Le Vieillard des tombeaux/36

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 328-338).




CHAPITRE XXXVI.

le départ.


Adieu, pays natal ; bon soir.
Lord Byron.


Le conseil privé d’Écosse, depuis la réunion de ce royaume à l’Angleterre, exerçait tout à la fois le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il était assemblé dans le bâtiment sombre et gothique, contigu à la salle du parlement à Édimbourg, quand Claverhouse entra, et prit place parmi les juges assis autour de la table.

« Vous nous avez apporté un joli plat de gibier, général ! » dit un seigneur qui occupait une des premières places : « voici un corbeau qui va croasser… un coq prêt à combattre ; et un… comment nommerai-je le troisième, général ? — Sans métaphore, monsieur, je vous prie de le regarder comme un homme auquel je m’intéresse particulièrement, répliqua Claverhouse. — Et un whig, par-dessus le marché, » continua le juge en tirant une langue qui semblait trop longue pour tenir dans sa bouche, et en cherchant à donner à ses traits une expression de malice qui semblait lui être naturelle. — Oui, avec la permission de Votre Grâce, un whig, tel que vous l’étiez en 1681, répliqua Claverhouse avec cette froide politesse qui le caractérisait. — Vous y êtes pris, milord, s’écria un des membres du conseil. — Mais oui, mais oui, répondit le juge en riant ; « depuis l’affaire de Drumclog on ne peut plus lui parler. — Allons, allons, dit le duc de Lauderdale, qui présidait le conseil, « qu’on amène les prisonniers ; et vous, greffier, lisez l’écrit que vous avez préparé. »

Le greffier lut un acte par lequel le général Graham de Claverhouse et lord Evandale se portaient cautions que Henri Morton de Milnwood sortirait du royaume, et resterait en pays étranger jusqu’à ce qu’il plût à Sa Majesté de lui accorder la permission de rentrer, et ce à cause de la part que ledit Morton avait prise à la dernière insurrection. En cas d’inexécution de sa part, la peine de mort était prononcée contre lui, et une amende de dix mille marcs d’argent contre chacune de ses cautions.

« Monsieur Morton, acceptez-vous le pardon que le roi veut bien vous accorder à ces conditions ? » demanda le duc de Lauderdale. — Je n’ai pas d’autre choix à faire, milord, répondit Morton. — Alors, signez cet acte. »

Morton obéit sans répliquer, convaincu que dans sa position il lui était impossible d’être traité plus favorablement. Macbriar, qu’on apportait dans ce même instant auprès de la table, attaché sur une chaise, car il était trop faible pour se tenir debout, Macbriar s’écria en poussant un profond gémissement :

« Il consomme son apostasie en reconnaissant le pouvoir du tyran charnel ! Astre déchu ! astre déchu ! — Silence, monsieur ! » dit le juge qui avait d’abord parlé à Claverhouse, et qui était un peu facétieux ; « gardez votre haleine pour souffler votre propre soupe ; elle se trouvera assez chaude pour votre gosier, je vous le promets. — Amenez l’autre prisonnier, » dit le président après avoir fait signe à Morton d’aller s’asseoir sur un des sièges placés le long des murs de la salle ; « ce garçon ne manque pas tout à fait d’esprit. Je le crois un de ces moutons qui ne sautent pas le fossé avant d’avoir vu sauter les autres. »

Cuddie fut introduit : il n’était point enchaîné, mais il était escorté de deux hallebardiers. On le fit placer devant la table, à côté de Macbriar. Le pauvre garçon promena autour de lui un regard piteux, qui exprimait à la fois le respect pour les grands personnages en présence desquels il se trouvait, la pitié pour ses compagnons de souffrance, et une vive appréhension pour lui-même. Il fit d’un air gauche un salut très respectueux, et attendit le commencement de cette pénible scène.

