Le Violoneux de la Sapinière/08
CHAPITRE VIII
Arrivée d’une voiture de roulage.
Diablotin allait très-vite : il faut croire que la petite Anne ne le chargeait guère, ou bien qu’il sentait son écurie ; au bout de trois petits quarts d’heure les voyageuses aperçurent les maisons du Tablier, groupées autour du clocher de l’église, et bientôt la carriole s’arrêta à la porte de Mlle Brandy. Au même moment un autre véhicule se montrait à l’horizon sur la route de Saint-Florent ; mais celui-ci allait lentement, malgré les quatre chevaux qui le tiraient de toutes leurs forces et dont on entendait au loin les grelots. C’était la voiture du roulage, et le roulier marchait à côté, son bonnet enfoncé sur les oreilles, chaudement enveloppé de sa limousine de laine rayée, son grand fouet à la main et sa grosse pipe de terre à la bouche. Cet équipage avait déjà été remarqué par tous les gens du village ; les premiers avertis avaient appelé les autres, et chacun s’évertuait à deviner ce que le roulier venait faire au Tablier, d’où il venait, où il allait, et ce qu’il pouvait bien y avoir dans sa voiture. Mlle Léonide regarda comme les autres, et tout à coup, appelant sa servante :
« Allons, Manette, mettez vite la voiture sous la remise et le cheval à l’écurie : nous allons avoir de l’ouvrage. Tu tombes bien, ma petite Anne : tu vas m’aider à déballer mes caisses. Les vois-tu qui arrivent là-bas ?… Le roulier s’arrête, il parle à un cantonnier ; je parie qu’il lui demande où est la maison de Mlle Brandy. Eh ! par ici, mon brave homme, par ici ! arrivez vite ! »
La voiture approchait en effet, et Mlle Léonide ne s’était pas trompée. Dès que les hommes qui flânaient sur leurs portes eurent compris de quoi il s’agissait, ce fut à qui s’offrirait pour donner un coup de main au roulier, et les caisses furent bientôt rangées en ordre dans le vestibule de la maison. Puis Manette apporta des verres et quelques bouteilles de bon vin, et Mlle Léonide, aidée de la petite Anne, versa à boire à tous les travailleurs en les remerciant de leur complaisance. Après quoi elle les congédia, ne gardant que le menuisier du village, le père Brethomé, et son fils Jean, à qui elle donna un marteau et un ciseau pour faire sauter les clous qui fermaient les caisses. Manette voulait aider ; mais, repoussée sous prétexte qu’elle ne connaissait rien à ces choses-là, elle resta simple spectatrice et suivit l’opération avec autant d’intérêt qu’Anne elle-même.
« Voilà les clous enlevés ! s’écria enfin Mlle Léonide. Jean, venez par ici, appuyez fort, pour abattre ce côté de la caisse. » Et elle appuyait elle-même de toutes ses forces. On entendit un craquement, les planches s’écartèrent et s’abattirent.
« Très-bien ! ôtez-moi ces planches de là. Tu vas voir ce que tu n’as jamais vu, Anne : un orgue, mon enfant ! un orgue !
— Mais si, mademoiselle, j’en ai vu un à Mareuil, une fois : c’était un homme qui le portait et qui lui faisait jouer de jolis airs en tournant une poignée comme celle d’un moulin à café.
— C’était un orgue de Barbarie, ma pauvre Anne. Voyons, sais-tu ce que c’est que la Barbarie ?
— Je connais les canards de Barbarie, dit Anne en souriant malicieusement : ils ont une petite queue en trompette qui est très-drôle. Ce n’est pas cela ?
— Tu te moques de moi, petite masque. Mon orgue est trop grand pour qu’on se le pende au cou, comme celui que tu as entendu dans les rues de Mareuil ; et la Barbarie est un pays d’Afrique. Connais-tu l’Afrique ? »
Elle appuyait elle-même de toutes ses forces.
Anne secoua la tête.
« Tu n’apprends donc pas la géographie ?
— Non, je n’apprends rien du tout. Pélagie ne sait rien, et papa n’a pas le temps de me faire étudier. Je ne sais que les histoires qu’il me raconte le soir, en hiver.
— Tu ne lis jamais ?
— Papa dit que ses livres ne sont pas pour les petites filles. Je lis dans le livre de cuisine, quand Pélagie veut faire un nouveau plat, pour lui dire comment elle doit s’y prendre. Avez-vous un lièvre ? je vous réciterai toute la recette du civet sans manquer un mot.
— Eh bien, tu es plus forte que moi en cuisine. Mais je te prêterai de beaux livres ; nous allons les déballer tout à l’heure, quand nous aurons roulé l’orgue dans le salon. Allons, tirons-le de sa boîte. »
Jean et le père Brethomé eurent bientôt installé l’orgue à une bonne place au jour. Anne les suivait pas à pas.
