Le Vieillard des tombeaux/8

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 81-99).



CHAPITRE VIII.

le prisonnier.


Du diable si c’est un puritain ou autre chose qu’un homme qui agit suivant les temps et les occasions !
Shakspeare. La Douzième nuit.


Il était nuit lorsque M. Henri Morton aperçut une vieille femme enveloppée dans son plaid de tartan, et soutenue par un garçon vigoureux et à l’air stupide, vêtu d’un habit gris, qui s’approchait de la maison de Milnwood. La vieille Mause fit une révérence, et Cuddie s’adressa à Morton. Il est vrai qu’il était auparavant convenu avec sa mère qu’il agirait ainsi qu’il l’entendrait ; car, bien qu’il eût avoué son infériorité d’esprit, et qu’il se fût, avec tout le respect filial, soumis aux avis de sa mère dans toutes les occasions, il dit cependant « que, pour prendre du service ou pour s’élancer dans le monde, la petite dose de bon sens qu’il possédait le conduirait plus loin que ne le ferait sa mère, bien qu’elle pût prêcher comme un ministre. »

En conséquence, il commença ainsi la conversation avec le jeune Morton : « Voici une belle nuit pour les semailles, n’est-ce pas, Votre Honneur ? le parc de l’ouest aura une bonne récolte cette année. — Je n’en doute pas, Cuddie. Mais qui peut amener ici votre mère ? c’est votre mère, n’est-ce pas ? (Cuddie fit un signe de la tête.) Qui peut amener ici vous et votre mère si tard. — C’est, monsieur, ce qui fait marcher les vieilles femmes, la nécessité ; je cherche une place, monsieur. — Une place, Cuddie, et à cet instant de l’année ? comment cela se peut-il ? »

Mause ne put se taire plus long-temps. Également orgueilleuse de sa cause et de ses souffrances, elle commença d’un ton d’humilité affectée : « Avec votre permission, le ciel a voulu que nous fussions honorés d’une visite… — Les femmes sont possédées du démon ! » murmura Cuddie à sa mère. « Si vous parlez de votre whiggerie, nous ne trouverons pas une porte ouverte dans tout le pays ! » Ensuite s’adressant à haute voix à Morton : « La vieillesse de ma mère a fait qu’elle s’est oubliée en parlant à milady, qui ne peut souffrir d’être contrariée, et l’on sait que personne n’aime à l’être quand on peut l’empêcher, surtout par une femme à son service ; et M. Harrison l’intendant et Gudyill le sommelier ne sont pas fous de nous, et il est mal de s’établir à Rome pour se disputer avec le pape : c’est pourquoi j’ai pensé qu’il était plus sage de nous en aller avant que le mal empirât, et voici quelques lignes qui vous sont adressées et qui vous en diront davantage à ce sujet. »

Morton prit le billet, et tandis qu’il lisait ce qui suit, la joie et la surprise le firent devenir rouge jusqu’aux oreilles : « Si vous pouvez obliger ces pauvres gens qui sont privés de tout secours, vous rendrez service à E. B. »

Il fut quelques moments avant de pouvoir reprendre assez d’empire sur lui-même pour répondre : « Et quel est votre projet, Cuddie ? et comment puis-je vous être utile ? — En nous donnant de l’ouvrage, monsieur, de l’ouvrage et un emploi, voilà mon projet, et un morceau de pain pour moi et pour ma mère. Nous sommes pleinement maîtres de nous-mêmes, si vous voulez nous prendre à votre service ; du lait, de la farine et des légumes nous suffiront, à ma mère et à moi ; et quant à mes gages, je m’en remets pour les fixer au laird et à vous-même. Je pense que vous ne voudrez pas laisser un pauvre garçon languir dans le besoin, si vous pouvez l’aider. »

Morton secoua la tête. « Pour la nourriture et le logement, Cuddie, je pense que je puis vous les promettre ; mais pour les gages, je crains que ce ne soit un article difficile à régler. — Je risquerai la chance, monsieur, » répliqua celui qui demandait du service, « plutôt que d’aller chez M. Hamilton ou chez quelque autre personne du pays. — Hé bien, allez à la cuisine, Cuddie, et je ferai ce que je pourrai pour vous. »

La négociation n’était pas sans difficulté. Morton avait d’abord à gagner la femme de charge, qui fit mille objections, comme à son ordinaire, pour avoir le plaisir d’être priée ; mais lorsqu’il en eut triomphé, il devint beaucoup plus facile de décider le vieux Milnwood à prendre un domestique dont les gages dépendaient absolument de sa volonté. C’est pourquoi on assigna à Mause et à son fils un hangar pour leur habitation, et on convint que pendant un certain temps ils seraient admis à manger le repas frugal de la maison, jusqu’à ce qu’ils eussent complété leur propre établissement. Pour Morton, il épuisa sa bourse mal garnie en faisant à Cuddie le présent connu sous le nom d’arles[1], pour montrer le cas qu’il faisait de la recommandation qui lui avait été transmise.

« Maintenant nous sommes encore une fois en place, dit Cuddie à sa mère, et si nous ne sommes pas si bien que là-bas, cependant la vie est toujours la vie ; j’espère que vous n’aurez plus de discussion avec personne, d’autant plus que nous voici avec des gens de notre communion. — De notre communion, mon fils ! » dit Mause trop éclairée ; « malheur à moi pour ton aveuglement et le leur ! Oh, Cuddie ! ils ne sont que dans la cour des gentils, et ne gagneront pas plus de terrain, je l’appréhende ; ils ne sont qu’un peu meilleurs que les prélatistes. Leur ministre est cet aveugle mondain Peter Poundtext, autrefois prédicateur distingué de l’Évangile, et à cette heure, ministre apostat, qui, pour le vil amour d’un salaire et de son propre entretien, a quitté la seule voie véritable, et s’est perdu en courant après la noire tolérance. Ô mon fils ! si vous aviez profité des doctrines évangéliques que vous avez entendues dans le vallon de Bengonnar, de la bouche même de Richard Rumbleberry, ce brave jeune homme qui souffrit le martyre pour sa croyance à Grass-Market[2], avant la Chandeleur ! Ne lui avez-vous pas entendu dire que l’érastianisme était aussi mauvais que le prélatisme, et la tolérance aussi mauvaise que l’érastianisme[3]… ? — A-t-on jamais rien ouï de pareil ? » s’écria Cuddie interrompant sa mère ; « nous serons chassés de cette maison, et nous aurons encore à chercher du service ailleurs ! Eh bien ! ma mère, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : si j’entends encore une seule parole de vous sur ce sujet, du moins devant du monde, car pour moi cela m’est indifférent ; si vous parlez encore ainsi en public sur Poundtext et Rumbleberry, sur leurs doctrines et leurs méchantes prédications, je me ferai soldat, et je deviendrai sergent ou capitaine, en vous laissant aller au diable avec tous ces énergumènes. Je n’ai jamais rien retenu de bon de leur doctrine, comme vous l’appelez, si ce n’est une vilaine attaque de colique en me tenant assis pour écouter le sermon au milieu d’une plaine marécageuse et humide, pendant plus de quatre heures ; et milady m’a guéri avec une potion purgative. Mais si, pour le dire en passant, elle avait su où j’avais gagné ce mal, elle se serait bien gardée de me guérir. »

