Aller au contenu

Le Violoneux de la Sapinière/26

La bibliothèque libre.
Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 165-170).

On entendait un tintamarre de cuillers.

CHAPITRE XXVI

Où l’on voit ce que c’était que la grande salle du rez-de-chaussée.

Or, le 15 avril, la maison de Mlle Léonide se trouva terminée. Toutes les boiseries étaient peintes en gris clair, les chambres à coucher tapissées de papier du même gris où serpentaient de petites guirlandes de fleurs, et les fenêtres garnies de perse pareille au papier. Le salon, lui, avait un papier velouté d’un beau ton grenat destiné à faire ressortir la blancheur des statuettes et la dorure des cadres. La salle à manger n’avait que de petits rideaux : puisqu’on devait y faire de la musique, il n’y fallait pas de ces étoffes qui mangent le son. Pour la grande salle du rez-de-chaussée, elle était peinte à l’huile du haut en bas, en gris jaunâtre, et pavée de larges carreaux ; les fenêtres étaient garnies de jalousies, et un grand poêle de faïence, placé à une extrémité, allongeait son tuyau noir jusqu’à l’autre bout de la pièce.

Que pouvait donc être cette chambre-là ?

Huit jours se passèrent en déménagement. La Tessier fut engagée pour toute cette semaine-là, et Véronique et Ambroise, ouvriers de bonne volonté, y vinrent à tous les moments qu’ils eurent de libres. Le jour de Pâques tout se trouva prêt, et dès le matin la petite Anne, accompagnée de Pélagie, alla dire de porte en porte « que Mlle Brandy invitait tous les enfants du village à venir entre la messe et les vêpres pendre la crémaillère dans sa nouvelle maison ».

Aucun ne manqua à l’invitation, et à l’heure dite tous les marmots, ceux qui portaient déjà le chapeau ciré et ceux qui n’avaient pas encore de culottes, les filles ornées de la grande coiffe de tulle et celles qui ne portaient encore que le bonnet à trois pièces, firent retentir leurs sabots sur le seuil de la maison neuve.

Mlle Léonide les attendait avec Anne, son aide de camp, Manette, Véronique, Ambroise en grande toilette, son violon à la main, et Emmanuel, arrivé déjà veille.

Mlles Octavie et Sylvanie n’étaient pas là, mais on pouvait espérer leur présence pour un peu plus tard ; elles avaient daigné promettre de venir donner un coup d’œil à la fête.

La porte de la grande salle s’ouvrit à deux battants, et l’on y vit, au fond, sur une petite estrade, un fauteuil, une petite table, et au-dessus du fauteuil, accroché au mur, un beau tableau représentant Jésus laissant venir à lui les petits enfants. Des deux côtés de la salle, des bancs étaient rangés ; devant chaque banc un autre banc plus haut, pouvant servir de table, par terre des paillassons, et sur les murs, des exemples d’écriture, des tableaux de lecture, des cartes de géographie, et de grandes images représentant une foule d’animaux et d’objets utiles à connaître.

On fit entrer les enfants étonnés, on les fit asseoir sur les bancs, et Mlle Léonide, debout au milieu d’eux, leur dit :

« Mes chers enfants, ceux d’entre vous qui sont entrés quelquefois dans l’école de Mareuil ou dans une de celles qui sont à la ville ont déjà dit en regardant cette salle : Cela ressemble à une école ! C’est vrai, mes enfants, c’est une école. Il n’y en a point ici ; vous ne pouvez rien apprendre, et vous restez privés de tous les plaisirs des gens qui savent. Les deux enfants que voici — et elle posa une main sur la tête d’Ambroise et l’autre sur celle de Véronique — ont trouvé moyen de s’instruire, avec beaucoup de peine et de travail, en allant chercher la science bien loin ; et vous pouvez leur demander s’ils sont contents de ce qu’ils ont appris. Mais peu d’enfants sont capables d’en faire autant. Eh bien, le savoir que vous n’iriez pas chercher, je vous l’apporte. Tous les jours je serai ici, depuis midi jusqu’à quatre heures, et j’instruirai tous ceux qui viendront. Cela ne vous dérangera pas beaucoup, et vous pourrez travailler aux champs ou conduire vos bêtes le matin et le soir. L’hiver, à la veillée, je ferai l’école pour les grands, ceux qui sont occupés toute la journée. Aujourd’hui c’est la fête de notre école, on va vous servir un bon dîner, et puis vous danserez sur le pré qui est à côté de la maison ; et demain j’espère que vous viendrez tous apprendre vos lettres et chanter le bel air que nous allons vous faire entendre, pendant que Manette apportera les assiettes. »

