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Le Vieux de la montagne (Gautier)/V

La bibliothèque libre.
Armand Collin et Cie (p. 91-114).

V


Le long de la mer, dans l’exquise fraîcheur du matin, quelques cavaliers arabes escortent une litière, portée par quatre mules blanches.

L’azur des premières lames est assombri par l’ombre de rochers gigantesques, qui bordent le rivage et derrière lesquels le soleil se lève. Et ces grandes ombres des montagnes créent sur la plage une atmosphère bleue et froide où la blancheur laiteuse des mules éclate vivement. Les bêtes fringantes sont joliment harnachées de cuirs de couleur découpés à jour et ornés de paillettes et de cabochons. À chacun de leurs pas on voit luire leurs fers d’argent, et elles secouent sur leur front des franges et des houppes soyeuses. Elles sont attelées à la file, deux devant et deux derrière, entre les longs brancards de la litière, et des muletiers les guident.

Sous les rideaux relevés, accoudée à des coussins brodés d’or, une femme dont on n’aperçoit entre ses voiles que les grands yeux mouillés de larmes, sans la voir, regarde la mer.

À ses pieds, une jeune fille, le visage découvert, est accroupie et, contemple sa compagne, en poussant de profonds soupirs.

— Ne pleure plus, Gazileh, dit-elle, après un long silence. Je t’en conjure, regarde les splendeurs qu’Allah a créées et qui se révèlent à nos yeux pour la première fois. Vois ces roches et ces montagnes, colorées de tant de nuances qu’elles semblent taillées dans des marbres rares et formées de pierres précieuses. Vois comme leurs grands reflets s’allongent sur la mer, qui, couleur de turquoise à l’horizon, est, jusque bien loin du rivage, plus foncée que le saphir. Regarde, Gazileh, ô ma chère princesse ! à travers le prisme de tes larmes contemple, au moins un instant, cette merveille de la nature : les premiers degrés du Liban sacré.

— Est-ce que j’ai, rêvé, Nahâr ? est-ce que, vraiment, nous sommes en route pour l’exil ? dit Gazileh, sans tourner la tête. Hier encore, j’étais dans mon palais d’été, à Djebêlé, près de la mer ; j’errais, comme à l’ordinaire, dans le jardin ombreux, sans que rien vînt m’avertir du malheur qui planait sur moi ; paisible, j’émiettais des gâteaux de froment aux oiseaux aquatiques, je riais de leur course folle, de leur cou tendu, des ailes brillantes battant l’eau comme des roues de moulin, de leurs cris rauques, de leurs combats… Soudain, le cher prince parut, oh ! si pâle et dévorant ses larmes ! L’une d’elles, je la vois toujours, restait suspendue à sa barbe blanche ; puis elle roula sur sa main !… Ah ! Nahâr ! est-ce vrai qu’aujourd’hui je suis une captive, un otage ?… que l’on m’entraîne loin de tout ce que j’aimais ?…

— Oh ! toi, si sage et si courageuse, ne m’as-tu pas dit souvent qu’il fallait se ployer devant la destinée, être comme le colimaçon qui prend la forme de sa coquille ? Oui, nous sommes prisonnières ; mais les femmes musulmanes ne le sont-elles pas toujours ? Tu disais aussi : « Contentons-nous d’être comme les fleurs, qui s’épanouissent et embaument à la place où on les a plantées ; n’envions pas les oiseaux. » Et voilà que les fleurs sont des oiseaux aujourd’hui…

— Des oiseaux en cage, Nahâr.

— C’est quelque chose déjà que de changer de cage. Ouvrir les yeux sur des aspects nouveaux ! Ne pas savoir ce qui va vous arriver ! Avoir peur même !…

— C’est toi qui parles ainsi ? toi, si peureuse ? Ton affection pour moi te donne un étrange courage ! Tu veux me soutenir et me consoler quand l’angoisse serre ton cœur comme le mien. Eh bien, par reconnaissance pour ton héroïsme, je vais tâcher d’être moins faible, plus fière devant le malheur.