Bien que Mause gémît intérieurement sur l’endurcissement et l’impénitence de son fils, elle n’osa ni le presser davantage sur un tel sujet, ni négliger l’avertissement qu’il lui avait donné ; elle reconnaissait en lui le caractère de son défunt mari, et savait que, quoique implicitement soumis dans beaucoup de choses à la supériorité de son extrême finesse, il avait coutume dans certaines occasions, lorsqu’on le poussait à bout, de montrer une obstination que ni les remontrances, ni la flatterie, ni les menaces, n’étaient capables de vaincre. C’est pourquoi, craignant que Cuddie ne vînt à accomplir sa menace, elle mit un frein à ses discours, et lors même qu’on louait Poundtext en sa présence, comme un prédicateur plein de talents, elle avait le bon sens d’arrêter la contradiction que sa bouche était prête à faire entendre, et n’exprimait ses sentiments que par un profond soupir, que ceux qui l’entouraient attribuaient charitablement au vif souvenir des morceaux les plus pathétiques de ses homélies. Il serait difficile de dire combien de temps elle aurait pu réprimer ses sentiments. Un incident imprévu vint la délivrer de sa contrainte.

Le laird de Milnwood suivait tous les anciens usages qui avaient rapport à l’économie. C’était donc encore la coutume dans sa maison, comme cinquante ans auparavant en Écosse, que les domestiques après avoir servi le dîner, prissent place au bout de la table et partageassent le repas qui leur était donné dans la compagnie de leurs maîtres. C’est pourquoi le jour qui suivit l’arrivée de Cuddie (le troisième depuis le commencement de ce récit), le vieux Robin, qui était sommelier, valet de chambre, laquais, jardinier, et que n’était-il pas dans la maison de Milnwood ? posa sur la table une immense soupière de bouillon épaissi avec du gruau d’avoine et des choux verts ; dans cet océan de liquide on apercevait, lorsque l’on était bon observateur, deux ou trois côtelettes d’un mouton maigre qui nageaient çà et là. Deux grands paniers, l’un de pain fait d’orge et de pois, et l’autre de gâteaux d’avoine, étaient de chaque côté de ce plat quotidien. Un gros saumon bouilli indiquerait aujourd’hui de l’abondance dans la maison, mais à cette époque on prenait le saumon en si grande quantité dans les rivières d’Écosse, qu’au lieu d’être regardé comme un mets délicat il servait ordinairement de nourriture aux domestiques, qui, dit-on, stipulaient quelquefois qu’ils ne seraient forcés de manger de cet aliment bas et fade que cinq fois par semaine. Un large pot brun rempli d’une bière très-faible et faite à Milnwood était mis à la discrétion de la compagnie, ainsi que les gâteaux d’avoine, les petits pains et le bouillon ; mais le mouton était réservé pour les principales personnes de la famille, et pour Mistress Wilson ; et pour leur usage particulier, une mesure d’ale ou quelque chose qui en approchait était servie à part dans un vase d’argent. Un immense hebbock, fromage fait avec du lait de brebis mêlé avec celui de vache, et une jarre de lait de beurre, étaient à la disposition de tous.

Pour savourer cette chère exquise, était placé à la tête de la table le vieux laird, ayant d’un côté son neveu et de l’autre sa femme de charge favorite. À une certaine distance et au-dessous de la salière étaient assis Robin, vieux serviteur maigre et affamé, qu’un rhumatisme avait courbé et rendu impotent, et une sale servante endurcie au travail journalier que lui infligeaient tantôt son maître et tantôt mistress Wilson. Un garçon de ferme, un vacher à cheveux blancs, puis Cuddie le nouveau laboureur, et sa mère, complétaient la société. Les autres laboureurs appartenant à la propriété habitaient leurs propres maisons, heureux, du moins en ceci, que si leur nourriture n’était pas plus délicate que celle que nous venons de décrire, ils pouvaient s’en rassasier sans être surveillés par les yeux gris, fins et envieux de Milnwood, qui semblait peser la quantité de ce que mangeaient ceux qui étaient sous sa dépendance, avec autant d’exactitude que si ses regards eussent pu suivre chaque bouchée dans le chemin qu’elle faisait de la lèvre à l’estomac. Cette sévère inspection ne fut pas favorable à Cuddie, qui se mit mal dans l’opinion de son maître par la silencieuse promptitude qu’il mettait à faire disparaître les vivres placés devant lui ; et de temps en temps Milnwood détournait les yeux du pâtre pour jeter des regards d’indignation sur son neveu, dont la répugnance pour les travaux champêtres était la principale cause qui l’obligeait à se servir d’un laboureur, et qui avait nécessité le louage de ce vrai cormoran.

