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Le Vieux de la montagne (Gautier)/IV

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Armand Collin et Cie (p. 73-90).

IV


C’était l’heure annoncée pour la réception de l’ambassadeur, et la foule emplissait maintenant les rues de Jérusalem, se pressait aux abords de l’enceinte du Temple, qui contenait aussi le palais de Salomon : la résidence royale. On voulait au moins voir passer les barons et les chevaliers, puisqu’il n’était pas possible de pénétrer dans la grand’salle, on espérait apercevoir, peut-être, l’envoyé lui-même !

Cette ambassade d’un illustre prince syrien réjouissait beaucoup la population. Les bourgeois, préoccupés surtout de leur commerce, redoutaient les guerres, et la perspective d’une alliance leur plaisait fort. Ils savaient confusément de quoi il s’agissait : la renommée du Vieux de la Montagne, le redoutable sorcier aux vengeances implacables, était venue jusqu’à eux, et ils avaient entendu conter à son sujet de très terribles histoires.

Le brouhaha était prodigieux dans la rue de David, au Change des Latins, et surtout dans la rue du Temple. C’était, porté sur un bourdonnement grave, un jacassement de volière, traversé d’appels de cor, de cris, de hennissements : une confusion joyeuse, avec des instants d’effroi, quand des chevaliers, arrivant par les rues étroites, bousculaient les piétons, et éperonnaient leurs chevaux cabrés.

Sous les voûtes des boutiques, les marchands, en tuniques brunes ou grises, se tenaient debout, les pieds au niveau de leur étalage, enviés de tous, car ils dominaient la multitude et voyaient par-dessus les têtes.

De belles étoffes de couleurs gaies étaient tendues çà et là, d’un toit à l’autre, et palpitaient doucement au-dessus des rues, qu’elles abritaient du soleil. Le flot vivant, sous ces vélums, apparaissait zébré de larges zones de lumière et d’ombre qui avivaient ou éteignaient l’éclat des costumes de fête. Ces costumes étaient extrêmement variés, car il y avait là toutes sortes de races. On voyait, plus nombreux même que les Francs, les Syriens, dont les amples vêtements verts, pourpres ou blancs et les turbans brochés d’or attiraient les regards. Parmi eux étaient les chrétiens indigènes, parlant arabe, qui suivaient, avant la conquête, la liturgie grecque, mais s’étaient, depuis peu, soumis à Rome (en apparence seulement, à ce que donnait à entendre le clergé latin). On usait cependant à leur égard d’une grande tolérance, car ils tenaient toutes les ressources du pays, adonnés qu’ils étaient à l’agriculture, au commerce, à l’industrie ; le roi leur avait accordé même de grandes franchises commerciales. Il y avait aussi des Syriens maronites, gens très preux et d’un grand secours dans les guerres ; des Syriens jacobites, dont les prêtres s’adonnaient spécialement à la médecine ; des Syriens nestoriens, actifs et savants, initiateurs des Francs aux sciences orientales ; beaucoup d’Arméniens ; mais ceux-là, on ne pouvait les distinguer des Francs qu’à l’étrangeté de leur type, car, en copiant les mœurs, ils avaient pris aussi les costumes des vainqueurs. Par-dessus tout on les aimait, car leur fidélité et leur dévouement étaient solides ; ils prenaient part à toutes les expéditions militaires, dans lesquelles ils avaient plusieurs fois conquis de la gloire, tellement que les nobles francs ne dédaignaient pas de s’allier à eux. On voyait encore des Géorgiens, aux beaux traits purs, au teint lumineux ; des Grecs schismatiques, reconnaissables à leur haut bonnet pourpre, et un grand nombre d’Arabes, sujets des Francs, mais restés musulmans, qui ne différaient guère, dans leur aspect, des Syriens chrétiens.

À travers la foule, des moines et des nonnes de différents ordres, vêtus de bleu, de noir, de blanc, de gris ou de brun, se faisaient faire place, et ça et là se montraient quelques Bédouins du désert, qui, moyennant un droit de pacage, étaient venus faire paître leurs chameaux au creux des vallées voisines. Curieux de voir l’illustre ville, ils y étaient entrés, après s’être bouché le nez avec un peu d’étoupe, pour éviter les miasmes, et, très étranges dans leurs longues abâyes en poil de chameau, ils s’empêtraient dans la cohue et cherchaient à se dégager, avec de grands mouvements désordonnés d’oiseaux mis en cage. Dans le voisinage du Temple, une seconde foule bruissait au-dessus de la première : toutes les maisons bordant la rue qui aboutissait aux Portes-Précieuses avaient leurs terrasses couvertes de monde, de femmes surtout, et la plupart voilées à la mode syrienne.

