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Le Vieillard des tombeaux/43

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 393-403).




CHAPITRE XLIII.

dangereuse entrevue.


Ils entrent dans la caverne ténébreuse, et trouvent l’homme maudit, couché par terre, sombre, et tout entier à ses tristes réflexions.
Spencer.


Dès que l’aurore brilla sur les montagnes, un faible coup fut frappé à la porte de la modeste chambre qu’occupait Morton, et une jeune fille lui demanda à voix basse s’il voulait se rendre à la caverne avant que les gens s’éveillassent.

Il se leva donc, et, s’habillant à la hâte, alla rejoindre sa petite conductrice. La jeune montagnarde marchait lestement devant lui, à travers les vallons et les montagnes couvertes de gelée blanche. La route sauvage dont ils suivaient les détours n’étaient ni un chemin régulier ni un sentier battu : elle côtoyait seulement, en le remontant, les bords d’un ruisseau. Plus ils avançaient, plus le paysage devenait triste et aride ; enfin, ils se trouvèrent au milieu de rochers et de bruyères. — Sommes-nous encore bien loin de la caverne ? demanda Morton. — À un mille environ, répondit la jeune fille ; nous y serons bientôt. — Et faites-vous souvent ce pénible voyage, ma belle enfant ? — Chaque fois que ma grand’mère m’envoie porter du lait et des provisions. — Et n’êtes-vous pas effrayée en vous trouvant seule sur de pareils chemins ? — Aucunement, reprit l’enfant ; nulle créature vivante ne voudrait faire du mal à un être aussi faible que moi ; et ma grand’mère dit qu’on n’a rien à craindre quand on fait une bonne action. — L’innocence lui donne autant de force que si elle était couverte d’une triple armure ! » dit Morton en lui-même ; et il la suivit en silence.

Ils arrivèrent bientôt à un endroit couvert d’épines et de broussailles, et qui paraissait autrefois planté de chênes et de bouleaux. Là, la jeune fille quitta tout-à-coup la bruyère, et conduisit Morton vers un ruisseau. Un mugissement sourd l’avait en partie préparé au spectacle qui s’offrait à lui, et qu’on ne pouvait contempler sans surprise et terreur. En sortant de l’étroit sentier qui l’avait conduit au travers de cette espèce de bois, il se trouva sur la plate-forme d’un rocher qui s’avançait sur un ravin de plus de cent pieds de profondeur, dans lequel le ruisseau qui descendait d’une montagne, tombait avec fracas. L’œil cherchait en vain à plonger au fond de cet abîme ; il n’apercevait qu’une épaisse écume et une étroite issue, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par les pointes de rochers sur lesquelles les eaux tombaient en bouillonnant, et qui empêchaient de voir le sombre réservoir qui les recevait. Plus loin, environ à un quart de mille, on voyait de nouveau le cours sinueux du ruisseau, dont le lit commençait à s’élargir ; mais jusque-là il était aussi impossible de le suivre que s’il eût passé sous les voûtes d’une caverne ; car les rochers saillants à travers lesquels il coulait d’abord semblaient se rapprocher et le couvrir complètement.

Pendant que Morton admirait le bruit de ces eaux qui semblaient vouloir se dérober aux regards sous les buissons et les rochers au travers desquels elles coulaient, son jeune guide, qui se tenait près de lui, le tira par la manche, et lui dit, d’une voix qu’il ne pouvait entendre sans approcher de fort près son oreille : « Écoutez-le ! écoutez-le ! »

Morton écouta plus attentivement ; et, du fond même de l’abîme dans lequel se précipitait le ruisseau, au milieu du bruit causé par sa chute, il crut distinguer des sons, des cris, et même des mots articulés, comme si le démon de l’onde mêlait ses plaintes au mugissement de ses flots irrités.