« Te payer des gages, gourmand ! » disait Milnwood en lui-même, « tu mangerais dans une semaine la valeur de ce que tu pourrais gagner dans un mois. »

Un grand coup de marteau donné à la porte d’entrée vint interrompre le cours de ses réflexions. C’était généralement la coutume en Écosse, lorsque la famille était à dîner, que la porte de la cour, ou, s’il n’y en avait pas, celle de la maison fût fermée à la clef, et l’on ne recevait pendant ce temps que les gens de grande importance ou les personnes pour affaire urgente[4]. C’est pourquoi la famille Milnwood fut très-surprise, surtout dans ces temps de troubles, par la promptitude des coups répétés qui assaillaient la porte ; mistress Wilson en personne y courut, et ayant reconnu ceux qui faisaient tant de bruit pour entrer, à travers quelques secrètes ouvertures dont étaient fournies grand nombre de portes d’entrée des maisons écossaises, elle revint tout effrayée, et se tordant les bras, elle s’écria : « Les habits rouges ! les habits rouges ! »

« Robin, laboureur… quel est votre nom ? — Garçon de ferme… — Neveu Henri, ouvrez la porte, ouvrez la porte ! » s’écria le vieux Milnwood, se saisissant de deux ou trois cuillers d’argent dont le haut bout de la table était garni (celles qui étaient placées au-dessous de la salière étant de belle corne), et les glissant dans sa poche. « Parlez-leur poliment, messieurs ; au nom de Dieu ! parlez-leur poliment : ils ne souffrent pas la contradiction. Nous sommes tous ruinés, nous sommes tous ruinés ! »

Tandis que les domestiques faisaient entrer les soldats, dont les jurements et les menaces indiquaient déjà le mécontentement qu’ils avaient d’être restés si long-temps à la porte, Cuddie saisit l’occasion de dire bas à l’oreille de sa mère : « Maintenant, vieille folle, faites semblant d’être sourde, puisque déjà vous nous avez rendus sourds, et laissez-moi parler pour vous. Je n’aimerais pas à voir étendre et allonger mon cou pour les commérages d’une vieille radoteuse, bien que vous soyez ma mère. — Oh ! mon cher fils, je garderai le silence, si en parlant cela doit te nuire, répondit tout bas sa mère ; mais songe, mon fils, que ceux qui nient le Verbe, le Verbe les renie à son tour. » Son admonition fut interrompue par l’entrée des gardes-du-corps, au nombre de quatre, commandés par Bothwell.

En marchant ils faisaient un grand bruit sur les dalles de pierre avec les fers des talons de leurs grandes bottes et leurs longues et pesantes épées à poignée en forme de panier, qui retentissaient sur le sol. Milnwood et sa femme de charge tremblaient de la crainte bien fondée de se voir spoliés et pillés pendant ces visites domiciliaires. Henri Morton était tourmenté par une cause plus spéciale, car il se rappelait qu’il était responsable envers la loi pour avoir reçu Burley dans sa demeure. La veuve Mause Headrigg était dans une étrange incertitude, flottant entre les craintes qu’elle éprouvait pour la vie de son fils, et son zèle enthousiaste, qui lui reprochait même de consentir tacitement à renier ses sentiments religieux. Les autres domestiques tremblaient, mais ils ne savaient pas pourquoi. Cuddie seul, avec le regard de la parfaite indifférence et de l’extrême stupidité dont un paysan écossais peut dans l’occasion prendre le masque par finesse et avec une surprenante subtilité, continuait à avaler de grandes cuillerées de bouillon, ayant tiré devant lui le large vase qui le contenait, et se servait, au milieu de cette confusion, une portion qui aurait pu être divisée entre sept personnes.

« Que désirez-vous ici, messieurs ? » dit Milnwood, s’inclinant devant les satellites du pouvoir. — Nous sommes envoyés par le roi, répondit Bothwell ; mais pourquoi diable nous avez-vous laissés si long-temps à la porte ? — Nous étions à dîner, répondit Milnwood, et la porte était fermée à la clef, ainsi que c’est l’usage dans les habitations de la campagne. Je vous assure, messieurs, que si j’avais su que des serviteurs de notre bon roi attendissent à la porte… Mais vous plairait-il de boire de l’ale, ou de l’eau-de-vie, ou un verre de vin des Canaries, ou du claret ? » et il faisait une pause à chacune de ces offres, comme un avare enchérisseur qui, dans une vente, est chargé de mettre un prix sur un lot désiré. — « Du claret pour moi, » dit l’un des soldats. — « Je préfère l’ale, dit un autre, pourvu qu’elle soit faite du pur jus de John Barleycorn[5]. — Jamais on n’en brassa d’aussi bonne, dit Milnwood ; je puis à peine en dire autant du claret : il est faible et froid, messieurs. — L’eau-de-vie le corrigera, dit un troisième ; un verre d’eau-de-vie, puis trois verres de vin, empêchent les mauvaises digestions. — De l’eau-de-vie, de l’ale et du claret : nous goûterons de tout cela, dit Bothwell, et nous nous attacherons à ce qui sera le meilleur. Voilà un avis raisonnable, quand même il sortirait de la bouche d’un de ces maudits whigs d’Écosse. »

Milnwood tira de sa ceinture à la hâte, quoique avec un tremblement de répugnance visible dans tous ses muscles, deux énormes clefs, et les donna à sa gouvernante.

« La femme de charge, » dit Bothwell en prenant un siège et s’y asseyant, « n’est ni assez jeune ni assez belle pour donner à un homme la tentation de la suivre à la cave, et du diable s’il s’en trouve une ici qui mérite d’être envoyée à sa place ! Qu’est-ce que c’est que cela ? de la viande, ajouta-t-il en cherchant avec une fourchette dans le vase de bouillon, et y pochant une côtelette de mouton ; « il me semble que je mangerais volontiers ce morceau, mais il est aussi dur que si la femme du diable l’avait couvé. — S’il y a quelque chose de meilleur dans la maison, monsieur ?… » dit Milnwood alarmé de ces marques de mécontentement. — Non, non, dit Bothwell, ce n’en est pas le temps, il faut nous occuper d’affaire. Vous suivez Poundtext, le prêtre presbytérien, monsieur Morton, à ce que j’ai entendu dire ? »

M. Morton se hâta de glisser en même temps un aveu et une apologie.

« Par l’indulgence de Sa gracieuse Majesté et celle du gouvernement ; car je ne ferai rien contre la loi. Je n’ai rien à objecter contre l’établissement d’un épiscopat modéré, sinon que je suis un homme élevé dans la campagne, que les sermons de nos ministres sont plus simples et plus faciles à comprendre ; enfin, sauf votre respect, monsieur, c’est un établissement moins coûteux pour le pays. — Bon, je ne prends pas garde à cela, dit Bothwell ; ils sont indulgents, et voilà tout : mais pour moi, si je devais dicter les lois, jamais un chien tondu de toute la même n’aboierait dans une chaire écossaise. Quoi qu’il en soit, je dois me soumettre aux commandements. Ah ! voici la liqueur ; versez, ma bonne vieille dame. »

Il versa presque la moitié d’une bouteille de claret dans une coupe de bois, et l’avala d’un seul coup.