« Étiez-vous à la bataille de Bothwell-Bridge ? » telle fut la première question qu’on lui adressa, et qui le glaça d’épouvante. Il se préparait à répondre négativement ; mais, en y réfléchissant un peu, il eut assez de bon sens pour sentir qu’il serait accablé par l’évidence. Il fit donc, en véritable Calédonien, une réponse évasive : — Il se pourrait bien que je m’y fusse trouvé. — Répondez catégoriquement, drôle, oui ou non. Vous savez que vous y étiez. — Il ne m’appartient pas de contredire Votre Honneur, Votre Grâce, Votre Seigneurie. — Encore une fois, y étiez-vous, oui ou non ? » s’écria le duc impatienté. — Mon cher monsieur, reprit Cuddie, qui peut savoir précisément où il a été chaque jour de sa vie ? — Parle clairement, imbécile, s’écria le général Dalzell, ou je te fais sauter les dents de la bouche avec le pommeau de mon poignard. Crois-tu que nous puissions rester ici toute une journée à te suivre dans tous tes détours, comme des lévriers courent un lièvre[1] ? — Eh bien donc, puisque rien autre chose ne peut vous satisfaire, écrivez que je ne puis nier que j’y étais. — Bien, monsieur, dit le duc ; et pensez-vous que prendre les armes en cette circonstance était un acte de rébellion ? — Je ne suis pas trop libre de donner mon opinion, » répondit le prudent Cuddie, « sur une question d’où ma tête dépend ; mais je doute que ce soit quelque chose de mieux. — De mieux que quoi ? Qu’un acte de rébellion, comme dit Votre Honneur, répliqua Cuddie. — Bien, monsieur, c’est là parler nettement, dit Sa Grâce. Et consentez-vous, comme condition du pardon que le roi voudra bien vous accorder pour votre compte, à vous soumettre à l’Église établie et à prier pour Sa Majesté ? — Bien volontiers, milord ! » répondit Cuddie, dont la conscience n’était guère scrupuleuse, « et à boire à sa santé, par-dessus le marché, quand l’ale sera bonne. — Ah ! ah ! dit le duc, il est hardi comme un coq. Et qui vous a entraîné dans cette mauvaise affaire, mon honnête ami ? — Le mauvais exemple, répliqua le prisonnier, et une vieille folle de mère, sauf le respect que je dois à Votre Seigneurie. — Remerciez Dieu, mon brave ami, et gardez-vous à l’avenir des mauvais conseils. Je ne vous crois pas capable de concevoir tout seul un complot de haute trahison… Expédiez-lui son pardon pur et simple, et faites avancer ce coquin qui est sur sa chaise. »

On apporta Macbriar près de la barre du tribunal.

« Étiez-vous à la bataille de Bothwell-Bridge ? » lui demanda-t-on comme à Cuddie. — « J’y étais, » répondit le prisonnier d’une voix ferme et résolue. » — « Étiez vous armé ? — Je ne l’étais pas. J’étais là en ma qualité de prédicateur de la parole de Dieu, pour encourager ceux qui tiraient l’épée pour sa cause. — En d’autres termes, pour exciter et enflammer les rebelles, dit le duc. — Vous l’avez dit. — Fort bien, continua l’interrogateur. Dites-nous si vous avez vu John Balfour de Burley parmi les combattants. Je présume que vous le connaissez ? — Je bénis Dieu de connaître Burley ; c’est un zélé et fervent chrétien. — Où et quand avez-vous vu ce pieux personnage pour la dernière fois ? — Je suis ici peur répondre pour moi-même, » répondit Macbriar avec la même intrépidité, « et non pour compromettre la sûreté des autres. — Nous savons, dit Dalzell, comment vous faire retrouver votre langue. — Si vous pouvez lui faire croire qu’il est dans un conventicule, ajouta Lauderdale, il la retrouvera sans votre secours. Allons, mon garçon, parlez pendant qu’il en est temps. Vous êtes trop jeune pour supporter les douleurs qui vous sont réservées si vous vous obstinez à vous taire. — Je vous défie, » répondit Macbriar en promenant sur ses juges un regard ferme et méprisant ; « ce ne sera pas la première fois que j’aurai souffert la captivité et la torture ; et quoique jeune encore, j’ai assez vécu pour avoir appris à mourir quand ma dernière heure sonnera. — Il est facile de mourir ; mais il y a des choses plus douloureuses qui peuvent précéder la mort, » dit Lauderdale ; et il agita une petite sonnette d’argent placée devant lui sur la table.