« Voilà le chemin, dit la jeune fille, suivez-moi, s’il vous plaît, monsieur, mais prenez bien garde à vos pieds : » puis, avec une agilité et un courage que l’habitude lui rendait faciles, elle quitta la plate-forme, et, à l’aide des fragments et des angles de rochers, elle descendit vers le précipice qui s’ouvrait au-dessous d’eux. Aussi adroit qu’intrépide, Morton n’hésita pas à la suivre, mais l’attention dont il avait besoin pour assurer ses mains et ses pieds l’empêchait de regarder autour de lui. Après avoir descendu environ vingt pieds, la jeune fille s’arrêta, et il se trouva bientôt à côté d’elle, dans une situation à la fois romantique et alarmante. Ils étaient de niveau avec le rocher d’où l’eau s’élançait dans le profond et noir abîme, et à soixante ou soixante-dix pieds au-dessus de ce gouffre : ils voyaient en plein les deux étages de la cascade et le précipice qui la recevait. La cataracte tombait si près d’eux, qu’ils étaient mouillés par les vapeurs, et presque assourdis par le bruit continuel qu’elle produisait. Mais bientôt s’en étant approchés davantage, ils aperçurent un vieux chêne, renversé comme par hasard en travers du ruisseau, et qui formait un pont effrayant et dangereux. Le sommet de l’arbre s’appuyait sur la plate-forme où se trouvaient les deux voyageurs ; les racines touchaient à la rive gauche, dans un endroit caché par un rocher saillant que l’œil de Morton pouvait distinguer à peine. Derrière ce rocher brillait une lumière rouge qui, se réfléchissant dans l’eau de la cataracte, produisait un effet surnaturel et sinistre, et contrastait d’une manière frappante avec les rayons du soleil levant qui dorait le ruisseau vers son point de départ, quoique, même dans sa plus grande hauteur, il ne pût atteindre au tiers de la profondeur de l’abîme. Morton contemplait ce spectacle quand sa compagne le tira de nouveau par la manche, et, lui montrant le chêne et le rocher contre lequel il s’appuyait (car le bruit ne permettait plus de faire entendre aucune parole), elle lui indiqua qu’il fallait y passer.

Morton regarda la jeune fille d’un air de surprise ; car bien qu’il sût que les presbytériens persécutés cherchaient, sous les règnes précédents, un asile au milieu des bois et des montagnes, des cavernes et des cataractes, dans les lieux les plus sauvages et les plus retirés ; bien qu’il eût entendu dire que des covenantaires avaient long-temps demeuré au-delà de Dobs-Linn, sur les hauteurs désertes de Polmoodie, que d’autres s’étaient cachés dans l’effrayante caverne appelée Creehope-Linn, dans la paroisse de Closeburn[1], cependant son imagination ne s’était jamais représenté une demeure aussi horrible, et il s’étonna que l’étrange et romantique spectacle qu’il avait sous les yeux lui eût échappé jusque là, lui qui recherchait avec ardeur ces grandes merveilles de la nature. Mais il réfléchit que ce lieu étant très-écarté et très-sauvage, et destiné à servir d’asile contre la persécution aux prédicateurs non conformistes, le secret de son existence était soigneusement gardé par le petit nombre de bergers qui pouvaient le connaître.

Faisant trêve à ses réflexions, il se demandait comment il pourrait franchir ce pont périlleux et effrayant, toujours mouillé et rendu glissant par les vapeurs, et suspendu à plus de soixante pieds au-dessus de la cataracte ; mais son guide, comme pour lui donner du courage, passa sur l’arbre, puis revint vers lui sans la moindre hésitation. Morton envia un instant les petits pieds nus de la jeune fille qui saisissaient bien mieux les aspérités de l’écorce de l’arbre qu’il ne pouvait le faire avec ses bottes. Cependant, fixant ses yeux sur la rive opposée, sans regarder l’eau écumeuse, sans prêter l’oreille au fracas de la cataracte, il s’avança d’un pas ferme et assuré, et atteignit l’entrée d’une petite caverne située à l’autre bord du torrent. Là il s’arrêta, car la lueur rougeâtre d’un feu de charbon lui permit d’en voir l’intérieur ; et, caché lui-même dans l’ombre d’un rocher, il put considérer l’être qui l’habitait, sans en être aperçu lui-même. Ce qu’il observa n’aurait pas encouragé un homme moins déterminé que Morton à poursuivre son entreprise.