« Vous faites injure à votre bon vin, mon ami, il est meilleur que votre eau-de-vie, quoiqu’elle soit fort bonne aussi. Voulez-vous vous joindre à moi pour boire à la santé du roi ? — Avec plaisir, dit Milnwood : ce sera avec de l’ale, car je ne bois jamais de claret, et je n’en ai qu’une très petite quantité pour quelques honorables amis. — Tels que moi, sans doute, » dit Bothwell ; et alors poussant la bouteille devant Henri, il dit : « Vous aussi, jeune homme : buvons à la santé du roi. »

Henri remplit modérément son verre sans prendre garde aux signes de son oncle et à la manière dont il le poussait, qui semblait indiquer qu’il devait suivre son exemple et boire de la bière de préférence au vin.

« Fort bien, dit Bothwell : avez-vous bu tous à cette santé ? Qui est cette vieille femme ? Donnez-lui un verre d’eau-de-vie, afin qu’elle boive à la santé du roi. — Si cela est agréable à Votre Honneur, » dit Cuddie avec un air niais, « c’est ma mère, monsieur, et elle est sourde comme Corra-Linn[6], nous ne pouvons lui faire ouïr un seul mot… Mais si cela vous est agréable, je suis prêt à boire à sa place à la santé du roi autant de verres d’eau-de-vie que vous le croirez nécessaire. — J’oserais jurer, dit Bothwell, que vous êtes un gaillard qui ne dédaignez pas l’eau-de-vie. Sers-toi, mon ami : on doit être libre partout où je suis. Tom, sers un plein verre à cette fille, quoiqu’elle ne soit qu’un sale personnage. Verse à la ronde une seconde fois. Voici pour boire à la santé de notre noble commandant, le colonel Graham de Claverhouse ! Pourquoi diable cette vieille gémit-elle ? elle paraît aussi whig qu’il en fut jamais sur ce côté de la montagne : renoncez-vous au covenant, bonne femme ? — De quel covenant voulez-vous parler ? est-ce le covenant de l’œuvre, ou celui de la grâce ? » dit Cuddie se mêlant de la conversation. — De tous les covenants qui sont nés jusqu’à présent, » répondit le soldat. — Ma mère, » cria Cuddie, affectant de parler haut comme s’il parlait à une personne sourde, « ce monsieur veut savoir si vous renoncez au covenant des œuvres ? — De tout mon cœur, Cuddie, dit Mause, et je fais des vœux pour que mes pieds soient délivrés de ce serpent. — Bon, dit Bothwell, la bonne dame a répondu avec plus de franchise que je ne l’espérais. Un autre verre à la ronde, et nous nous occuperons d’affaires. Je pense que vous avez tous entendu parler du meurtre horrible commis sur la personne de l’archevêque de Saint-André, par onze fanatiques armés ? »

Tous tressaillirent et se regardèrent ; enfin Milnwood répondit « qu’il avait entendu parler de semblables malheurs, mais qu’il espérait qu’ils n’étaient pas réels. — Voici le rapport publié par le gouvernement ; vieillard, qu’en pensez-vous ? » — Ce que j’en pense, monsieur ? tout ce que… tout ce qu’il plaira au conseil d’en penser, balbutia Milnwood. — Je voudrais savoir votre opinion d’une manière plus positive, mon ami, » dit le dragon d’un air d’autorité.

Les yeux de Milnwood parcoururent à la hâte le papier pour saisir les expressions qui caractérisaient ce crime le plus énergiquement, en s’attachant à ce qui était écrit en lettres italiques, ce qui l’aidait beaucoup.

« Je pense que c’est un meurtre, un parricide affreux, exécrable, inventé par une barbarie implacable et infernale, tout à fait abominable ; c’est un scandale pour le pays ! — Bien dit, vieillard ! répliqua l’interrogateur. Voici pour vous, et je vous souhaite toute sorte de bonheur en retour de tels principes. Vous me devez une rasade de remercîment pour vous les avoir appris… Bon, tu me feras raison avec ton propre vin des Canaries, l’ale aigre convient mal à un estomac loyal. Maintenant, à votre tour, jeune homme ; que pensez-vous de ce dont nous parlons ? — J’aurais peu d’objections à vous faire, dit Henri, si je savais de quel droit vous me faites cette question. — Que Dieu vous prête son aide ! » dit la vieille femme de charge, « pour parler de la sorte à un soldat, quand chacun sait qu’ils font tout ce qu’ils veulent, dans le pays, des hommes et des femmes, des bêtes et des gens. »

Le vieux gentilhomme s’écria, avec la même horreur pour d’audace de son neveu : « Taisez-vous, monsieur, ou répondez directement à celui qui vous interroge. Avez-vous intention d’affronter l’autorité du roi dans la personne d’un sergent des gardes-du-corps ? — Silence ! vous tous, faites silence ! » s’écria Bothwell frappant avec force la table de sa main. « Vous me demandez de quel droit je vous interroge, monsieur ? » dit-il en s’adressant à Henri ; « ma cocarde et mon large sabre sont ma commission, et une meilleure que jamais le vieux Nol[7] ait accordée à ses têtes rondes ; et si vous voulez en savoir davantage, vous n’avez qu’à regarder l’acte du conseil qui donne le pouvoir aux soldats et aux officiers de chercher, d’examiner et d’apprécier toutes les personnes suspectes ; c’est pourquoi, je vous demande de nouveau votre opinion sur la mort de l’archevêque Sharpe. C’est une nouvelle pierre de touche que nous avons pour essayer de quel métal sont les gens. »

Henri avait, pendant ce temps, réfléchi au risque infructueux qu’il y avait à exposer sa famille en résistant au pouvoir tyrannique qui était remis entre de semblables mains ; c’est pourquoi il lut tranquillement le rapport, et répondit : « Je n’hésiterai pas à dire que ceux qui ont commis cet assassinat ont, à mon avis, fait une action téméraire et atroce ; et je prévois avec douleur que cette action attirera de plus grandes rigueurs à beaucoup d’innocents qui sont ainsi que moi loin de l’approuver. »

Tandis qu’Henri s’exprimait de la sorte, Bothwell, qui l’observait attentivement, sembla soudain se rappeler ses traits.