À ce signal une draperie cramoisie, qui recouvrait une espèce de niche ou d’enfoncement gothique, se leva, et l’on aperçut l’exécuteur des hautes-œuvres, homme d’une grande taille, d’une figure hideuse, placé derrière une table de chêne sur laquelle étaient des serre-pouces et une botte en fer, appelée la botte écossaise, dont on se servait en ces jours de tyrannie pour torturer les accusés. Morton, qui ne s’attendait pas à cet horrible spectacle, tressaillit ; mais Macbriar ne fit aucun mouvement, et considéra ces affreux préparatifs avec un sang-froid impassible. Si, dans le premier moment de la surprise, le sang s’était retiré de ses joues par suite d’un sentiment d’effroi involontaire, sa fermeté d’âme le fit bientôt remonter plus vif encore à son front.

« Connaissez-vous cet homme ? » lui dit Lauderdale d’un ton sombre et grave, et presque à voix basse. — « Je suppose, répliqua Macbriar, que c’est l’exécuteur infâme de vos ordres sanguinaires contre la personne des élus de Dieu. Vous et lui vous êtes également méprisables à mes yeux, et je bénis Dieu de ce que je ne redoute pas les tourments que vous pouvez ordonner, et qu’il peut me faire souffrir. La chair et le sang peuvent fléchir sous les souffrances auxquelles vous me condamnez ; la nature faible et fragile peut verser des larmes, ou laisser échapper des cris ; mais mon âme, j’en ai la confiance, mon âme a jeté l’ancre sur le rocher des siècles. — Faites votre devoir, » dit le duc au bourreau.

Celui-ci s’avança, et demanda d’une voix rauque et discordante à laquelle des deux jambes du prisonnier il devait d’abord appliquer les instruments de torture.

« Qu’il choisisse lui-même, répondit le duc. Je veux l’obliger dans tout ce qui est raisonnable. — Puisque vous me laissez le choix, » dit le prisonnier en avançant sa jambe droite, « prenez la meilleure ! je la sacrifie volontiers à la cause pour laquelle je souffre[2]. »

L’exécuteur, aidé de ses valets, enferma la jambe et le genou dans l’étroite botte de fer, plaça un coin du même métal entre le bord de la machine et le genou, prit un maillet, et demeura immobile, attendant de nouveaux ordres. Un homme bien vêtu (c’était un médecin) se plaça de l’autre côté de la chaise du prisonnier, lui mit le bras à nu, et appliqua son pouce sur l’artère, afin de régler la torture d’après les forces du patient. Quand ces préparatifs furent terminés, le président du conseil répéta la même question ; toujours d’une voix sombre.

« Quand et où avez-vous vu pour la dernière fois John Balfour de Burley ? »

Le prisonnier, au lieu de répondre, leva les yeux au ciel, comme s’il implorait l’assistance divine, et murmura quelques mots, dont les derniers furent les seuls que l’on entendit : « Tu as dit que ton peuple obéirait au joug de ton pouvoir. »

Le duc de Lauderdale promena les yeux autour de lui sur les membres du conseil, comme pour recueillir leurs muets suffrages, puis il fit un signe au bourreau, dont le maillet descendit à l’instant sur le coin, qui, poussé entre le genou et la botte de fer, causa au patient la plus cruelle douleur, comme le fit voir évidemment la rougeur qui se répandit subitement sur ses joues et sur son front. Le bourreau releva son maillet, et se tint prêt à frapper un second coup.

« Voulez-vous dire, répéta le duc, où et quand vous avez laissé Balfour de Burley la dernière fois que vous l’avez vu ? — Je vous ai répondu, » dit le patient avec intrépidité, et le marteau frappa un second coup, puis un troisième, puis un quatrième ; mais au cinquième, quand on eut introduit un coin plus épais, le prisonnier poussa un cri d’angoisse.

Morton sentait son sang bouillonner dans ses veines pendant cette horrible scène ; enfin, ne pouvant supporter plus long-temps ce spectacle, quoiqu’il fût sans armes, et lui-même dans un grand danger, il allait s’élancer de son siège, quand Claverhouse, qui remarquait son émotion, le retint par force en lui mettant une main sur l’épaule et l’autre sur la bouche. « Pour l’amour de Dieu ! » lui dit-il à voix basse, « songez où vous êtes. »

Heureusement pour Morton, ce mouvement ne fut pas aperçu des autres membres du conseil, qui donnaient toute leur attention à ce qui se passait devant eux.