Burley, qui n’était changé que par une barbe grise qu’il avait laissé croître, était debout au milieu de la caverne, tenant d’une main sa bible, et de l’autre son épée nue. Ses traits, à demi éclairés par la lueur rougeâtre du charbon, semblaient ceux d’un démon dans la sombre atmosphère du Pandemonium ; ses mouvements et ce qu’on pouvait saisir de ses paroles paraissaient également violents et irréguliers. Seul et dans un lieu presque inaccessible, il avait l’air d’un homme qui défend sa vie contre un ennemi mortel. « Ah ! ah !… ici… ici !… » s’écriait-il en accompagnant chaque mot d’un coup frappé de toute sa force dans le vide de l’air. « Ne te l’avais-je pas dit ?… j’ai résisté, et tu as fui !… lâche que tu es… Déploie toutes tes terreurs… viens avec mes propres fautes, qui te rendent encore plus terrible… j’ai dans ce livre tout ce qu’il faut pour me défendre… Que parles-tu de cheveux gris ?… C’était un devoir de le tuer… plus l’épi est mûr, plus il appelle la faucille… Es-tu parti ?… Es-tu parti ?… Je t’ai toujours trouvé lâche… Ah ! ah ! ah ! »

Après ces sombres exclamations, il baissa la pointe de son épée, et resta debout et immobile, comme un maniaque dont l’accès a cessé.

« Le moment dangereux est passé, » dit la jeune fille, qui avait suivi Morton ; « il dure rarement après que le soleil est sur la colline ; vous pouvez vous avancer et lui parler. Je vous attendrai de l’autre côté de l’eau : il ne consent jamais à voir deux personnes à la fois. »

Morton, d’un pas lent, et se tenant sur ses gardes, se présenta à son ancien collègue.

« Quoi ! tu viens quand ton heure est passée ! » telle fut la première exclamation de Burley, qui se mit à brandir son épée : ses traits exprimaient une terreur mêlée de rage. — Je viens, monsieur Balfour, » dit Morton d’une voix ferme et calme, « renouveler une connaissance qui a été interrompue depuis la bataille du pont de Bothwell. »

Burley, sitôt qu’il eut reconnu Morton, comprima son imagination ardente et exaltée par cette force de volonté extraordinaire qui le caractérisait. Il baissa son épée, et, après l’avoir remise tranquillement dans le fourreau, il murmura quelques mots sur l’humidité et le froid qui forçaient un vieux soldat à cultiver l’art de l’escrime pour empêcher son sang de se glacer. Après quoi il prit ce ton froid et solennel qu’il ne quittait jamais dans sa conversation habituelle.

