres dans des sacs sur lesquels étaient écrits les noms des victimes. Tels étaient les objets qui précédaient cette funèbre procession, dont tous les membres semblaient aussi irrévocablement dévoués à la mort que s’ils eussent porté le san benito comme les hérétiques condamnés à figurer dans un auto-da-fé[1].

Derrière ceux-ci marchait la foule obscure des prisonniers, au nombre de plusieurs milliers : quelques-uns, malgré leur infortune, étaient encore pleins de confiance dans la cause pour laquelle ils avaient combattu, et pour laquelle ils devaient sous peu donner un plus sanglant témoignage ; les autres paraissaient pâles, découragés, abattus, se reprochant, comme une imprudence, d’avoir épousé une cause maudite par la Providence, et cherchant quelque moyen d’échapper aux conséquences de leur témérité. Il y en avait d’autres qui semblaient incapables de penser, d’espérer ou de craindre. Accablés de soif et de fatigue, ils se traînaient à peine, comme des bœufs harassés qui ne savent si on les conduit à la boucherie ou au pâturage, et restent insensibles à tout, si ce n’est au sentiment de leur souffrance actuelle. Ces infortunés marchaient entre deux files de soldats suivis de la cavalerie, dont la musique militaire, répétée par les hautes maisons qui bordaient la rue, se mêlaient aux chants de joie et de triomphe des soldats et aux cris sauvages de la populace.

Morton sentit son cœur se serrer à la vue de cet affligeant spectacle ; et en reconnaissant sur les têtes sanglantes et sur les traits encore plus misérables et plus défaits des survivants, ces traits qui lui avaient été si familiers pendant la courte durée de l’insurrection, il se laissa tomber sur une chaise dans un état d’angoisse et de stupéfaction dont il fut tiré par la voix de Cuddie.

« Que le Seigneur nous pardonne, monsieur ! » s’écria le pauvre garçon en claquant des dents, les cheveux hérissés, et la figure pâle ; « que le Seigneur nous pardonne, monsieur ! nous allons paraître à l’instant devant le conseil… Hé ! grand Dieu ! que veulent-ils donc qu’un pauvre homme comme moi dise devant une assemblée de lords et de seigneurs ? Et avec cela ma mère, qui est venue de Glasgow pour me voir témoigner, comme elle dit, c’est-à-dire pour me voir rendre témoignage et me voir pendre ! Mais Cuddie ne sera pas assez sot pour ne pas éviter la corde et le témoignage, s’il lui est possible de le faire… Mais voici Claverhouse lui-même… Que le Seigneur nous sauve et nous pardonne ! dirai-je encore une fois. »

« Vous allez paraître immédiatement devant le conseil, » dit Claverhouse qui entrait au moment où Cuddie finissait de parler, « et votre domestique vous accompagnera. Vous n’avez rien à craindre pour vous personnellement ; mais je vous avertis que vous serez témoin d’un spectacle qui vous sera très-pénible, et que je vous aurais épargné si cela eût dépendu de moi. Ma voiture vous conduira… Êtes-vous prêt ? »

Morton n’avait aucun moyen de résister à cette invitation, bien qu’elle ne lui fût nullement agréable. Il se leva, et suivit Claverhouse.

« Je dois vous assurer, » lui dit celui-ci en descendant l’escalier, « que vous vous tirerez aisément d’affaire, et votre domestique aussi, pourvu qu’il retienne sa langue. »

Cuddie entendit ces derniers mots avec une joie extrême.

« J’en réponds ! se dit-il à lui-même, pourvu que ma mère ne vienne pas tremper ses doigts dans la sauce. »

En ce moment il se sentit arrêter par le bras ; c’était la vieille Mause, qui l’attendait au passage. « Mon fils, mon fils ! » dit-elle en se pendant à son cou, « je suis glorieuse et fière, quoique affligée et humiliée en même temps, de ce que la bouche de mon fils est appelée à rendre glorieusement témoignage à la vérité en présence du conseil, comme il l’a déjà fait avec son épée sur le champ de bataille. — Taisez-vous, ma mère, taisez-vous ! » cria Cuddie impatienté. « Est-ce le moment, femme imprudente, de parler de ces choses-là ? Je vous dis que je ne témoignerai rien ni pour un côté ni pour l’autre. J’ai parlé à M. Poundtext, et, d’après son conseil, je déclarerai tout ce qu’ils voudront, c’est le moyen de nous sauver… M. Poundtext s’est ainsi sauvé, lui et son troupeau. Je suivrai l’exemple de ce respectable ministre. Je n’aime pas vos sermons qui finissent par un psaume à Grass-Market[2]. — Ah Cuddie, mon fils ! je serais désolée qu’il vous arrivât mal, » répondit la vieille Clause, partagée entre ses craintes pour le salut de l’âme et la conservation du corps de son fils ; « mais pensez, mon cher enfant, que vous avez combattu pour la foi, et n’allez pas, dans la crainte de perdre les consolations humaines, déserter cette glorieuse cause. — Bon ! bon ! ma mère, répliqua Cuddie. J’ai combattu, et, pour ne vous rien cacher, je suis fatigué de ce métier. J’ai fait assez long-temps le fier au milieu des armes, des mousquets, des pistolets et des bandoulières ; mais j’aime beaucoup mieux labourer la terre. Je ne vois pas pourquoi un homme se battrait quand il peut craindre d’être pendu si on le prend, ou massacré s’il fuit. — Mais mon cher Cuddie, continua l’opiniâtre Mause, « votre robe nuptiale… Oh ! n’allez pas la souiller votre robe nuptiale !!! — Assez, assez, ma mère, répliqua Cuddie ; ne voyez-vous pas qu’on m’attend ?… Ne craignez rien pour moi… Je saurai arranger tout cela mieux que vous-même. Pourquoi venez-vous me parler de mariage, quand j’ai presque la corde au cou ? »

À ces mots il s’arracha des bras de sa mère, et pria les soldats qui devaient l’escorter de le conduire immédiatement au lieu des séances du conseil, où Claverhouse et Morton étaient déjà entrés.



  1. David Hackston de Rathillet, qui fut blessé et pris dans l’escarmouche d’Air’s-Moss, où périt le célèbre Cameron, fut, à son entrée à Édimbourg, d’après l’ordre du conseil, reçu par les magistrats à la Water-Gate, et placé à poil sur un cheval la tête du côté de la queue, et trois autres attachés à une barre de fer armée d’aiguillons, et ainsi promenés par les rues. La tête de Cameron était portée devant eux au bout d’une hallebarde.
  2. Place d’Édimbourg où se faisaient les exécutions. a. m.