Des rires cristallins, et des pépiements pareils à ceux des oiseaux, s’envolaient de deux belles maisons neuves, se faisant face, au portail orné de stalactites. On voyait, dans chaque ogive de leurs fenêtres, des grappes d’enfants, dont les yeux et les dents brillaient, se poussant, se taquinant, se faisant mille malices. C’était l’école des garçons et l’école des filles, où les écoliers avaient une heure de congé pour regarder défiler les chevaliers. Tous les passants levaient la tête et souriaient à cette joie.

Les turcopoles et les sergents d’armes refoulaient les curieux et faisaient la place libre à l’entrée d’un petit pont qui franchissait un ruisseau à sec. Les chevaliers s’arrêtaient là, un moment ; ils apaisaient leur monture, échangeaient entre eux des saluts, attendant que l’écuyer qui portait leur bannière, séparé d’eux par la foule, les eût rejoints ; puis ils prenaient la file pour franchir le ruisseau et pénétraient dans l’enceinte du Temple par le double arceau des Portes-Précieuses.

La cour du Pavement scintillait au soleil, toute pleine, d’éclats d’armes et de miroitements d’étoffes, car, sans compter les sergents de la cour des bourgeois et les turcopoles à cheval, qui faisaient la haie, elle était emplie par tous les privilégiés qui, par droit, ou faveur, pouvaient assister à l’audience du roi : les baillis, les vicomtes, les riches bourgeois, les écrivains, beaucoup de dames en belles toilettes.

Les femmes des poulains, comme on appelait, ceux qui étaient nés de mariages entre Francs et femmes indigènes, se faisaient remarquer surtout par la richesse de leurs parures : robes de soie jaune d’or, longs manteaux traînants, voiles de couleurs claires, brodequins dorés serrant leurs pieds, colliers bruissant à leur cou ; des parfums et des fards avivaient leur teint.

Des damoiseaux s’empressaient autour des chevaliers qui mettaient pied à terre, et des esclaves noirs emmenaient les chevaux, glissant et piaffant sur les pierres lisses.

À droite du Temple du Seigneur, dont l’esplanade et la haute terrasse, autour du dôme, étaient pleines de monde, tout à l’extrémité du grand parvis, apparaissait, d’une blancheur de marbre, la longue façade du Palais de Salomon ; avec ses sept portails, celui du centre haut et majestueux comme un arc de triomphe. Sous le péristyle, bariolé du frisson soyeux des bannières que les écuyers tenaient à deux mains, un instant les seigneurs s’arrêtaient, se retournant vers la place inondée de lumière et bourdonnante d’une si joyeuse cohue ; puis ils s’enfonçaient sous les voûtes, qui, dans la façade ensoleillée, perçaient sept ogives d’ombre.

Immense et sonore, emplie d’un demi-jour frais et reposant, la grand’salle ressemblait beaucoup à une église. Sept travées, correspondant aux sept portes, s’enfonçaient en mystérieuses perspectives, bordées de piliers puissants, que reliaient entre eux de légères colonnades, peintes d’arabesques et rehaussées d’or. Les trois nefs centrales, très élevées, avaient leurs plafonds plats, décorés de caissons entre poutrelles, et richement ornés, tandis que des voûtes couvraient les quatre autres nefs et figuraient un ciel d’azur parsemé d’étoiles d’or. Au fond s’étendait le transept, ayant à son centre une rotonde portant une coupole et éclairée par deux rangées de vitraux. Quatre gros piliers soutenaient la rotonde, et, entre eux, formant le cercle, un feston d’arcades ogivales posait sur de fines colonnes à chapiteaux corinthiens.

Sous le dôme revêtu d’or, dans cette salle ajourrée, faisant face à la nef du milieu, s’élevait le trône royal. Il était surmonté par un dais magnifique en diaspre d’Antioche, bleu céleste, avec, dans sa trame, des colombes tissées en fil d’or et d’argent. Un tapis de Bagdad couvrait les degrés et une partie du sol, interrompant le dessin de la mosaïque qui représentait une eau transparente, ridée par la brise et toute peuplée de poissons.