" Ha, ha ! vous êtes, mon ami, le capitaine Perroquet ; je crois que je vous ai déjà vu, et en compagnie très-suspecte. — Je vous ai vu une fois, répondit Henri, dans une auberge de la ville de… — Et avec qui avez-vous quitté cette auberge, jeune homme ?… n’était-ce pas avec John Balfour de Burley, l’un des meurtriers de l’archevêque ? — Je suis sorti de l’auberge avec la personne que vous venez de nommer, répondit Henri, je ne veux pas le nier ; mais, loin de savoir qu’il était l’un des assassins du primat, je ne savais pas alors qu’un tel crime eût été commis. — Que le Seigneur ait pitié de moi, je suis ruiné ! entièrement ruiné et perdu ! s’écria Milnwood. La langue de ce misérable lui fera perdre la tête, et me dépouillera même de l’habit gris qui me couvre le dos. — Mais vous saviez que Burley, » continua Bothwell s’adressant encore à Henri, et sans prendre garde à l’exclamation de son oncle, « était un rebelle et un traître, et vous connaissiez la défense faite de s’associer avec de semblables personnes. Vous n’ignoriez pas qu’il vous est défendu de secourir ce sujet déloyal, d’avoir des relations avec lui, de vous entretenir avec lui par lettre ou par message, ou de lui donner des aliments, une maison, un abri, sous les peines les plus rigoureuses : vous saviez tout cela, et cependant vous avez été contre la loi (Henri garda le silence). Où l’avez-vous quitté ? continua Bothwell ; était-ce sur la grande route ? ou lui avez-vous donné le couvert dans cette maison ? — Dans cette maison ! dit son oncle ; il n’oserait pas, sous peine de la vie, introduire un traître dans une maison qui m’appartient. — Ose-t-il nier qu’il l’ait fait ? dit Bothwell. — Puisque vous m’accusez de cela comme d’un crime, dit Henri, vous m’excuserez si je ne dis rien qui puisse m’accuser moi-même. — Ô terres de Milnwood ! bonnes terres de Milnwood, qui depuis deux cents ans portez le nom de Morton ! s’écria son oncle ; vous êtes… — Non, monsieur, dit Henri, vous ne souffrirez rien pour moi. J’avoue, » continua-t-il, s’adressant à Bothwell, « que j’ai logé cet homme pendant une nuit comme étant un vieux militaire camarade de mon père. Mais c’était non seulement sans le consentement de mon oncle, mais aussi contre tous ses ordres les plus exprès. Je me flatte, si mon aveu n’accuse que moi seul, qu’il sera de quelque poids pour prouver l’innocence de mon oncle. — Fort bien, jeune homme, » dit le soldat d’un ton plus radouci, « vous êtes un bon garçon : j’en suis fâché pour vous ; et votre oncle que voici est un fin et vieux Troyen, meilleur pour ses hôtes, à ce que je vois, que pour lui-même, car il nous donne du vin et ne boit que sa mauvaise ale. Apprenez-moi tout ce que vous savez sur Burley, ce qu’il a dit lorsque vous l’avez quitté, où il allait, et où il serait possible de le trouver maintenant ; et le diable m’emporte si je ne ferme pas les yeux sur ce qui vous regarde, autant que mon devoir peut me le permettre. La tête de ce meurtrier whig est à prix pour mille marcs d’argent : si je pouvais seulement l’attraper ! Allons, dites-moi, où l’avez-vous quitté ? — Vous m’excuserez si je ne réponds pas à cette question, monsieur, dit Morton ; la même puissante raison qui me porta à lui donner l’hospitalité, sans prendre garde aux risques que moi et mes amis pourrions courir, m’ordonnerait de respecter son secret, si toutefois il m’en avait confié un. — Ainsi donc, vous me refusez une réponse ? dit Bothwell. — Je n’en ai aucune à vous faire, répondit Henri. — Peut-être vous apprendrai-je à en trouver une, en attachant un morceau de mèche allumée entre vos doigts, répliqua Bothwell. — Oh ! de grâce, monsieur, » dit tout bas la vieille Alison à son maître, « donnez-leur de l’argent… Ils ne cherchent que de l’argent… ils tueront M. Henri, et vous-même ensuite. »

L’inquiétude et le chagrin qui l’oppressaient firent soupirer Milnwood, qui, du ton d’une personne prête à rendre l’âme, s’écria : « Si vingt livres pouvaient vous faire abandonner ce malheureux sujet. — Mon maître, » dit Alison s’adressant au sergent, « vous donnerait vingt livres sterling. — Livres d’Écosse, sorcière ! » interrompit Milnwood ; car l’excès de son avarice surmontait en ce moment sa précision puritaine et le respect habituel qu’il avait pour sa femme de charge. — Livres sterling, reprit la femme de charge, si vous avez la bonté de ne pas faire attention à la conduite de ce jeune homme ; il est tellement obstiné que vous pourriez bien le mettre en pièces sans en tirer un seul mot ; et je vous assure que cela ne vous fera aucun bien de lui brûler ses pauvres doigts. — En vérité, » dit Bothwell en hésitant, « je ne sais que faire ; beaucoup de ceux qui portent mon habit voudraient prendre l’argent, et le feraient en outre prisonnier ; mais j’ai de la conscience, et si votre maître veut effectuer votre offre et s’engager à représenter son neveu, et si tous ceux de la maison prêtent le serment du test… — Oh, oui, oui, monsieur, s’écria mistress Wilson, tous les serments que vous voudrez ! » et se tournant du côté de son maître, « Hâtez-vous donc, monsieur, d’aller chercher votre argent, ou ils brûleront la maison. »

Le vieux Milnwood lança un regard terrible à celle qui lui parlait, et se mit en mouvement comme une horloge hollandaise, pour donner la liberté à ses anges emprisonnés, dans cette terrible occasion. Pendant ce temps le sergent Bothwell commença, avec toute la solennité possible, à faire prêter le serment qui est encore en usage dans les bureaux des douanes de Sa Majesté.