— N’ai-je pas bien réussi ? s’écria Nahâr en frappant ses petites mains brunes l’une contre l’autre. Ne suis-je pas bien récompensée de mes efforts pour être brave ?

— Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui ! dit Gazileh avec un profond soupir. Soyons résignées, comme notre religion ordonne de l’être.

— Écoute, dit Nahâr, en baissant la voix. Nos muletiers causent entre eux. J’ai cru leur entendre prononcer le nom de Raschid ed-Din.

— Ce serait bien singulier, dit Gazileh, en se soulevant un peu.

— Les muletiers sont les grands colporteurs de nouvelles ; ils savent tout et répètent tout. Peut-être entendrons-nous quelque chose qui pourra nous être utile.

Elles se turent, tendant l’oreille.

Deux des muletiers marchaient à côté de leurs bêtes, un peu en avant de la litière ; ils causaient, d’abord à voix basse, par respect, puis, peu à peu haussant le ton sans s’en apercevoir.

— Si les Francs sont en marche, disait l’un, c’est pour massacrer et piller. Ils ne font jamais que cela.

— Ils n’étaient pas en route pour des batailles, dit l’autre. On a signalé une flotte vers la pointe de Chypre, qui, sans doute, vient de Byzance : un renfort que l’empereur envoie au roi de Jérusalem, qui est son neveu, puisqu’il a épousé sa nièce. Le roi franc va au-devant de cette flotte, qui mouillera peut-être à Latakieh : il veut protéger le débarquement. On dit qu’on a vu son avant-garde s’engager dans les gorges des montagnes.

— Pourquoi, s’ils n’ont pas quelque projet de pillage, prennent-ils ce chemin, qui est malaisé aux chevaux et deux fois plus long que l’autre ?

— Je te dis qu’ils vont rendre visite au prince des Sept-Montagnes.

— Tu dis cela pour te moquer. Le Scheikh el-djebel ne se laisse pas approcher aussi facilement.

— Il y a des accords entre eux.

— À la place des Francs, j’aimerais mieux m’accorder de loin avec un aussi terrible seigneur.

— Si ces ennemis de la foi, ces satans d’outremer, tombent dans quelque embûche, je dirai seulement : Dieu est grand !…

Et, brusquement, tirant du fond de sa gorge une vibration rauque, le conducteur s’élança à la tête de la première mule, qui allait butter contre un rocher.

— Eh bien, princesse, que penses-tu de cela ? dit Nahâr.

— Je ne vois rien dans ces propos qui puisse nous intéresser directement, dit Gazileh. Nous savons seulement que d’autres victimes que nous-mêmes sont à la merci du redoutable prophète, et que ce malheureux pays, trempé de sang, au nom du Dieu très bon, recevra sans doute une nouvelle rosée.

— Déplorons nos propres peines, Gazileh, je t’en conjure : elles sont assez lourdes pour nos faibles cœurs, sans que nous nous chargions encore des peines de toute l’humanité.

Gazileh eut un sourire et détacha son voile pour respirer mieux, laissant un instant rayonner sa merveilleuse beauté dans la solitude de cette grève. Puis, ses regards, lourds de tristesse, suivirent distraitement, sur les flots, de plus en plus lumineux, les voiles doubles, couleur de neige, hautes et aiguës, qu’une brise faible gonflait doucement. Elle s’intéressa, malgré elle, au vol si gracieux de ces barques de pêcheurs, qui semblaient seulement effleurer l’eau bleue.

— Certes, elles sont bien nommées kirlanguitch, avec leurs longues ailes minces, ces barques. Elles ressemblent tout à fait à des hirondelles, des hirondelles qui seraient blanches.

— Ah ! vois donc, s’écria Nahâr, qui se penchait pour mieux regarder : des étincelles ! de l’argent fluide !… Les pêcheurs tirent leurs filets de l’eau !