Il y avait des bancs pour les évêques, des tabourets pour les barons et les pairs, et, non loin du trône, un fauteuil pour l’ambassadeur. Partout de riches étoffes drapaient les colonnes et l’on voyait se balancer mollement, accrochés aux voûtes, les étendards pris à l’ennemi.

Rapidement, la salle s’emplissait. Le bruit des conversations, des rires discrets, des pas froissant le pavé de mosaïque, répercuté aux voûtes, s’enflait et grondait. Mais le silence, subitement, se fit quand des fanfares, déchirant l’air, triplées par les échos, annoncèrent l’arrivée des quatre grands barons du royaume ; il fut même un instant si complet que, les trompettes ayant cessé de vibrer, on entendit distinctement la gerbe d’eau qui jaillissait, d’un élan superbe, au milieu de la nef centrale, s’égrener en pluie dans la vasque de marbre rouge.

On faisait la haie à l’issue des portes pour voir entrer les seigneurs illustres ; mais les plus favorisés, ou plutôt les premiers arrivés, s’étaient rangés autour de l’enceinte royale et formaient, entre les piliers et les colonnettes, une muraille vivante.

Gautier de Tibériade, prince de Galilée, fils aîné de la belle Eschive, remariée au comte de Tripoli, parut le premier et s’avança d’un pas vif dans la nef. C’était un tout jeune homme, vêtu avec une somptuosité rare, car, maître de grands biens, il s’en montrait vain et dissipateur. Sur sa bannière, on voyait des armoiries, d’après une mode prise aux Sarrasins et qui commençait à se répandre parmi les croisés. Le blason, était d’azur à la fasce d’or.

Raymond de Tripoli entra en même temps que son beau-fils ; mais il marchait plus lentement et se laissa devancer par lui. Sur sa bannière en drap d’or était brodé un châtel de gueules.

Le seigneur de Joppé vint ensuite ; puis Hugues, suzerain de Césarée et de Sidon, qui dépassait tous les autres en stature.

Les quatre grands barons gagnèrent les sièges qui leur étaient réservés auprès du trône, tandis que les écuyers s’alignaient dans la travée du milieu, tenant droites leurs bannières, la hampe appuyée au sol.

Successivement arrivèrent : Baudouin de Rama, avec son frère Balian ; Arnulphe de Turnafiel, qui avait été prisonnier des Sarrasins en même temps qu’Hugues de Césarée ; Josselin de Samosate, commandeur de l’infanterie royale ; Gautier de Falkenberg, châtelain de Saint-Omer ; Régnier de Memphis, Guarimond de Tibériade, Jean d’Arsur ; puis deux très nobles seigneurs, nouvellement venus d’Occident ; Étienne, fils du duc de Sancerre, et son neveu, Henri le Jeune, duc de Bourgogne. Ils avaient fait par dévotion le voyage à Jérusalem, voulant visiter les Lieux-Saints, prendre la palme commémorative, « la Palme Idumée », et s’en retourner.

Le clergé parut ensuite, dans la lourde et majestueuse splendeur des habits sacerdotaux : Alméric, d’abord, prieur du Saint-Sépulcre, Patriarche de Jérusalem. C’était un Français, né à Néelle, dans le diocèse de Noyon, près de Compiègne ; âgé déjà, faible et simple, nul même, il était le souffre-douleur des frères de l’Hôpital, contre lesquels il ne savait pas se défendre. Avec lui entrèrent l’archevêque arménien et l’évêque jacobite de Jérusalem, comptés au nombre des suffragants du Patriarche.

Puis vinrent Régnier, abbé de l’église du Mont-Sion, Hernest, archevêque de Césarée, Guillaume, évêque d’Acre, don Albert l’ermite, évêque de Bethléem. Presque en même temps, au milieu d’un long fracas de fanfares, s’avança le Grand Maître des Hospitaliers : Roger de Moris, précédé de la bannière fameuse où l’on voyait, sur champ de gueules, une croix pleine, d’argent.

Le Grand Maître était vêtu d’une robe noire et d’une cotte d’armes rouge ; une riche agrafe retenait le manteau noir, à pointes, dont le capuchon, rejeté en arrière, laissait voir la face hautaine, les longs cheveux bruns et la barbe légère du chevalier ; sur son épaule gauche étincelait la croix blanche à huit branches.