« Tu as tardé bien long-temps, Henri Morton, et tu n’es venu dans la vigne que quand la douzième heure a sonné. Es-tu prêt à mettre la main à l’œuvre et à t’associer à ceux pour qui les trônes et les dynasties ne sont rien, et pour qui l’Écriture est la règle de leur conduite ? — Je m’étonne, » dit Morton, qui voulait éviter de répondre directement à sa question, « que vous me reconnaissiez après tant d’années. — Les traits de ceux qui ont eu le courage de travailler avec moi sont gravés dans mon cœur : et quel autre que le fils de Silas Morton oserait venir me chercher dans cet asile ? Vois-tu ce pont jeté là par la nature elle-même ? » ajouta-t-il en montrant le chêne : « d’un léger coup de pied, je puis le renverser dans l’abîme, et braver ensuite mes ennemis restés sur l’autre bord, tandis que ceux qui seraient venus jusqu’ici resteraient à la merci d’un homme qui n’a pas encore trouvé son égal en combat singulier. — J’aurais cru que maintenant vous n’aviez guère besoin de tels moyens de défense. — Tu le crois ? et cependant les démons incarnés sont ligués contre moi sur la terre ; Satan lui-même… Mais laissons cela ; c’est assez que j’aime ma retraite, ma caverne d’Adullam : je ne changerais pas ses grossières murailles de roc pour les beaux appartements du château des comtes de Torwood avec leurs vastes domaines et leur baronnie. Tu dois penser différemment, à moins que ta folle passion ne soit éteinte. — C’est de ces mêmes domaines que je viens vous parler, et je ne doute pas de trouver en monsieur Balfour autant de raison et de réflexion que je lui en ai vu quelquefois lorsque la même cause nous réunissait sous les mêmes drapeaux. — Oui ! En vérité, c’est là ton espérance ? Voudrais-tu t’expliquer plus clairement ? — J’y consens. Vous avez exercé, par des moyens que je devine, une secrète mais funeste influence sur la fortune de lady Marguerite Bellenden et de sa petite-fille, en faveur de ce vil et tyrannique apostat Basile Olifant, que la justice, trompée par vos manœuvres, a mis en possession de leurs propriétés légitimes. — Tu crois cela ? — J’en suis sûr ; et vous ne renierez point ce que vous avez écrit vous-même. — Et en supposant que je ne le nie pas, en supposant même que ton éloquence puisse me persuader de défaire ce que j’ai fait après de mûres réflexions, quelle sera ta récompense ? Espères-tu posséder la jeune fille à la belle chevelure, avec son vaste et riche héritage ? — Je n’ai pas cette espérance. — Et pourquoi, alors, as-tu entrepris d’enlever sa proie au fort, d’arracher sa nourriture de la gueule du lion, d’émouvoir les entrailles de celui que la haine dévore ? Crois-moi, tu as entrepris d’accomplir une tâche plus périlleuse que celle de Samson. Qui en recueillera le fruit ? — Lord Evandale et son épouse. Ayez meilleure opinion de l’humanité, monsieur Balfour, et croyez qu’il est des hommes capables de sacrifier leur bonheur à celui d’autrui. — Alors, sur mon ame, de tous les êtres qui portent de la barbe, qui montent à cheval et manient l’épée, tu es le plus doux et le plus capable de supporter une injure sans se venger. Quoi ! tu veux mettre ce maudit Evandale dans les bras de la femme que tu aimes ? tu voudrais leur faire restituer des richesses et des biens dont il a fallu les dépouiller ? Tu crois qu’il existe sur la terre un autre homme, offensé plus cruellement que toi, et cependant assez insensible, assez bas, assez rampant pour commettre une telle lâcheté ; et tu as osé supposer que cet homme sera John Balfour ? — Je ne dois compte qu’à Dieu de mes propres sentiments. Je suppose, monsieur Balfour, qu’il vous importe peu que ces biens soient possédés par Basile Olifant ou par lord Evandale. — Tu te trompes. Tous deux sont, il est vrai, plongés dans les ténèbres et privés de la lumière, comme celui dont les yeux ne se sont jamais ouverts à la clarté du jour. Mais ce Basile Olifant est un Nabal, un misérable, dont les richesses et le pouvoir sont à la disposition de celui qui peut le menacer de l’en dépouiller. Il a embrassé notre parti parce qu’il n’avait pu obtenir les domaines de Tillietudlem ; il s’est fait papiste pour les posséder ; il est devenu érastien pour les conserver ; et il sera tout ce que je voudrai, tant que j’aurai en mon pouvoir ce papier qui peut l’en priver. Ces terres sont comme un mors dans sa bouche et un crampon dans ses