Bientôt, une ville apparut, dans une courbe du rivage, un port, des navires à hautes coques peintes, des fumées qui montaient. C’était Markab, une grosse bourgade, sur la frontière de la principauté d’Antioche et du comté de Tripoli.

Les Arabes de l’escorte se rapprochèrent, éperonnant leurs chevaux frêles, aux longues crinières envolées. Gazileh, vivement, referma son voile. On donnait des ordres aux muletiers, concernant la route à suivre. Un ruisseau torrentueux bondissait, coupant la plage, dont il creusait le sable. Tournant le dos à la mer, la petite, caravane suivit le bord du ruisseau, le remontant, et s’engagea dans la gorge étroite, resserrée entre deux rochers gigantesques, où le torrent courait en cascades folles.

Ce chemin était ardu et vertigineux ; les hautes parois de grès sombre semblaient monter jusqu’au ciel, et un demi-jour de souterrain régnait au fond du ravin.

Une tristesse plus lourde s’abattit sur le cœur des deux femmes, qui se penchèrent pour voir encore une fois la mer et le ciel libre. Elles ne parlaient plus, assourdies par le tumulte effrayant de l’eau rebondissante, qui, même, empêchait de penser.

La route montait rapidement, tout en s’enfonçant dans la montagne. Les muletiers tenaient la bride des mules tout près du mors et marchaient entre elles et le torrent. Malgré tous leurs soins, la litière était cahotée et penchait en arrière. Les voyageuses ne pouvaient s’occuper d’autre chose que de s’y tenir en équilibre. Puis la route devenait plus plane. Étourdies et lassées, elles tombèrent dans une sorte d’engourdissement, presque de sommeil.

Quand on fit halte sur un haut plateau, près d’un bouquet de sycomores, il était déjà plus de midi, et il ne fallait plus que quelques heures de marche pour atteindre le but du voyage.

On était en pleine montagne maintenant, et, de ce point élevé, les regards embrassaient, de toutes parts, un tableau si merveilleux que Gazileh oublia ses peines à le contempler.

À perte de vue, les monts ondulaient comme les lames monstrueuses d’une mer pétrifiée, les uns pelés et aigus, les autres arrondis en dômes, creusant entre eux des abîmes aux parois droites comme des murailles, avec des luisants de miroirs, ou bien glissant en pente douce, jusqu’au fond des vallées verdoyantes et fécondes. Des végétations puissantes escaladaient les côtes, les arbres ayant leurs cimes au niveau des racines de ceux qui les précédaient. Il y avait des cyprès et des pins, des chênes et des genévriers au bois incorruptible. Sur les plateaux apparaissait la merveille du Liban : les cèdres plusieurs fois séculaires. De leurs larges bras, chargés de draperies sombres, ils semblaient bénir toute la contrée.

Des villages d’un blanc éclatant se montraient suspendus au-dessus des abîmes ; ils s’accrochaient aux parois des rochers, à des hauteurs invraisemblables. Quelques-uns se faisaient face et ainsi étaient tout proches dans l’air, si bien que leurs habitants pouvaient se parler en haussant un peu le ton, tandis que, pour aller de l’un à l’autre, il fallait faire plus de quatre lieues en descendant et en remontant les sentiers.

Sur les moins hautes des collines prospéraient les mûriers et les oliviers au feuillage cendré ; plus bas encore, les palmiers, les dattiers et aussi les bananiers, ces « arbres du paradis ». Dans les vallées, où l’argent des rivières luisait, les champs cultivés se déployaient comme de riches tapis de couleurs diverses. Le jaune des blés s’arrêtait net où commençait le vert tendre d’un champ d’asperges, des plantations de canne à sucre côtoyaient les larges bandes où poussait le henneh, et des parterres de roses, de narcisses et de giroflées s’étalaient, promettant une riche moisson de parfums.