« Vous, quel est votre nom, bonne femme ? — Alison Wilson, monsieur. — Vous, Alison Wilson, jurez, certifiez et déclarez solennellement que vous jugez déloyal pour tous sujets, sous prétexte de réforme ou autre motif que ce soit, d’entrer dans aucune ligue ou covenant. »

La cérémonie fut en cet instant interrompue par une dispute entre Cuddie et sa mère, dispute qui avait été d’abord soutenue à voix basse ; et qui commençait maintenant à être entendue.

« Oh ! silence, ma mère, silence ! ils entrent en arrangement ; oh ! silence, et ils seront bientôt d’accord. — Je ne veux pas me taire, Cuddie, répliqua sa mère : je parlerai haut et je n’épargnerai rien, je confondrai le pécheur, même l’homme rouge, et à ma voix M. Henri sera délivré des filets du chasseur. — Elle a les jambes sur la herse maintenant, dit Cuddie, l’arrête qui peut ; je la vois derrière un dragon, s’acheminant vers la Tolbooth[8] ; je me vois les jambes liées sous le ventre d’un cheval ; oui, elle vient de préparer son sermon, et voilà qu’elle va nous le débiter, et nous serons perdus, hommes et bêtes ! Et vous croyez en venir là, » dit Mause tordant ses mains desséchées tandis que, malgré sa prudence et les prières de Cuddie, son visage plein de finesse exprimait par le feu dont il était animé toute la colère qu’excitait en elle la seule mention du serment ; « croyez-vous en venir là avec cette perdition des âmes, cette séduction des saints, cette confusion des consciences, je veux dire les serments, les épreuves et ces liens, vos embûches, vos trappes et vos pièges ? Vainement on tend un filet en présence d’un oiseau. — Ah ! quoi, bonne dame ? dit le soldat ; voici un miracle de whig, sur ma foi ! la vieille épouse a retrouvé et ses oreilles et sa langue, et nous allons devenir sourds à notre tour. Allons, silence, vieille imbécile ! et rappelez-vous à qui vous parlez. — À qui je parle ! Eh, messieurs ! la terre de douleur ne sait que trop bien à qui je parle. Vous êtes de méchants adhérents prélatistes, de stupides soutiens d’une cause sans force et indigne, de sanguinaires oiseaux de proie, et des fardeaux de la terre. — Sur mon âme, » dit Bothwell, aussi étonné que l’eût été un gros chien sur lequel sauterait une perdrix pour défendre ses petits, « voici le plus beau discours que j’aie jamais entendu ! Pouvez-vous nous en dire davantage ? — Vous en dire davantage ! » s’écria Mause éclaircissant sa voix en toussant d’abord. « J’élèverai encore contre vous mon témoignage. Vous êtes des Philistins, des Édomites, des léopards, des renards, des loups de nuit qui rongent les os jusqu’au lendemain, de méchants chiens qui entourent les élus, de repoussantes bêtes à cornes, d’audacieux taureaux de Basan, de subtils serpents alliés par le nom et par la nature avec le grand dragon rouge : Apocalypse, chapitre XII, versets 3 et 4. »

En cet endroit la vieille s’arrêta, probablement faute d’haleine, non de matière.

« Maudite vieille femme ! dit un des dragons ; bâillonnez-la, et conduisez-la au quartier-général. — Fi donc, Andrews, dit Bothwell ; rappelez-vous à quel sexe la bonne dame appartient, et laissez-la se servir du privilège de sa langue. Mais, écoutez, bonne femme, tous les taureaux de Basan et les dragons rouges ne seront pas aussi civils que moi, ou ne se contenteront pas de vous laisser à la charge du constable et de la cage à plonger. Cependant il faut que je mène absolument ce jeune homme au quartier-général. Je serais blâmé par mon commandant si je le laissais dans une maison où je sais qu’il y a tant de fanatisme et de trahison. — Regardez à présent, ma mère, ce que vous avez fait, murmura Cuddie ; voici les Philistins, comme vous les nommez, qui emmènent M. Henri, et peste soit de votre bavardage ! — Taisez-vous, poltron, dit la mère, et laissez-moi le soin de répondre ; si vous et tous les autres gloutons qui se tiennent là comme des vaches ruminant leur luzerne, vous aviez dans vos bras autant de force qu’en a ma langue, on n’emmènerait jamais en captivité ce brave jeune homme. »

Pendant ce dialogue, les soldats s’étaient saisis de leur prisonnier et l’avaient lié. Milnwood revint en cet instant, et, effrayé des préparatifs qu’il voyait, se hâta d’offrir à Bothwell, quoique avec plus d’un profond soupir, la bourse d’or qu’il avait été obligé d’exhumer pour la rançon de son neveu. Le soldat prit la bourse avec un air d’indifférence, la mit dans sa main, la fit sauter en l’air, et la rattrapa lorsqu’elle retombait, ensuite il secoua la tête et dit : « Il y a beaucoup de joyeuses nuits dans ce nid d’enfants jaunes, mais que le diable m’emporte si j’oserais m’exposer pour eux ! Cette vieille femme a parlé trop haut, et devant beaucoup trop de monde. Écoutez, mon vieux gentilhomme, dit-il à Milnwood, il faut que j’emmène votre neveu au quartier-général ; ainsi je ne puis, en conscience, garder plus que ce qui m’est dû comme argent de civilité. « Alors ouvrant la bourse, il donna une pièce d’or à chacun de ses soldats, et en prit trois pour lui. « Maintenant, dit-il, vous aurez la consolation de savoir que votre parent, le jeune capitaine Perroquet, sera regardé avec bonté et traité avec respect ; quant au reste de l’argent, je vous le rends. »

Milnwood s’empressa de tendre la main.