Plusieurs frères de l’Hôpital accompagnaient Roger de Moris, entre autres Gerbert, surnommé Assalit, qui était un homme remarquablement magnanime, généreux jusqu’à la prodigalité. Il avait été Grand Maître avant Roger, mais, malgré son immense fortune, gravement endetté, il avait dû renoncer à son grade.

Des hérauts, sortant d’une salle voûtée, située à l’est du transept et qui communiquait avec les salles privées du palais, annoncèrent, aux sons des trompettes, l’arrivée de la cour et du roi. Puis un chevalier parut, portant l’étendard de Jérusalem, blanc à la croix potencée d’or, et, aussitôt, toutes les bannières s’agitèrent, saluant la bannière souveraine.

Amaury s’avança en vêtements royaux, ayant auprès de lui sa femme, la reine Maria Comnène, nièce de l’empereur de Constantinople. Elle souriait, sous sa couronne rayonnante de pierreries, et traînait après elle un manteau splendide, en se dandinant gracieusement, comme une tourterelle.

Avec le roi marchent les hauts dignitaires de la cour. D’abord, le hautain, superbe et arrogant sénéchal, Milon de Plancy, qui ne cède jamais le pas à personne. Il est proche parent du roi, et, par sa femme, Tiennette de Naplouse, veuve d’Homphroy du Toron, seigneur de la Syrie Sobal. Haut en couleur, noir de poil, l’œil dur, l’air brutal et présomptueux, il parle au roi, tout en marchant, et ricane. Après lui viennent Girard de Pugi, maréchal du royaume ; le chambellan Jean de la Rochelle ; puis Guillaume, archidiacre de Tyr, grand chancelier du royaume, qui va s’asseoir au banc des évêques.

Quelques Templiers entrent en même temps que la cour, car, lorsqu’ils résident à Jérusalem, ils habitent au palais, depuis que le roi Baudouin leur en a cédé une partie. Ceux-ci sont des chevaliers profès, vêtus de la robe blanche à croix rouge. Sur leur blason, on voit deux frères de la milice du Christ montant le même cheval. Derrière la reine marche la princesse Sybille, les comtesses, et un grand nombre de nobles dames. Puis, en dernier lieu, retardé par quelque jeu, essoufflé et le visage tout rose, le jeune Baudouin, fils du roi, héritier du trône. C’est un enfant de douze ans, aux longs cheveux bouclés, couleur de miel, beau et grand déjà pour son âge ; mais il a un bras inerte et porte en lui, sans que l’on s’en doute encore, le germe d’un mal terrible. Auprès de lui, des adolescents, ses compagnons : Abraham de Nazareth et Godescaut de Tuchorit.

Sybille était revêtue d’une robe magnifique en soie de Chine brochée d’argent, de ce tissu rare et précieux que l’on appelait « nacco » ; des cordons de perles et de turquoises s’enroulaient à ses longues tresses, et un voile aérien était attaché à sa légère couronne d’or, ornée de topazes.

Tout de suite son regard chercha Hugues de Césarée, et elle eut un choc au cœur en s’apercevant qu’il ne portait pas le gage qu’elle lui avait envoyé. Son œil bleu devint dur et cruel sous son sourcil froncé ; mais elle retint mal un cri de colère quand parut Homphroy du Toron, précédant l’ambassadeur et qu’elle reconnut, attachée à son épaule, la manche de soie couleur d’azur.

Un grand mouvement de houle agita les assistants, qui se poussaient, se haussaient les uns derrière les autres, pour apercevoir un instant l’envoyé du Vieux de la Montagne. Un diamant énorme flambait à son turban de mousseline lamée d’or, au-dessus de longs sourcils, de joues brunes et d’une barbe d’un noir bleu ; c’était tout ce que distinguaient ceux qui n’étaient pas au premier rang, avec, par moments, l’éclat pourpré du caftan, lourd de broderies.

Le roi fit quelques pas à la rencontre de l’ambassadeur, qui tenait à la main un rameau d’olivier. Il baisa l’Ismaïlien sur la bouche et le conduisit au siège préparé pour lui, tandis qu’un héraut criait :

— Le seigneur Abou Abd-Allah ! envoyé du très illustre Raschid ed-Din, prince des Sept-Montagnes !

Pendant ce temps, Homphroy s’était glissé auprès de Sybille, qui le regardait fixement, pâle de colère et les lèvres tremblantes.