Gazileh fit le tour du bois de sycomores pour regarder à l’autre versant du mamelon. Mais alors elle eut un sursaut de saisissement en voyant se dresser devant elle, au sommet d’un rocher à pic qui semblait inaccessible, un formidable château.

— C’est Maçiâf, s’écria-t-elle en s’appuyant presque défaillante, à l’épaule de Nahâr.

— Le château de Raschid ed-Din ! notre prison, dit la jeune fille. Hélas ! il est aussi terrible que superbe.

On eût dit qu’il était taillé dans la montagne même, que ce rocher vertigineux en faisait partie, que ses tours, ses créneaux, ses dômes, ses arcades avaient été découpés ainsi par la main géante d’un enchanteur. Il était si haut que les oiseaux à peine y pouvaient atteindre et que les orages éclataient à ses pieds.

Aux deux jeunes femmes, qui le regardaient, fascinées d’horreur et d’admiration, il semblait tout proche ; cependant elles en étaient séparées encore par plusieurs collines et par une large vallée, dans laquelle une jolie ville apparaissait, ceinte de murailles, avec une mosquée à son centre.

Les gens de l’escorte donnèrent le signal du départ, et on commença à descendre, entre des arbres et des rochers, un sentier qui s’enroulait en spirale autour du mamelon. Puis le chemin s’encaissa, dévalant presque à pic ; ensuite, on contourna une roche énorme, qui semblait un quartier de montagne brisé, pour aboutir à un haut vallon qu’il fallait traverser.

Tout à coup, au tournant du rocher, au moment où l’on débouchait dans le vallon, les mules bronchèrent, se rejetèrent d’un brusque mouvement en arrière, effrayées par un horrible tumulte qui éclata si soudainement que la petite caravane demeura un instant comme pétrifiée, incapable de comprendre ce qu’elle voyait ni ce qu’elle entendait.

Les cavaliers de l’escorte se remirent les premiers et firent descendre rapidement les deux femmes de la litière, secouée d’une façon désordonnée par les bêtes affolées.

On était tombé au beau milieu d’un combat engagé entre des Francs et des Arabes, dans une mêlée féroce atteignant son paroxysme. Tous les bruits de la montagne, le grondement continu des torrents et des cascades avaient sans doute couvert le bruit de ce carnage, enfermé dans cette gorge étroite, qui en gardait la clameur sinistre et en buvait le sang. Et ainsi, brutalement, le danger se révélait trop tard pour qu’on pût l’éviter.

Masquée à demi par des buissons, une grotte ouvrait sa bouche obscure, à quelques pas dans le vallon. Gazileh et Nahâr se réfugièrent là, tandis qu’on dételait les mules, qui menaçaient de tout briser et ne pouvaient tourner dans le sentier trop étroit. Les gens de l’escorte rebroussèrent chemin, afin de chercher, sans doute, une autre issue.

Une poussière brûlante emplissait ce val, mêlée à une buée de sueur et de sang, que le soleil vaporisait. On entendait, au milieu des hurlements de rage ou de douleur, d’affreux chocs, des grincements de métal, des coups sourds, et, confusément, l’on voyait des chevaux renversés, donnant des ruades d’agonie ; des hommes, pareils à d’étranges monstres luisant d’écaillés, s’étreignant comme pour s’embrasser ; des bras levés qui retombaient ; des globes de fer hérissés de pointes, allant et venant, pleurant du sang, pareils à des têtes coupées. Les lances et les épées qui se croisaient semblaient former une palissade, et, par moments, le chanfrein d’acier d’un cheval cabré jetait une lueur aveuglante.

Les jeunes femmes, frémissantes d’horreur, ne pouvaient cependant pas arracher leurs regards de cet effrayant spectacle.

Bientôt elles se rendirent compte de la marche du combat et distinguèrent l’inégalité des adversaires : les Arabes étaient beaucoup plus nombreux que les chrétiens, qui se battaient en désespérés, retardant seulement, à force d’héroïsme, leur mort certaine.