Cette conclusion fit rire les petits. Les autres étaient étonnés ; quelques paresseux se promettaient de profiter du dîner et de laisser la science ; mais la plupart se réjouissaient à l’idée de devenir savants comme les gens de la ville.

Manette parut avec une énorme soupière toute fumante, qu’elle alla déposer sur la table ; elle mit à côté de la soupière une grande pile d’assiettes et alla distribuer à tous les enfants des fourchettes et des cuillers. Des couteaux, il n’en était pas besoin ; tout enfant vendéen en porte un dans sa poche depuis le jour où il a une poche.

Pendant ce temps-là, Mlle Léonide était allée s’asseoir à son orgue, et Ambroise, Anne, Véronique et même Emmanuel, à qui on l’avait appris le matin, chantèrent ensemble un bel air bien simple, avec des paroles que Mlle Léonide avait composées exprès pour qu’elles fussent comprises par les enfants. C’était une prière à Dieu pour qu’il les aidât à s’instruire afin d’aimer leur devoir et d’être utiles à leur pays. Les enfants, qui pour la plupart n’avaient jamais entendu de musique, trouvèrent cela très-beau. Plusieurs même, après avoir écouté un instant, essayèrent de joindre au refrain leurs petites voix timides.

Le chant ne dura pas longtemps ; Mlle Léonide vint s’asseoir dans son fauteuil et commença à servir la soupe. Manette, la Tessier, Véronique et Ambroise s’empressaient à porter les assiettes, et l’on entendait un tintamarre de cuillers fort réjouissant.

Emmanuel voulut aider ; on le pria de découper le rôti, un énorme rôti de veau, doré, fumant, qui sentait bon : beaucoup des convives n’en avaient jamais mangé de pareil. Puis ce fut le tour des pommes de terre frites ; puis vint une crème à la vanille, accompagnée d’un gâteau si grand qu’il débordait des deux côtés de la table. Chacun en eut sa part.

Puis, quand tout fut mangé, Anne, soigneuse et propre comme une bonne ménagère, prit une serviette qu’elle mouilla, et s’en alla d’un air posé débarbouiller les plus petits enfants, qui s’étaient fait de belles moustaches de crème.

Ensuite Ambroise prit son violon, se mit à la porte et commença à jouer une belle contredanse ; et tous les enfants défilèrent à sa suite en se tenant par la main. On dansa longtemps sur le pré, et les enfants rentrèrent chez eux enchantés d’une école qui commençait d’une façon si amusante.

Quand il s’agit de travailler, tous ne revinrent pas, il est vrai ; mais ceux qui revinrent en attirèrent bientôt d’autres. Ils faisaient, chez eux et ailleurs, de si beaux récits de tout ce que leur apprenait Mlle Léonide ! C’étaient des histoires de plantes utiles ou merveilleuses, la manière de les faire pousser, d’avoir de beaux légumes, de beaux fruits ; c’était l’histoire d’enfants pauvres et ignorants comme eux, qui par leur travail et leur bonne conduite étaient devenus des hommes utiles ; c’étaient des récits touchants de traits de dévouement ou de courage qui faisaient battre le cœur des petits auditeurs. C’était aussi l’histoire des bêtes de la ferme, et c’est si amusant, quand on soigne ses poules, ses vaches ou ses oies, de savoir de quel pays viennent ces bêtes-là, combien il y en a d’espèces, comment on peut les guérir quand elles sont malades, et quelles sont les espèces les plus avantageuses à élever, soit en volailles, soit en bétail.

