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Le Violoneux de la Sapinière/09

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 47-51).

Anne s’avança timidement.

CHAPITRE IX

Des voisins bien agréables.

Anne resta quatre jours chez Mlle Léonide. Il va sans dire que Pélagie vint s’assurer par elle-même que c’était bien pour déballer des caisses, ranger la maison et voir une foule de belles choses qu’on lui gardait son enfant : elle accusait déjà Diablotin de lui avoir joué quelque mauvais tour. Enfin, le jeudi, Anne rentra dans la maison paternelle. À son grand étonnement, le docteur ne vint point la recevoir dans ses bras quand elle descendit de la carriole ; les volets du salon étaient ouverts, et les voix qu’on y entendait témoignaient d’une visite. Anne reconnut ces voix, car elle fit une grimace et tira en arrière Mlle Léonide qui posait la main sur le bouton de la porte.

« Allons-nous-en là-haut, je vous en prie ! ils sont si ennuyeux ! ils se moquent toujours de moi ! »

Mlle Léonide allait demander de qui il s’agissait, lorsque la porte s’ouvrit et le docteur enleva sa fille dans ses bras en s’écriant :

« J’avais bien reconnu le pas de ma petite Anne ! Viens saluer Mme Arnaudeau, ma chérie ; Emmanuel et Sylvanie sont avec elle. »

Anne s’avança timidement et vint présenter sa joue aux lèvres de Mme Arnaudeau et de ses enfants ; puis elle les regarda en se demandant de quoi elle pourrait bien leur parler, et comme elle ne trouva rien, elle demeura muette.

Beaucoup d’autres petites filles auraient été aussi embarrassées qu’elle devant ces imposants personnages.

Mme Arnaudeau, née Césarine Lardier, ou du Lardier, était une grande et grosse femme très-serrée dans son corset, ce qui lui rendait le teint plus animé que nature. Il semblait toujours qu’elle allait éclater, tant sa peau était tendue et luisante ; et les yeux étaient involontairement attirés par le bourrelet que formait son poignet rouge entre sa manchette blanche trop étroite et son gant jaune trop court.

Elle portait haut sa tête empanachée, et parlait avec autorité, elle n’était pas précisément malveillante, mais elle daignait se montrer bienveillante, ce qui était bien pis.

Elle avait une certaine considération pour ses enfants, parce qu’ils étaient ses enfants et devaient nécessairement tenir d’elle toutes les qualités qu’elle se plaisait à se reconnaître ; mais si quelqu’un fût venu lui dire que son mari valait mieux qu’elle, ce quelqu’un l’eût bien étonnée, car il ne lui était jamais venu à l’idée de trouver une valeur quelconque à M. Arnaudeau.

Dans sa jeunesse, Mme Arnaudeau avait été mince et jolie ; et comme elle avait toujours eu et affiché une très-haute opinion d’elle-même, elle n’avait pas eu de peine à passer pour belle. Par malheur, elle n’était pas riche, et en Vendée, comme dans bien d’autres pays, on se marie surtout pour arrondir sa terre et sa bourse. De plus, sa famille se disait noble, prétention qui faisait rire l’ancienne noblesse du pays, et qui excitait la jalousie des propriétaires bourgeois, presque tous fils ou petits-fils de paysans. Elle aurait donc bien pu coiffer sainte Catherine, si elle n’avait pas rencontré dans une partie de campagne le pauvre Alexandre Arnaudeau, qui, à vingt ans passés, avait terminé péniblement ses études au collège de Luçon. Depuis un an qu’il était rentré chez son père, sa timidité farouche l’avait éloigné de toutes les réunions où il eût été obligé de parler à quelqu’un, et pour la première fois qu’il se risquait, il était si gauche, il se montrait si embarrassé de ses pieds, de ses mains, de ses gants, de son chapeau, de toute sa personne, qu’il faisait naître les rires partout où il paraissait ; il s’en apercevait et n’en devenait pas plus brave.