narines ; la bride et la corde sont entre mes mains pour le diriger à mon gré. Il les gardera donc, à moins que je ne sois certain de les donner à un ami fidèle et sûr. Mais lord Evandale est un réprouvé dont le cœur est de pierre, et le front de diamant ; les biens de ce monde ne sont pour lui que les feuilles desséchées qui tombent sur la terre gelée, et il les verra sans émotion emporter par le premier coup de vent. Les vertus mondaines d’un tel homme sont plus dangereuses pour nous que la sordide cupidité de ceux qui, guidés par leur propre intérêt, lui obéissent toujours ; car ces esclaves de l’avarice peuvent être forcés de travailler à la vigne, ne fût-ce que pour gagner le salaire de l’iniquité. — Tout cela eût été bien il y a quelques années ; alors j’aurais pu me rendre à vos raisons, quoique je ne les reconnaisse pas comme justes et équitables ; mais, dans l’état actuel des affaires, il me semble sans utilité pour vous de vouloir conserver sur Olifant une influence qui ne peut mener à aucun résultat profitable. Le pays jouit de la paix et de la liberté de conscience… Que voulez-vous de plus ? — Ce que je veux de plus ? » s’écria Burley en tirant de nouveau son épée avec une vivacité qui fit presque tressaillir Morton. « Regarde les brèches de cette arme ; elles sont au nombre de trois ; les vois-tu ? — Je les vois ; mais que voulez-vous dire ? — Le fragment d’acier qui a été enlevé à cette première brèche est resté dans le crâne du traître qui le premier introduisit l’épiscopat en Écosse ; cette seconde entaille a été faite sur la poitrine d’un impie, le meilleur et le plus hardi soldat qui soutînt la cause des prélats à Drumclog ; cette troisième s’est faite sur le casque d’un capitaine qui défendait la chapelle d’Holy-Rood quand le peuple s’insurgea : je lui fendis la tête jusqu’aux dents, malgré l’acier qui couvrait son crâne. Cette épée a fait de grands exploits, et chacun de ses coups a été une délivrance pour l’Église. Oui, » continua-t-il en la remettant dans le fourreau ; « mais elle a encore plus à faire : il lui faut déraciner cette vile et pestilentielle hérésie de l’érastianisme, assurer la vraie liberté de l’Église dans sa pureté, rétablir le Covenant dans sa gloire !… qu’ensuite elle se rouille et se consume auprès des ossements de son maître[2]. — Vous n’avez ni troupes ni moyens, monsieur Balfour, pour renverser le gouvernement, solidement établi comme il l’est ; tout le monde est content, excepté quelques gentilshommes jacobites ; et sûrement vous ne vous joindrez point à des hommes qui ne se serviraient de vous que dans leur intérêt particulier ? — Ce sont eux qui serviront les nôtres. J’ai été dans le camp de ce réprouvé Claverhouse, comme le futur roi d’Israël dans le pays des Philistins ; nous avions organisé ensemble un soulèvement, et sans ce réprouvé d’Evandale, les érastiens seraient maintenant chassés de tout l’ouest. Je le massacrerais, » ajouta Burley avec une expression de rage, « tînt-il embrassées les cornes de l’autel. » Il continua ensuite d’un ton plus calme : « Si tu voulais, toi le fils de mon ancien ami, rechercher pour toi-même cette Édith Bellenden, et mettre la main au grand œuvre avec un zèle égal à ton courage, crois bien que je ne préférerais pas l’amitié de Basile Olifant à la tienne. Au moyen de cette pièce (il lui montra un parchemin) tu pourrais la remettre en possession des domaines de ses pères. J’ai conçu ce désir depuis que je t’ai vu combattre si vaillamment au fatal pont de Bothwell. Édith t’aimait, et tu l’aimais toi-même. — Je ne dissimulerai pas avec vous, monsieur Balfour, même pour atteindre le but que je me suis proposé. J’étais venu dans l’espérance de vous porter à faire un acte de justice, et non dans aucune vue d’intérêt personnel. Je n’ai pas réussi ; j’en suis fâché pour vous, plus encore que pour ceux qu’aura dépouillés votre iniquité. — Vous refusez donc mon offre ? » dit Burley avec des yeux étincelants. — Oui. Si vous étiez réellement ce que vous voulez qu’on vous croie, un homme d’honneur et de conscience, laissant de côté toute autre considération, vous rendriez ce parchemin à lord Evandale pour l’utilité des héritiers légitimes. — Qu’il soit plutôt anéanti ! » dit Burley ; et jetant le testament du comte de Torwood dans le brasier qui était près de lui, il l’y poussa du pied, afin qu’il fût consumé.