Les enfants répétaient ces belles choses à leurs parents, qui ne manquaient pas de hausser les épaules en disant : Comment peut-elle savoir tout cela, elle qui n’a jamais été dans une ferme ? Mais quelques-uns, en y songeant, se disaient : Qui sait ? c’est peut-être bien vrai tout de même ! Et ils essayaient timidement de suivre les conseils de Mlle Léonide.

Comme ils s’en trouvaient bien, ils continuaient ; si bien qu’au bout de quelque temps les fruits, les légumes et les volailles de Chaillé étaient en renom dans le pays.

L’école du soir réussissait très-bien aussi. La jeunesse, qui aime le nouveau, trouvait les histoires utiles de Mlle Léonide plus amusantes que les contes de loups-garous qu’on savait par cœur à force de les avoir entendu raconter aux veillées d’hiver. L’institutrice eut donc bientôt autant d’élèves qu’elle pouvait en désirer.

Véronique continuait à travailler ; elle et Anne venaient quelquefois aider Mlle Léonide à faire l’école, et c’était merveille de voir comme elles savaient se faire comprendre des plus petits et des moins intelligents. Mlle Léonide souriait en les voyant à l’œuvre. Voilà deux vraies femmes ! disait-elle au docteur, qui venait quelquefois faire une leçon sur la manière de guérir une brûlure, une coupure, de retirer une épine restée dans une piqûre ; sur les soins à prendre pour un rhume ou une colique, et beaucoup d’autres choses qui, si on les savait dans les campagnes, empêcheraient bien des petits maux de devenir grands.

Pour Ambroise, il ne pouvait guère fréquenter l’école, à cause des préveils qui l’appelaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; mais il lisait et écrivait déjà très-bien, et Mlle Léonide lui prêtait des livres qu’il emportait dans ses excursions et qu’il relisait jusqu’à les savoir par cœur.

Julien Tarnaud n’avait plus la fièvre, et il avait repris son métier, avec un violon neuf, car il avait voulu laisser à Ambroise le vieux qui était bon. Le père et le fils faisaient à eux deux un superbe orchestre, et Ambroise, en voyant son père si fier de lui, sans la moindre jalousie ni le moindre regret d’être surpassé par son enfant, se rappelait avec confusion le mouvement de colère qu’il avait eu en voyant que Véronique savait écrire avant lui.

À mesure qu’il s’instruisait, le jeune garçon devenait meilleur. Il avait pardonné à la Tarnaude ce qu’elle lui avait fait souffrir dans son enfance, en réfléchissant que lui aussi n’avait pas toujours été ce qu’il aurait dû être, et que si sa mère s’était montrée brutale et indifférente, il avait été bien indolent, bien peu tendre pour elle, et bien peu préoccupé de lui rendre les petits services qui étaient à sa portée. Maintenant la Tarnaude le portait aux nues : il gagnait gros, si bien qu’on avait pu arrondir la Sapinière, du côté de l’est, d’un petit pré qui donnait d’excellent foin.

Julien Tarnaud ne buvait plus ; son accident l’avait rendu sage, et puis il aurait eu honte de se montrer moins sobre que son fils. Louis était le moins content de la famille : il ne comptait pas pour grand’chose désormais et n’était plus le préféré de sa mère ; mais comme il n’avait pas beaucoup d’amour-propre, il en prenait son parti, car le pré qu’on avait acheté lui faisait grand plaisir. Ensuite, comme il y avait dans la maison plus d’argent qu’autrefois, il y gagnait de temps en temps une belle veste, un chapeau neuf, ou quelque monnaie de poche.

En somme, grâce à Ambroise, les habitants de la Sapinière étaient plus heureux qu’ils ne l’avaient jamais été.