« Seulement vous savez, » dit Bothwell jouant encore avec la bourse, « que chaque propriétaire est responsable de l’obéissance et de la loyauté de ses gens, et que les miens ne sont pas obligés de se taire sur le sujet du beau sermon que nous a fait cette vieille puritaine couverte de son plaid de tartan ; et je pense que vous présumez que les conséquences de ce récit vous attireront de la part du conseil une forte amende. — Bon sergent, ô digne capitaine ! » s’écria l’avare glacé de terreur, « je suis certain qu’il n’y a personne dans ma maison qui, à ma connaissance, voudrait vous offenser. — Bon ! répondit Bothwell, vous l’entendrez donner elle-même son témoignage, comme elle le nomme. Vous, mon ami, dit-il à Cuddie, éloignez-vous et laissez votre mère exprimer sa pensée. Je vois qu’elle a amorcé et rechargé depuis son premier feu. — Seigneur ? noble monsieur, dit Cuddie, la langue d’une vieille femme est trop peu de chose pour faire tant de bruit ; ni moi ni mon père n’avons jamais pris garde à ce que disait ma mère. — Silence, mon enfant, tandis que vous n’avez rien contre vous, dit Bothwell, vous me paraissez plus fin que vous ne voulez nous le faire croire. Allons, bonne dame, vous voyez que votre maître ne pense pas que vous puissiez nous donner un si brillant témoignage. »

Le zèle de Mause n’avait pas besoin de cet aiguillon pour la remettre sur la voie.

Malheur aux complaisants et aux égoïstes charnels qui souillent et perdent leur conscience en se prêtant aux méchantes extorsions de l’ennemi, et livrent le Mammon de l’injustice aux fils de Bélial, pour être en paix avec eux ! C’est une criminelle complaisance, une basse alliance avec l’ennemi. C’est le mal que fit Menaham en présence du Seigneur, lorsqu’il donna mille talents à Pul, roi d’Assyrie, pour que sa main le protégeât, comme le rapporte le second livre des Rois, chapitre xv, verset 19. C’est la coupable action d’Achab, lorsqu’il envoya de l’argent à Téglat-Phalazar, — voyez le même livre second des Rois, chapitre xvi, verset 8. Et si cela fut regardé comme une apostasie, même chez le religieux Ézéchias qui s’arrangea avec Sennachérib en lui donnant de l’argent et en offrant de se charger de la peine qui pouvait lui être infligée, comme le porte le même livre des Rois, chapitre viii, versets 14 et 15, quel nom méritent ces hommes contumaces et apostats, qui paient les impôts et honoraires, les taxes et amendes à d’avides et méchants publicains, et se laissent frapper d’extorsions et de salaires par de vils et mercenaires curés, chiens muets qui n’aboient pas, dormant ou se couchant le jour comme la nuit, et aimant à sommeiller comme de gros paresseux, et qui font des présents à nos oppresseurs, afin de les aider à nous détruire ! Ils sont comme ceux qui jettent un sort avec eux, qui préparent une table pour les troupes, et qui fournissent de quoi boire à l’armée. — Voilà une belle doctrine pour vous, monsieur Morton ; comment la trouvez-vous ? dit Bothwell, ou comment croyez-vous que le conseil la trouvera ? Je pense que nous pouvons en conserver la plus grande partie dans notre esprit sans crayons ni tablettes, comme vous en portez dans les conventicules. Elle refuse de payer l’impôt, je pense, n’est-ce pas ? dit-il à Andrews. — Oui, pardieu ! répondit Andrews, et elle a juré que c’était un péché de donner un pot d’ale à un troupier, ou de l’inviter à s’asseoir à table. — Vous l’entendez, » dit Bothwell s’adressant à Milnwood, « mais c’est votre propre affaire ; » et il lui présenta la bourse avec son contenu diminué, et cela de l’air de la plus grande indifférence.

Milnwood, dont la tête semblait étourdie par l’accumulation de ses infortunes, tendit machinalement la main comme pour prendre la bourse.

« Êtes-vous fou ? » dit la ménagère à voix basse ; « engagez-les à la prendre, car ils voudront la conserver bon gré mal gré, et c’est notre seul espoir pour les rendre tranquilles. — Je ne saurais le faire, Ailie[9], je ne le saurais, répondit Milnwood dans l’amertume de son cœur ; « je ne puis me résoudre à livrer à ces vauriens ce que j’ai compté si souvent. — En ce cas, il faut que je la donne moi-même, dit la ménagère, ou bien que je voie aller tout au diable. Mon maître, » dit-elle en s’adressant à Bothwell, « ne peut songer à reprendre une chose qu’a tenue la main d’un gentilhomme aussi honorable que vous ; il vous prie de mettre cet argent dans votre poche, et de traiter son neveu aussi bien que vous le pourrez, et de faire un rapport favorable sur nos dispositions envers le gouvernement, afin que nous n’éprouvions aucun mal pour les discours insensés de cette vieille mégère (ici elle se tourna fièrement vers Mause, afin de se soulager de l’effort qu’elle avait fait avec tant de peine, pour prendre un air de douceur devant les soldats), une whig surannée, coureuse et folle, qui n’est dans la maison (le diable l’emporte !) que depuis hier après midi, et qui ne repassera jamais le seuil de la porte, si une bonne fois je réussis à l’en faire sortir. — Bon, bon, » chuchota Cuddie à sa mère, « bien parlé ; j’étais certain que nous serions obligés de recommencer nos voyages aussitôt que vous auriez pu prononcer trois mots ensemble ; j’étais sûr de ce résultat, ma mère. — Silence, mon enfant, dit-elle, ne murmurez pas contre cet accident, contre cette chance de passer leur porte : je ne la franchirai jamais  ; il n’est sur le seuil aucune marque annonçant que l’ange exterminateur doit passer par-là. Ils recevront encore un coup de sa main, ceux qui parlent tant de la créature et si peu du Créateur ; qui parlent tant des richesses de ce monde, et si peu d’un covenant dissous ; qui parlent tant de cette quantité de pièces de vil métal jaune, et si peu de cet or pur de l’Écriture ; qui parlent tant de leurs amis et de leurs parents, et si peu des élus destinés à souffrir les fatigues, les exils, les recherches, les prises de corps, les emprisonnements, les tortures, les bannissements, les décapitations, les potences, les écartèlements, les dépècements de leurs corps vivants, sans compter les centaines d’hommes forcés d’abandonner leurs habitations pour errer au milieu des déserts, des montagnes, des landes, des marais, des tourbières, lieux seuls où ils pourront entendre la parole de Dieu, comme un pain mangé en secret. »