Morton s’élança pour l’en retirer ; Burley saisit Morton fortement, et une lutte s’ensuivit. Tous deux étaient robustes ; mais si Morton était plus agile et plus jeune, Burley était plus fort, et il parvint à arrêter son adversaire jusqu’à ce que cette pièce si précieuse fût réduite en cendres. Alors ils se dégagèrent des bras l’un de l’autre ; et le fanatique Balfour lança sur Morton un regard qui exprimait la joie féroce d’une vengeance satisfaite.

« Tu as mon secret, s’écria-t-il : il faut l’associer à moi ou mourir ! — Je méprise vos menaces, répondit froidement Morton ; j’ai pitié de vous, et je vous quitte. »

Il s’apprêtait à sortir ; mais Burley s’élance à l’entrée de la caverne, pousse du pied le chêne, qui roule dans l’abîme avec un bruit semblable à celui du tonnerre ; puis, tirant son épée, il s’écria d’une voix qui rivalisait avec le mugissement de la cataracte et le bruit de la chute du chêne : « Te voilà en mon pouvoir ! Allons, combats, rends-toi ou meurs ! » Et, se tenant à l’entrée de la caverne, il agitait son épée nue.

« Je ne me battrai pas avec l’homme qui sauva les jours de mon père, dit Morton ; je n’ai jamais baissé mon épée devant qui que ce soit ; et je sauverai ma vie comme je le pourrai. »

À ces mots, et avant que Burley pût s’y opposer, il gagna l’entrée de la caverne, d’où, avec l’agilité de la jeunesse, il franchit d’un saut l’abîme effrayant qui le séparait du bord, et il se trouva à l’abri de la fureur de cet énergumène. En s’éloignant, il se retourna, et vit Burley rester un instant immobile comme un homme frappé d’une extrême surprise, puis, avec un air de rage trompée, rentrer dans la caverne.

« L’esprit de cet homme, » pensa Henri en s’éloignant, « a long-temps nourri un projet dont toutes les tentatives d’exécution ont échoué : il n’est donc pas surprenant qu’il soit dans un état d’exaltation presque continuel qui lui cause des accès de frénésie non moins violents que la vigueur et l’opiniâtreté avec lesquelles il poursuit l’accomplissement de ses desseins farouches. »

Morton rejoignit bientôt la jeune fille, que la chute de l’arbre avait effrayée. Il lui dit que c’était l’effet d’un accident ; celle-ci lui apprit que l’habitant de la caverne n’en éprouverait aucun inconvénient, parce qu’il avait une provision d’arbres pour construire un autre pont.

Les aventures de la matinée n’étaient point terminées. Comme ils approchaient de la cabane, la petite fille poussa un cri de surprise en voyant sa grand’mère venir au devant d’eux à une plus grande distance de sa demeure qu’elle ne la croyait capable de le faire.

« Oh ! monsieur, monsieur ! » dit la vieille femme quand elle les entendit s’approcher, « si vous avez jamais aimé lord Evandale, voici le moment de le secourir, ou jamais… Que Dieu soit loué de m’avoir laissé l’ouïe quand il m’a enlevé la vue. Venez par ici… par ici… et marchez légèrement… Peggy, cours, selle le cheval de monsieur, et conduis-le derrière le buisson d’épines, où tu l’attendras. »

Elle conduisit alors Morton près d’une étroite fenêtre par laquelle il pouvait, sans être aperçu, voir deux dragons assis devant un pot d’ale, buvant leur coup du matin, et s’entretenant fort sérieusement.