« Il a perdu connaissance, dit le médecin ; il est évanoui, milords ; la nature humaine n’en peut endurer davantage. — Donnez-lui quelque repos, » dit le président ; et se tournant vers Dalzell, il ajouta : « Il confirmera le vieux proverbe, car il n’ira guère à cheval aujourd’hui, quoiqu’il ait mis ses bottes. Je pense qu’il faut en finir avec lui… Oui, que l’on dépêche sa sentence, et que nous en soyons débarrassés. Nous avons encore beaucoup de besogne. »

On employa les eaux spiritueuses et les essences pour rappeler les sens de l’infortuné captif ; et aussitôt qu’à sa faible respiration on jugea qu’il revenait à la vie, le duc prononça sa sentence de mort, comme traître pris en rébellion ouverte, et ordonna qu’il serait conduit de la barre à la place des exécutions, pour y être pendu par le cou, avoir la tête et les mains coupées après le supplice, afin que le conseil en disposât selon son bon plaisir[3] ; qu’enfin tous ses biens meubles et immeubles seraient acquis et confisqués au profit de Sa Majesté… Doomster[4], continua-t-il, lisez au prisonnier sa sentence. »

Alors, et même encore à une époque moins reculée, l’exécuteur des hautes œuvres remplissait l’office de doomster (justicier). Cet office, qu’il ajoutait à ses propres fonctions, consistait à répéter à haute voix aux condamnés la sentence prononcée par le juge : cette sentence acquérait un nouveau degré d’horreur, par la pensée que cet odieux personnage la mettrait aussi à exécution. Macbriar n’avait pas entendu le lord président prononcer sa condamnation ; mais il avait repris assez de connaissance pour l’entendre répéter par la rude et affreuse voix de celui qui devait l’exécuter : à ces derniers et funèbres mots : « Je prononce la peine de mort, » il répliqua avec fermeté :

« Milords, je vous remercie de la seule faveur que j’espérais, et que j’eusse consenti à accepter de vous, celle d’avoir condamné ce corps, mutilé aujourd’hui par votre cruauté, à une promptes destruction. Peu m’importe, en effet, de périr sur le gibet ou dans une prison ? Mais si les tortures que j’ai endurées aujourd’hui avaient triomphé de mon âme aussi bien que de son enveloppe ; mortelle, je n’aurais pu montrer au monde comment un chrétien sait souffrir pour la bonne cause. Du reste, milords, je vous pardonne ce que vous avez ordonné et ce que j’ai souffert…. Et comment ne vous pardonnerais-je pas ?… Vous me procurez un heureux échange, car vous m’envoyez à la société des anges et des justes, en m’arrachant à celle des cendres et de la poussière périssable… vous m’envoyez des ténèbres à la lumière, de la mort à l’immortalité,… en un mot, de la terre au ciel  !… Si donc les remerciements et le pardon d’un mourant peuvent vous faire quelque bien, recevez de moi l’un et l’autre ; et puissent vos derniers moments être aussi heureux que les miens ! »

Après qu’il eut prononcé ces paroles d’un air triomphant, il fut emporté hors de la salle par ceux qui l’y avaient apporté. Une demi-heure après il avait cessé de vivre. Il mourut avec le même courage et le même enthousiasme qu’il avait montré dans tout le cours de sa vie.

Le conseil se sépara, et Morton se retrouva dans la voiture du général Graham.

« Quelle fermeté ! quelle intrépidité admirable ! » dit Morton en réfléchissant à la conduite de Macbriar ; « quel dommage que tant de dévouement et d’héroïsme ait été mêlé au fanatisme de sa secte ! — Vous voulez parler, dit Claverhouse, de la sentence de mort qu’il avait prononcée contre vous. Il l’aurait fort bien justifiée à ses propres yeux avec un texte de l’Écriture ; comme celui-ci, par exemple : Et Phinéas se leva et il exécuta la sentence ; ou quelque autre semblable… Mais vous savez où vous vous rendez maintenant, monsieur Morton ? — Nous sommes, je crois, sur la route de Leith, répondit Morton. Ne puis-je, avant de quitter ma patrie, faire mes adieux à mes amis ? — Votre oncle, répliqua Graham, a été prévenu ; il refuse de vous voir. Le brave gentilhomme tremble, et non sans raison, que le crime de votre rébellion ne retombe sur ses terres et sur ses domaines : il vous envoie seulement sa bénédiction et une petite somme d’argent. La santé de lord Evandale continue d’être fort mauvaise. Le major Bellenden est à Tillietudlem, où il remet tout en ordre. Ces coquins d’insurgés ont fait un grand dégât parmi les vénérables objets si chers à lady Marguerite ; ils ont profané et renversé ce qu’elle appelait le trône de sa très-sacrée Majesté. Y a-t-il encore quelqu’un que vous souhaitiez voir ? »