Elle est maintenant au covenant, ami sergent : ne pouvons-nous l’emmener ? dit un des soldats. — Allez au diable ! »lui dit Bothwell à demi-voix. « Ne voyez-vous pas qu’elle est mieux où elle est, aussi long-temps qu’il y a ici un héritier responsable, comme M. Morton de Milnwood, qui a les moyens de payer les folies de cette vieille ? Laissez cette radoteuse prendre son vol pour élever une autre couvée ; elle est trop coriace pour qu’on en fasse quelque chose de bon. Ici, cria-t-il, et portons une autre santé à Milnwood et à sa demeure, et à notre prochaine et joyeuse rencontre avec lui ! j’espère que nous ne tarderons pas à nous retrouver, s’il conserve chez lui des gens aussi fanatiques. »

Il ordonna alors au détachement de monter à cheval, et lui il s’empara du meilleur coursier de l’écurie de Milnwood pour emmener le prisonnier. La bonne Wilson, les yeux en pleurs, fit un petit paquet de ce qui était nécessaire pour le voyage forcé de Henri ; et pendant qu’elle était très-affairée, elle saisit une occasion où elle ne pouvait être vue des soldats, pour glisser dans la main du jeune homme une petite somme d’argent. Bothwell et sa troupe, du reste, tinrent leur promesse, et furent très-polis. Ils ne lièrent pas leur prisonnier, et se bornèrent à le placer à cheval entre deux cavaliers. Ils partirent joyeux, riant entre eux, et laissant la famille de Milnwood dans une grande confusion. Le vieux laird, accablé par la perte de son neveu et par la dépense inutile de vingt livres sterling, ne fit toute la soirée que se balancer dans son grand fauteuil de cuir, en répétant la même plainte. « Ruiné, ruiné de fond en comble ! ruiné et sans ressource, corps et biens, corps et biens ! »

Le chagrin de mistress Alison Wilson fut en partie oublié par le torrent d’invectives qu’elle avait vomi en accompagnant Mause et Cuddie dans leur expulsion de la maison de Milnwood. « Malheur à ta vieille peau ridée ! le plus joli garçon du vallon de la Clyde est obligé aujourd’hui de souffrir, et tout cela pour vous et votre damné de whiggisme ! — Va t’en ! répondit Mause ; je vous vois toujours dans les liens du péché, et nageant dans le fiel de l’iniquité, en donnant à contre-cœur tout ce que vous avez de meilleur et de plus beau pour la cause de celui dont vous tenez tout ce que vous possédez. Je vous assure que j’en ai fait autant pour M. Henri que j’en aurais fait pour mon propre fils ; car si Cuddie avait été trouvé digne de porter témoignage sur la place de Grass-Market… — Et il y a bon espoir pour cela, dit Alison, si vous et lui ne changez pas de système. — Et si, » continua Mause sans faire attention à cette interruption, « les Doegs sanglants et les Zyphites adulateurs cherchaient à m’attraper en m’offrant le pardon de mon fils moyennant des concessions coupables, je n’en persisterais pas moins, en portant témoignage contre le papisme, l’épiscopat, l’antinomianisme, l’érastianisme, le rélapsarianisme, le sublapsarianisme et tous les péchés et pièges du temps ; je crierais comme une femme en travail d’enfant contre la noire tolérance qui a servi de pierre d’achoppement aux docteurs ; j’élèverais la voix comme un prédicateur plein d’éloquence. — Bah, bah ! ma mère, » s’écria Cuddie intervenant et la tirant de force ; « n’étourdissez pas la ménagère avec votre témoignage : vous avez prêché au moins pour dix jours. Vous nous avez prêches hors de notre bonne petite maison et de notre bon petit jardin potager, hors de cette nouvelle cité de refuge, avant que nous y ayons pris pied ; et vous avez prêché M. Henri de manière à le faire aller en prison : votre sermon a coûté vingt livres sterling à la bourse du laird, qui n’aime pas du tout à se séparer de son argent ; vous pouvez demeurer tranquille quelque temps sans me prêcher pour que je monte à l’échelle et que je descende sous la corde, enfin pour que je sois pendu. Venez donc, venez donc ; la famille a assez de votre sermon pour s’en souvenir long-temps. »

Parlant ainsi, il entraîna sa mère pendant qu’elle murmurait toujours les mots témoignage, covenant, méchants, indulgence ; paroles qui roulaient sur sa langue tandis que les deux voyageurs se mettaient en devoir d’aller chercher un autre asile.

« La vieille laide ! la vieille timbrée ! la vieille folle ! » s’écria la ménagère en la voyant partir, « se prétendre meilleure à un si haut degré que tout le monde !… Le vieux balai fait pour balayer toutes les immondices ! attirer tant de malheurs sur une famille si douce et si tranquille !… Sans ma qualité de femme à moitié comme il faut, à cause de ma situation, j’aurais essayé mes dix ongles sur le cuir desséché et ridé de cette vieille bête. »





  1. Corruption du mot arrhes, qui vient du grec arrôban (ὰρραβών). a. m.
  2. Place des exécutions à Édimbourg. a. m.
  3. Ce mot qui vient du grec ἐραστὴς, qui veut dire aimant. a. m.
  4. C’était, dit Walter Scott dans une note, un point de haute étiquette. a. m.
  5. John Barleycorn, dont la traduction littérale est Jean de grain d’orge, est une personnification populaire de la bière anglaise. a. m.
  6. Cascade fameuse près de Lanark en Écosse. a. m.
  7. Abréviation d’Olivier Cromwell. a. m.
  8. Forte prison d’Édimbourg, ainsi appelée the Heart of Mid Lothian, nom d’un roman de Walter Scott. a. m.
  9. Expression affectueuse, pour Alison. a. m.