« Plus j’y pense, disait l’un d’eux, moins cela me plaît, Inglis : Evandale était un bon officier et l’ami du soldat ; et s’il nous a punis pour notre mutinerie de Tillietudlem, ma foi, vous conviendrez que nous l’avions mérité. — Le diable m’emporte si jamais je le lui pardonne ! répondit Inglis ; maintenant je vais le tenir à mon tour… — Vous devriez oublier cela… Nous ferions mieux de l’aller trouver, et de nous réunir aux montagnards révoltés. Nous avons mangé le pain du roi Jacques. — Tu n’es qu’un sot ; pourquoi irions-nous le trouver ? Il a laissé passer le moment parce que Holliday a vu un esprit, et que miss Bellenden a des vapeurs, ou quelque autre mal imaginaire… Le secret ne sera pas gardé encore deux jours, et la récompense revient à celui qui chantera le premier. — Tu as raison. Mais ce Basile Olifant paiera-t-il bien ? — Comme un prince. Evandale est l’homme qu’il hait le plus, et il craint aussi d’avoir quelque procès avec lui ; il pense que s’il en était une fois débarrassé, tout irait bien pour lui. — Mais aurons-nous un mandat d’arrêt, et serons-nous en force ? Peu de gens seront disposés à agir contre lui, et il a sous ses ordres quelques-uns de nos camarades. — Tu es un poltron ou un fou, Dick ; il vit tranquillement à Fairy-Knowe, pour ne pas donner de soupçon. Et qui a-t-il avec lui ? Holliday et le vieux Gudyill, qui n’est plus bon à rien ! Olifant est magistrat, et il nous donnera quelques-uns de ses gens. Le laird m’a dit de plus qu’il nous fera accompagner par un whig déterminé, appelé Quintin Mackell, qui garde une vieille dent contre Evandale. — Bien, bien ! Vous êtes mon supérieur, vous le savez ; et si les choses sont mal… — Je me charge du blâme. Allons, un autre pot d’ale, et marchons vers Tillietudlem. Holà ! Bessie !… Où diable est donc la vieille sorcière ? — Retenez-les aussi long-temps que vous le pourrez, » dit à demi-voix Morton à son hôtesse, en lui mettant sa bourse dans la main ; « il s’agit d’abord de gagner du temps. »

Courant ensuite à l’endroit où la jeune fille avait conduit son cheval : « Irai-je à Fairy-Knowe ? se dit-il en lui-même ; non ; seul, je ne pourrais les défendre efficacement. Il vaut mieux courir à Glasgow : Wittenbold, qui y commande, me donnera un détachement, et me procurera aussi le secours de l’autorité civile : ce sera une garantie de plus. Allons, Moorkopf, » dit-il à son cheval en sautant en selle, « c’est aujourd’hui qu’il faut déployer toute ta vitesse. »



  1. Les cruautés exercées par les persécuteurs obligèrent souvent les victimes à se cacher, en effet, dans les grottes ou les cavernes les plus profondes, où elles n’avaient pas seulement à combattre les dangers réels de l’humidité, des ténèbres et de la famine, nais où leur imagination troublée devait lutter encore contre les puissances infernales par lesquelles on supposait que ces lieux se trouvaient habités. La caverne appelée Creehope-Linn passe pour avoir été le refuge de ces infortunés enthousiastes, qui aimèrent mieux, et avec raison, y défier les démons que de s’exposer à la fureur de leurs mortels ennemis.
  2. L’épée du capitaine John Paton de Meadowhead, fameux caméronien, porta en effet témoignage de la fureur de son maître dans la défense du Covenant, et devint le type des barbaries du temps.