Les chrétiens semblaient avoir été surpris dans leur camp, car, de loin en loin, quelques tentes restaient encore debout. Les vivants diminuaient rapidement ; beaucoup se rendaient, jetant leurs armes, et on leur liait les mains. Ceux qui restaient s’enfuirent, et les vainqueurs se jetèrent à leur poursuite.

Quelques combattants isolés, cependant, entourés d’ennemis, restaient en arrière, luttant encore. Gazileh en remarqua un, à vingt pas de la caverne où elle était blottie avec sa compagne, si grand qu’il dépassait de la tête tous ceux qui l’attaquaient, d’une force si terrible que la nuée d’adversaires qui l’entourait ne l’avait pas encore abattu. Il portait, comme tous les chevaliers francs, la chemise de mailles et le casque conique avec le nasal massif qui masquait entièrement le visage. Il n’avait plus d’autre arme qu’un tronçon d’épée ; un pied sur le cadavre de son cheval, il se servait de la lame rompue avec tant d’adresse qu’il faisait plus de blessures encore qu’il n’en recevait. À travers les cris que poussaient ses assaillants pour l’étourdir, on distinguait le halètement rauque de sa respiration, et Gazileh était oppressée horriblement par ce souffle, pénible comme un râle, qui trahissait les derniers efforts du héros, prêt à succomber.

— Ah ! c’est lâche, dit-elle enfin, tant d’adversaires contre un seul homme…

— Puisqu’il refuse de se rendre ! dit Nahâr.

Un cavalier kurde accourut, fit tournoyer sa masse d’armes et, de haut, assomma le chevalier franc, qui tomba, tout d’une pièce, en arrière.

Gazileh s’était caché le visage, en poussant un cri d’horreur, qui se perdit dans les cris de triomphe.

Quand elle découvrit ses yeux, les vainqueurs avaient disparu. Un silence plus terrible encore que le tumulte de tout à l’heure régnait sur le lieu du carnage. Rien que de faibles plaintes, quelques gémissements qui allaient s’éteignant.

Gazileh tendait l’oreille.

— Ce chevalier n’est pas mort ! s’écria-t-elle.

— Il râle, dit Nahâr.

Elles écoutaient, regardant vers la place où il était tombé.

Le mourant, en effet, eut un tressaillement, s’efforça de se soulever et, d’une voix à peine distincte, cria :

— À boire !

Puis il retomba.

Gazileh s’était élancée hors de la caverne ; mais Nahâr se jeta au-devant d’elle, la saisit à bras-le-corps. Elle criait :

— Que veux-tu faire ? N’y va pas ! n’y va pas ! C’est un infidèle, un soldat franc !…

— C’est un blessé !

Et Gazileh se dégagea, courut vers le chevalier, enjambant les morts, traînant, sans y prendre garde, sa robe dans des flaques sanglantes. Elle s’agenouilla près de lui, le souleva, fit sauter le casque, bosselé et troué, à travers lequel le sang jaillissait comme d’une source.

Le chevalier était évanoui, s’il n’était mort. Sa tête roula, inerte, sur les genoux de la princesse.

— Le coffret ! Nahâr,… et qu’un des muletiers cherche de l’eau.

La voix saccadée et impérieuse ne souffrait pas de réplique ; Nahâr obéit.

Elle revint promptement, apportant de l’eau dans le seau de cuir qui servait à faira boire les mules, et, curieuse, elle se pencha vers le blessé.

— Ah ! il fait peur avec sa face toute voilée de sang, dit-elle en se rejetant en arrière.

Gazileh avait dénoué pour l’imbiber l’écharpe qui serrait sa taille, et elle baignait avec précaution le visage du chevalier.

— Vois comme le voile se déchire et s’écarte.

— Mais, c’est un tout jeune homme !… s’écria Nahâr. Je n’ai jamais vu d’aussi près un infidèle. Il est beau, n’est-ce pas ?…

— La blessure est là, au sommet du front, sous, les cheveux, béante et laissant fuir le sang à flots. Il faut l’arrêter, ce sang.