Morton répondit avec un profond soupir : « Non… d’ailleurs cela ne servirait de rien… mais j’ai quelques préparatifs indispensables à faire avant de me mettre en route. — On a pourvu à tout, répondit le général : lord Evandale a été au-devant de tout ce qui peut vous être utile ou agréable. Voici de sa part un paquet de lettres de recommandation pour la cour du stathouder, prince d’Orange : j’y en ai moi-même ajouté deux ou trois. J’ai fait sous lui ma première campagne ; j’ai vu le feu pour la première fois à la bataille de Senef[5]. Vous trouverez aussi quelques lettres de change pour vos premiers besoins, et l’on vous en enverra d’autres à votre première demande. Morton regardait Graham d’un air étonné et confus ; il ne s’était pas attendu que sa sentence de bannissement recevrait une si brusque exécution.

« Et mon domestique ? demanda-t-il. — On en prendra soin, et, s’il est possible, on le replacera au service de lady Marguerite Bellenden. Je ne crois pas qu’à l’avenir il s’avise jamais de manquer à une revue ; et il n’ira plus, j’en suis certain, combattre avec les whigs… Nous voici sur le quai, et le bateau vous attend. »

En effet un bateau attendait Morton, chargé de malles et d’un bagage convenable à son rang. Claverhouse, lui serrant la main, lui souhaita un bon voyage et un heureux retour en Écosse dans des temps plus tranquilles.

« Je n’oublierai jamais, lui dit-il, votre généreuse conduite envers mon ami lord Evandale, dans des circonstances où bien des gens ne se seraient fait aucun scrupule de se débarrasser d’un homme qui était un obstacle à l’accomplissement de leurs vœux. »

Ils se donnèrent encore une poignée de main affectueuse, et se séparèrent. Comme Morton descendait sur la jetée pour entrer dans le bateau, il sentit qu’on lui glissait dans la main une lettre, pliée de manière à occuper le moins de place possible. Il se retourna sur-le-champ. La personne qui la lui avait remise était enveloppée dans son manteau, de telle sorte qu’il ne put voir son visage ; elle appuya un doigt sur sa bouche, et disparut dans la foule. Cet incident éveilla la curiosité de Morton. Lorsqu’il se trouva à bord d’un vaisseau faisant voile pour Rotterdam, et qu’il vit tous ses compagnons de voyage occupés de faire chacun ses arrangements, l’occasion lui parut favorable pour ouvrir le billet mystérieux : il était ainsi conçu :