— Oh ! ma princesse, murmura-t-il, prenez-moi en pitié. Votre courroux m’arrache l’âme du corps. Je suis un larron, c’est vrai ; j’ai dérobé un trésor et rompu votre volonté. Mais ce gage serait trempé de sang s’il était arrivé à son adresse. Votre esclave d’Abyssinie est mon prisonnier, et, pour rançon, je demande sa grâce.

— Je vous hais ! dit Sybille, au risque d’être entendue par la reine.

L’ambassadéur avait refusé les services de l’interprète ; il parlait avec facilité la langue franque, et il expliquait au roi le but de sa mission.

— Notre seigneur Raschid ed-Din — que sa bénédiction soit sur nous ! — salue le roi des Francs en lui souhaitant longue vie et prospérité. Il désire conclure avec lui une paix durable, être son ami et l’aider de son pouvoir, lui qui fait trembler les princes sur leurs trônes et dispose à son gré de leur vie. Mais il faut, pour cela, que le roi franc fasse cesser les méfaits et les abus criminels par lesquels les frères de la milice du Temple offensent Raschid ed-Din, notre Seigneur.

Des templiers qui étaient présents se levèrent brusquement à cette attaque, et l’un d’eux fit un pas vers l’ambassadeur. Un regard sévère du roi l’arrêta.

Abou Abd-Allah ne s’était pas interrompu.

— Que le Grand Maître, Odo de Saint-Amand, qui, par fraude et violence, extorque aux populations, voisines de la commanderie du Temple, soumises au prince des Sept-Montagnes, la dîme des récoltes, fasse cesser cet indigne larcin et qu’il respecte nos frontières.

Le templier qui s’était avancé prit la parole, sans l’agrément du roi.

— Il ne s’agit pas d’un larcin, s’écria-t-il, mais d’un tribut annuel de deux mille ducats consenti par le chef des Ismaïliens.

— Jamais aucun chef n’a consenti à ce tribut, toujours arraché par la force, dit Abou Abd-Allah. Le prédécesseur de notre prince actuel, abattu par l’âge, négligeait de punir le crime ; mais Raschid ed-Din ne le souffrira pas, et il serait déjà châtié si, aimant par-dessus tout la justice, notre Seigneur n’avait retenu le châtiment, voulant savoir si la tête a commandé au bras, si le roi Amaury ordonne cette félonie ou bien s’il l’ignore. Je la lui dénonce, et c’est à lui de la faire cesser. C’est ce que je réclame au nom de mon maître.

Amaury avait le visage empourpré et les yeux brûlants de colère. Il répondit vivement, en s’efforçant d’être calme :

— La félonie qui vient de m’être révélée m’offense moi-même autant qu’elle offense le seigneur Raschid ed-Din, car elle a lieu au mépris de mon autorité royale, trop souvent dédaignée par des sujets mutins et orgueilleux jusqu’à la démence…

Les frères du Temple sourdement murmuraient. Mais le roi, se levant de son trône, haussa la voix.

— Je jure que cet abus cessera, quand bien même il me faudrait, pour apaiser la rapacité des templiers, leur payer les deux mille ducats, de mon propre domaine. Je remercie Raschid ed-Din de m’avoir pressenti innocent dans cette affaire. Je veux être dorénavant son ami sincère et dévoué. Voici ma main, en signe de foi.

Le roi s’avança et mit sa main dans la main ouverte de l’ambassadeur. Celui-ci la retint un instant en silence ; puis il s’écria d’une voix éclatante :

— J’accepte ton serment et le tiens pour loyal et irrévocable. Comme gage de notre sincérité, nous sommes prêts, moi et ceux de ma suite, à recevoir le baptême et à confesser la foi chrétienne.

Tous les évêques, en entendant cette déclaration, se levèrent de leurs bancs, et l’archidiacre Guillaume, les bras en croix, entonna avec enthousiasme un cantique d’action de grâces.

Une immense acclamation emplit la salle, se répercutant de nef en nef, à mesure que la nouvelle se répandait. Beaucoup s’élancèrent dehors, en poussant des clameurs de joie. Bientôt, toute la ville, émotionnée jusqu’aux larmes, connut le miracle de ces conversions inespérées, et les cloches se mirent à sonner, comme pour une fête, en l’honneur des nouveaux chrétiens.