Un coffret de velours bleu, à coins d’argent, que Nahâr lui présentait tout ouvert, contenait tous les objets nécessaires à un pansement, et Gazileh, d’une main légère et experte, rapprocha les bords de la plaie, qu’elle lava plusieurs fois avec un baume puissant, sous lequel le sang se figea ; puis elle la couvrit d’amadou et entoura la tête d’un bandeau serré.

— Je crois que tu assistes un mort, disait Nahâr.

— Mort ? Non, il ne l’est pas. Je sens battre son cœur sous ma main. L’épaisseur du casque a amorti le coup ; c’est sa brisure qui a creusé cette plaie affreuse. Mais l’os n’est pas atteint, et la blessure peut n’être pas mortelle. Vois, il soupire… Aide-moi ; essayons de le faire boire.

Elle prit vivement, dans le coffret, un gobelet et y versa tout le contenu d’un flacon d’or.

— L’élixir ! s’écria Nahâr… Ah ! princesse, tu oublies donc combien des nôtres il a tué ? C’est crime, vraiment, de vouloir ressusciter un pareil adversaire.

— Ne serait-ce pas humiliant pour la vaillance de nos guerriers de laisser mourir celui-ci à cause de sa vaillance ? Aide-moi !

Elle eut beaucoup de peine à écarter les dents serrées du blessé ; mais dès que la première goutte de la liqueur eut glissé jusqu’à sa gorge, il but avidement et parut se ranimer.

Ses yeux se rouvrirent, troubles et las, sans regard encore.

Gazileh avait rejeté son voile, elle se penchait, guettant avec anxiété ce lent retour à la vie. Mais, tout à coup, la pensée revint dans ce regard ; le visage du mourant, crispé par la souffrance, se détendit ; un sourire entr’ouvrit ses lèvres, et il contempla Gazileh avec une expression si ardente de joie et d’amour qu’instinctivement elle ramena les plis de son voile.

— Puisqu’il t’a vue ! dit Nahâr.

Le blessé avait joint les mains.

— Merci, seigneur Christ, dit-il : vous avez exaucé mon vœu, vous faites un miracle pour votre soldat !…

— Ce n’est pas votre Dieu qui fait le miracle, dit Nahâr, mais bien Allah, le très grand. C’est lui qui a conduit près de vous la femme unique qui, au lieu de pierreries et de parures, porte, en voyage, des drogues et des baumes dans son coffret à bijoux, estimant que trop de rubis déjà ruissellent par le fait des épées et qu’une larme de pitié vaut tous les diamants du monde.

— Tais-toi, folle. C’est le premier devoir des femmes, en ce temps de constantes batailles, de savoir panser les blessures… N’en avez-vous pas d’autres, chevalier, que celle qui, si douloureusement, vous meurtrit le front ?

— Qu’importe ? dit le jeune homme, d’une voix pleine de douceur. Je vais mourir, puisque vous êtes là !

— Me prenez-vous pour Israfil, l’ange de la mort ?

— Vous êtes la récompense de toutes mes peines terrestres, vous êtes celle qui emplissait mon cœur de douleur et de délices… J’ai demandé à Dieu de vous voir une fois encore et de mourir, et Dieu m’a entendu.

— Il a le délire, Nahâr, dit Gazileh.

— Un délire heureux, en tout cas, car son visage exprime la plus douce extase.

— Oui, cette folie est une grâce du ciel ; elle l’empêche de sentir son mal.

— J’ai toute ma raison, dit le chevalier. Il y a trois ans, étant prisonnier de guerre, je vous ai vue à Djébélé.

— À Djébélé ?

— Je vous ai vue au prix d’un crime : j’ai violé le secret de votre retraite, par fraude et escalade, tandis que vous rêviez dans un kiosque, près d’un ruisseau, mon regard a dérobé votre image divine.