Mlle Césarine le prit sous sa haute protection, daigna l’encourager, lui fit danser son premier quadrille ; et le pauvre garçon, reconnaissant jusqu’au fond du cœur, déclara le lendemain à son père qu’il n’épouserait jamais d’autre femme que Mlle du Lardier. Le père et le grand-père Arnaudeau, anciens meuniers enrichis, se trouvaient par hasard n’être pas avares, et l’idée de s’allier à une famille aussi distinguée leur sourit tout de suite. Mlle Césarine daigna accepter ; et Alexandre signa avec ravissement le pacte de son esclavage. Il s’aperçut bien vite que sa femme n’était ni si bonne, ni si aimable, ni si compatissante qu’il l’avait cru ; mais il resta toujours convaincu de sa supériorité et prit tout doucement l’habitude de n’être que le mari de la reine. Il faisait le moins de visites possible et n’était jamais là quand Madame recevait. Il sortait dès le matin, en jaquette et en gros souliers, voire même en sabots ; il s’occupait de ses champs, de ses jardins, de ses moulins, de ses bestiaux. Les paysans et les journaliers le saluaient et s’arrêtaient souvent pour lui parler, car il n’était pas timide avec eux, et ils disaient en parlant de lui : « Ce bon M. Arnaudeau ! »

Il avait beaucoup aimé ses enfants, quand ils étaient petits ; depuis qu’ils avaient grandi, que leur mère les avait envoyés en pension au loin, que Sylvanie revenait en vacances avec un lorgnon et une robe de soie, et qu’Emmanuel était censé savoir du latin, leur père avait pour eux un peu de ce respect craintif qu’il éprouvait pour sa femme.

Sylvanie, âgée de quinze ans, n’aurait été ni belle ni laide si elle eût consenti à être simple ; mais elle avait admirablement profité des leçons de sa mère, visait à l’air distingué et aux grandes manières, et étonnait son pensionnat par les toilettes qu’elle arborait les jours de sortie pour se dédommager d’avoir porté l’uniforme pendant quinze jours.

Elle n’était pas née méchante, mais elle commençait à le devenir à force de se moquer de tout et de tout le monde. Elle avait pris cette fâcheuse habitude pour faire rire sa mère, qui lui trouvait beaucoup d’esprit, et elle l’avait conservée pour se donner un air de supériorité.

Quant à M. Emmanuel Arnaudeau, d’un an plus jeune que sa sœur, ç’aurait été un beau garçon s’il eût bien voulu user de savon et d’eau, nouer sa cravate, respecter la roideur de son col, se peigner quelquefois, attacher les cordons de ses souliers et ne pas couronner les genoux de son pantalon. Mais, comme à toutes ses irrégularités de costume il joignait un langage de collégien mal appris et un caractère querelleur, il n’était agréable ni à voir ni à entendre. On se souvenait pourtant de l’avoir connu autrefois gai et bon enfant, suivant tous les pas de son père. Mais Mme Arnaudeau avait craint qu’il ne prît des goûts et des habitudes de paysan, et à sept ans juste le pauvre garçon avait été conduit au lycée du département.

À son arrivée, les camarades s’étaient moqués de lui ; n’ayant pas la langue bien pendue, il avait riposté par des taloches, qu’on lui avait rendues, si bien que peu à peu il en était venu à passer ses récréations en batailles. Pour ses études, il montait tous les ans d’une classe dans l’autre, et il était à peu près le dernier dans toutes. Il était entré au lycée ne sachant rien, pas même apprendre ; ahuri par ce qu’on lui faisait faire et par la manière dont on le lui faisait faire, il avait pris le travail en dégoût, et ce dégoût durait encore au bout de six ans, et lui valait le mépris de Sylvanie.

Sylvanie, elle, était restée avec sa mère jusqu’à onze ans ; puis elle avait été mise dans un couvent de Luçon où les familles riches du pays envoyaient leurs filles. Elle signait tous ses cahiers « Sylvanie Arnaudeau du Lardier », et les petites qui voulaient obtenir d’elle quelque image à dentelle ou quelque bout de ruban l’appelaient « mademoiselle du Lardier ».

Les jours de sortie du couvent, Mme Arnaudeau arrivait à Luçon dès le matin dans sa voiture, allait chercher sa fille, l’emmenait à l’hôtel où elle lui faisait revêtir une toilette à la dernière mode, et passait le reste de la journée à faire avec elle des visites dans la ville et aux environs. Emmanuel ne sortait guère, il n’en avait pas souvent le droit. Les deux enfants se réunissaient deux fois par an, à Pâques et aux vacances, et n’étaient pas ravis de cette réunion.

Emmanuel trouvait fort ennuyeux d’aller chez tous les voisins et de faire pour cela une toilette — qui se défaisait d’elle-même en un clin d’œil, il faut le dire — et Sylvanie trouvait tout aussi ennuyeux d’emmener avec soi un garçon aussi mal élevé. Mais Mme Arnaudeau tenait à exhiber toute sa famille en grande pompe : la tournée de Pâques était commencée et les avait amenés chez le docteur Plisson.