« Le courage que tu as déployé le jour fatal où Israël a fui devant ses ennemis a jusqu’à un certain point expié ton attachement aux erreurs de l’érastianisme : ce n’est pas le temps de faire combattre Éphraïm contre Israël. Je sais que ton cœur est avec la fille de l’étranger ; mais renonce à cette folie ; car dans l’exil, dans la fuite, jusqu’à la mort même, ma main pèsera sur cette maison sanguinaire et réprouvée, et la Providence m’a donné les moyens de venger sur elle les brigandages et la confiscation dont elle s’est rendue coupable. La résistance qu’a faite leur château a été la principale cause de notre défaite à Bothwell-Bridge, et j’ai juré dans mon cœur de leur en demander compte. Ne pense donc plus à cette fille ; mais réunis-toi à nos frères exilés, dont les cœurs sont toujours tournés vers ce misérable pays pour le sauver et le relever de sa ruine : il y en a un grand nombre en Hollande qui attendent l’instant de notre délivrance. Réunis-toi à eux comme le digne fils du brave Silas Morton, et ils t’accueilleront par respect pour sa mémoire et par égard pour tes propres services. Si tu es trouvé digne de travailler encore dans la vigne du Seigneur, tu auras en tout temps de mes nouvelles, en t’informant de Quentin Mackel d’Iron-Gray, chez cette excellente chrétienne Bessie Maclure, dont la demeure est voisine de l’auberge de Niel Blane. Tels sont les avis que te donne un homme qui espère entendre parler de toi comme d’un frère fidèle, luttant dans le sang contre le péché. En attendant, sois patient ; garde ton glaive à ta ceinture, et ta lampe allumée, comme celui qui veille pendant la nuit ; car celui qui jugera le mont d’Esaü, et qui dispersera les faux prophètes comme la paille, et les réprouvés comme le chaume, celui-là viendra à la quatrième veille avec des vêtements teints de sang, et la maison de Jacob sera pour le pillage, et la maison de Joseph pour le feu. L’homme qui écrit cette lettre est celui dont la main s’est levée contre les puissants du siècle sur le champ de carnage. »

Cette lettre extraordinaire était signée J. B. de B. ; mais ces initiales n’étaient pas nécessaires pour faire deviner à Morton qu’elle ne pouvait venir que de Burley. Il ne put s’empêcher d’admirer de nouveau l’esprit indomptable de cet homme qui, avec autant d’adresse que de courage et de persévérance, travaillait en ce moment même à renouer les fils d’une conspiration qui avait eu si récemment un funeste succès. Quant aux menaces de Burley contre la famille de Bellenden, il ne les attribuait qu’à son ressentiment de la belle défense qu’avait faite le château de Tillietudlem : il lui semblait d’ailleurs bien peu probable qu’au moment où le parti royaliste était victorieux, un ennemi fugitif et sans ressource pût exercer la moindre influence sur le sort de cette famille.

Cependant Morton hésita un instant s’il ne donnerait point avis au major ou à lord Evandale des menaces de Burley. En y réfléchissant, il pensa que ce serait commettre un abus de confiance, car il eût été inutile de les prévenir de ces menaces sans leur indiquer en même temps le moyen de les prévenir en s’emparant de la personne de Burley, mais en agissant ainsi, il se serait rendu coupable d’une action répréhensible, dans la vue seulement de remédier à un mal qu’il regardait comme imaginaire. Ainsi donc, après une mûre réflexion, il prit note de l’endroit et du nom que lui avait indiqués son correspondant, puis il déchira la lettre, et en jeta les morceaux dans la mer.

Cependant on avait levé l’ancre, et un vent favorable de nord-est enflait les voiles blanches du navire. Il présentait le flanc à la bise et fendait l’onde en mugissant, laissant derrière lui un long sillon. La ville et le port se perdirent bientôt dans l’éloignement, les montagnes de la côte finirent par se confondre avec le ciel, et Morton se vit séparé pour plusieurs années de son pays natal.



  1. On raconte que le général frappa un prisonnier whig, pendant son interrogatoire, avec la garde de son épée, et si violemment que le sang jaillit. Le prisonnier avait provoqué cette action inhumaine en appelant ce vieux général « une bête moscovite qui faisait rôtir les hommes. » Dalzell avait été long-temps au service de la Russie, qui n’était pas à cette époque une école d’humanité. a. m.
  2. C’est la réponse qui fut faite par James Mitchell lorsqu’on le soumit à la torture de la botte pour une tentative d’assassinat dirigée contre l’archevêque Sharpe.
  3. Le bon plaisir du conseil, relativement aux corps des victimes, était aussi féroce que le reste de sa conduite ; il faisait souvent exposer les têtes des prédicateurs sur des piques, entre leurs deux mains placées les palmes en avant, dans l’attitude de la prière. Quand la tête du célèbre Cameron fut exposée de cette manière, un spectateur lui rendit témoignage comme à la tête d’un homme qui avait vécu en priant et en prêchant, et qui était mort en priant et en combattant.
  4. Synonyme, l’exécuteur de la sentence ; en anglais doom veut dire sentence. a. m.
  5. En août 1671. Claverhouse se distingua beaucoup dans cette bataille, où il fut nommé capitaine.