— Le kiosque d’or de ta maison d’été ! dit Nahâr.

Gazileh était tout interdite et contemplait avec une sympathie croissante cette belle tête blonde, à laquelle le bandeau sanglant faisait comme une couronne ; cette tête inconnue, qui avait son genou pour oreiller.

— Après trois années, vous avez pu me reconnaître ? dit-elle.

— Pendant trois années, nuit et jour, je n’ai vu que vous… Ah ! donnez-moi l’absolution de mon forfait, et dites-moi votre nom, que je l’emporte dans l’éternité.

— Vous ne l’emporterez pas aussi loin, j’espère. Gazileh est mon nom… Ne me direz-vous pas qui vous êtes ?

— Je suis Hugues de Césarée, le plus humble des serviteurs du Christ.

— Ce nom est illustre, même parmi nous, dit Gazileh. Je suis heureuse d’avoir pu secourir un aussi preux chevalier, de l’avoir sauvé, j’espère.

— Ah ! Madame, je dois mourir, puisque le ciel a exaucé un vœu dont ma vie est le prix.

— Voyez, votre sang a cessé de couler ; il fuyait à flots, et c’est cela qui vous eût fait périr. Vous vivrez, j’en réponds.

— Ah ! princesse ! s’écria tout à coup Nahâr, on dirait que les vainqueurs de tout à l’heure reviennent en désordre, comme s’ils étaient poursuivis. Ne restons pas ici : les chrétiens pourraient nous faire prisonniers.

— Hélas ! dit Gazileh, prise par les Francs, cela ne sera pas pire pour moi que d’arriver saine et sauve au château de Raschid ed-Din !

— N’allez pas là, s’écria Hugues de Césarée, en faisant un effort pour se soulever. Le Vieux de la Montagne est un traître, un maudit. Nous campions ici, en amis, sur la foi de sa parole, et, brusquement, sans même nous défier, ses sectaires se sont rués sur nous… Vous êtes en danger ?… Ah ! je veux vivre pour vous défendre… Dites, que faut-il faire ?

— Il n’y a pas de défense possible, répondit Gazileh, en baissant la tête. Raschid ed-Din n’accorde la paix à mon grand-oncle, le prince de Hama, accablé par les défaites, qu’à la condition que je lui serai livrée comme otage. À la moindre irritation contre le vaincu, l’implacable prophète me brisera. Et quel secours espérer dans cette inaccessible forteresse, dont la vue seule fait frémir ?

— N’y entrez pas. Fuyez : je vous protégerai.

— Et alors mon bien-aimé prince tomberait sous le poignard !… Non, je dois me résigner. D’ailleurs, la fuite est impossible. Les gens qui nous conduisent veillent aux alentours ; ils se sont éloignés pour ne pas dénoncer par leur présence, sans doute, notre refuge ; mais ils ne nous laisseraient pas nous échapper…

Des cris éclataient, de plus en plus proches. Celui-ci domina bientôt :

« Dieu aide son Sépulcre ! »

— Victoire au Christ ! s’écria Hugues. Ce sont les Francs !

Des Arabes passaient au galop de leurs chevaux. Ils criaient : « Dieu est grand ! » tout en fuyant, sans désordre toutefois.

— Viens vite, princesse, dit Nahâr : nos gardiens te cherchent.

— Adieu, dit Gazileh.

Mais Hugues s’accrochait à sa robe.

— Par grâce, à ce château, un signe, quelque chose qui m’avertisse que le danger est venu pour vous !…

— Eh bien ! mon voile blanc à l’un des créneaux.

— Merci !

— Adieu !… mon chevalier.

Elle s’enfuit, en masquant son visage dans les mousselines, tandis que Hugues, se soutenant sur les mains, la suivait des yeux avidement : mais bientôt, à bout de forces, sa vue se troubla, et il retomba, évanoui, au milieu des cadavres.