Au tour du piano, maintenant ! » dit Mlle Léonide. Et, après un nouveau travail, le piano vint rejoindre l’orgue. Mlle Léonide l’ouvrit pour voir s’il était resté d’accord.
« Oh ! que j’aime cet air ! s’écria l’enfant. Maman le jouait, je le reconnais bien. Jouez-le encore, je vous en prie ! »
Et elle essayait de le chanter, et ses yeux devenaient humides.
« Tu as une jolie voix, ma petite ; je t’apprendrai la musique. Pour le moment, embrasse-moi et viens m’aider : nous avons beaucoup d’ouvrage à faire, vois-tu. »
Mlle Léonide emmena l’enfant pour l’empêcher de s’attendrir, fidèle à son principe « que la vie était faite pour autre chose que pour pleurer ». Anne s’égaya en portant de la caisse dans le salon une foule d’objets curieux qui lui semblaient venir du pays des fées. Elle s’émerveillait, questionnait et babillait comme un oiseau joyeux. Mlle Léonide souriait et se sentait heureuse comme elle ne l’avait pas été depuis bien longtemps. Elle s’était dit d’abord : « Si j’avais eu le bonheur d’être une mère de famille, comme j’aurais aimé une petite fille pareille à celle-ci ! » Il y avait un regret dans cette pensée : il n’y en eut plus dans la suivante : « Pourquoi ne l’aimerais-je pas ? je n’ai pas besoin d’être sa mère pour cela ! »
Anne resta tout à coup pétrifiée d’admiration. Elle venait de sortir d’un coin de la caisse une petite bercelonnette en bois sculpté peinte en rouge et blanc, où reposait un poupon à figure rebondie, entortillé des pieds aux épaules dans une longue bandelette brodée qui lui serrait les bras le long du corps. À côté du berceau, une poupée aux longs cheveux tressés de rubans rouges, vêtue d’une chemise blanche à larges manches, d’un corset noir au plastron tout couvert de paillettes d’argent, d’un jupon rouge, et d’un tablier bleu brodé d’argent et d’or et relevé dans la ceinture, représentait la nourrice ou la mère de l’enfant.
« Cela, c’est pour toi, lui dit Mlle Léonide. C’est une poupée italienne : j’ai vu des villages où toutes les femmes sont habillées comme cela, et les petits enfants comme celui-ci.
— Comme c’est beau de voyager ! dit la petite, pensive.
— On peut toujours voyager dans les livres : je t’en donnerai de beaux, avec des images ; tu y verras le pays de la poupée.
— Comme vous êtes bonne ! Vrai ! vous avez pensé à moi de si loin ?
— Sans doute ! Et toi, tu ne pensais donc jamais à ta vieille amie ?
— Si, quelquefois, fit Anne confuse ; mais je n’ai rien fait pour vous.
— Parce que tu étais petite. À présent tu m’aides à ranger ma maison : tu vois bien que tu fais quelque chose pour moi. Allons, emporte tes poupées et continuons. Prends avec soin cette grande boîte : je vais l’ouvrir pour te montrer ce qu’il y a dedans : c’est très-précieux.
— Ah ! je connais bien cela, c’est un violon. Mais quel drôle de violon ! il n’est pas rouge comme ceux des violoneux qui font danser aux préveils, et puis il a un gros ventre tout rond.
— Ce violon-là, mon enfant, a été fait il y a trois cents ans en Italie, par un savant faiseur de violons qui s’appelait Amati. Le roi de France de ce temps-là, qui était Henri III, lui commanda vingt-quatre beaux violons pour faire de la musique aux noces du duc de Joyeuse, un seigneur qu’il aimait beaucoup ; et mon violon est un de ceux-là. Tu penses bien qu’il a voyagé depuis, avant de revenir en Italie où je l’ai acheté, et qu’il a vu bien des choses.
— Quel dommage qu’il ne puisse pas les raconter ! s’écria Anne. Est-ce que vous savez en jouer, mademoiselle ?
— Non, mais je l’ai acheté pour sa rareté ; c’est très-curieux et très-précieux, ces violons-là. Je l’ai prêté plusieurs fois à des artistes, et il a les sons les plus doux qu’on puisse entendre. Là ! remettons-le dans sa boîte. Maintenant, range-moi ces pierres sur cette étagère.
— Ah ! les jolies pierres ! Il y a du bleu, du blanc, du noir, du gris… où les trouve-t-on ?
— Elles viennent d’un volcan d’Italie. Tu ne sais pas ce que c’est qu’un volcan ? »
Anne secoua la tête et se mit à ranger les pierres. Mlle Léonide remarqua qu’elle cessa de faire des questions, et qu’elle fut un peu moins gaie le reste du jour. C’était la première fois qu’elle souffrait de son ignorance, la pauvre Anne ! Elle y songea toute la soirée, et s’endormit en se demandant s’il était possible de devenir aussi savante que Mlle Léonide sans faire autant de voyages qu’elle.