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Le Violoneux de la Sapinière/27

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 171-178).

Il s’embarquait sur un bateau de pêche.

CHAPITRE XXVII

Sur les ailes du Temps.

Le temps passe très-vite pour les gens occupés, et les vacances revinrent sans que nos petits amis eussent senti l’ennui une seule fois de tout l’été ; même Emmanuel, qui devenait un bon élève, n’avait presque plus de punitions, et commençait de nouvelles études avec la volonté d’y réussir. Il revint à la maison avec un accessit d’histoire naturelle. M. Arnaudeau en pleura de joie : il n’en avait jamais tant obtenu dans toutes ses classes. Mme Arnaudeau ne put se dispenser de proposer à son fils un voyage aux bains de mer des Sables d’Olonne, où elle se rendait avec Sylvanie et Mlle Farrochon, dont le père n’était pas encore revenu. Emmanuel accepta, enchanté à l’idée de voir la mer, d’aller à la pêche de la sardine et de chercher des crevettes dans les creux des rochers ; mais au bout de huit jours il en eut assez. Il fallait faire une toilette pour le bain du matin, une autre pour le déjeuner, une troisième pour aller sur la plage dans l’après-midi, une quatrième pour le dîner, une cinquième pour la promenade sur le remblai et souvent une sixième pour le bal. Il réussissait quelquefois à s’échapper dès le matin ; il s’embarquait sur un bateau de pêche, aidait à la manœuvre, retirait de l’eau le grand filet rempli de sardines qui brillaient au soleil comme des poissons d’argent, partageait le pain noir des pêcheurs, et se faisait aimer d’eux pour sa force, sa complaisance et sa gaieté ; mais le soir, quand il rentrait enivré d’air et de soleil, on le recevait comme un chien crotté. Il était hâlé, noir, il sentait le poisson, il ne pouvait accompagner ces dames au Casino ; c’était bien la peine de l’avoir emmené, s’il ne servait pas de cavalier. Enfin on le boudait ; et quand on daignait lui montrer de l’amabilité, il y avait toujours au bout des paroles gracieuses qu’on lui accordait quelque commission à faire chez la blanchisseuse ou la modiste, sans compter les châles, manteaux, bouquets, éventails, flacons et autres brimborions qu’on lui faisait porter quand on ne s’en servait pas, et qu’on lui réclamait avec un air d’impatience dominatrice quand on avait la fantaisie de s’en servir. Ce n’était pas une vie cela ! Emmanuel avait cru qu’on venait aux bains de mer pour s’y baigner : quand il vit que c’était le moindre souci de ces dames, il résolut de se faire renvoyer à Chaillé. Ce fut l’affaire de trois jours.

Le premier jour, il se lança dans une valse effrénée avec une baigneuse nouvellement arrivée, entortilla son pied dans la robe de la susdite et s’étala avec elle sur le parquet. Sylvanie faillit mourir de confusion, et si elle avait pu, elle aurait renié son frère. Le second jour, il y avait des courses de chevaux sur la plage ; le beau vicomte de Montadille s’y était transporté à la suite des chevaux pour lesquels il avait l’habitude de parier. Emmanuel se moqua tout haut de son gilet à liséré orange à la course du matin et vert pomme à celle du soir, et il fit un long discours en style de collégien pour prouver la supériorité du cheval de labour sur le pur-sang anglais, qu’il appelait un cheval automate. Le troisième jour enfin, il se leva dès l’aurore pour aller sonder tous les trous de rochers des environs, et il revint avec sa carnassière pleine de crabes petits et gros, dont il parsema les longues queues des jupes de sa sœur et d’Octavie. On voit d’ici l’effroi, la colère des victimes : à la vue de ces monstres qui s’avançaient en brandissant leurs pinces menaçantes, Octavie s’évanouit ; Sylvanie, qui ne savait pas s’évanouir, pleura, et Emmanuel fut mis le jour même en voiture pour retourner à Chaillé.


À la vue de ces monstres…

Il y passa le reste des vacances, heureux comme le poisson dans l’eau, grimpant à tous les arbres, pêchant des grenouilles dans la mare, se baignant dans l’Yon, pétrissant le pain avec Martuche, faisant la moisson avec les paysans, tour à tour maniant la faucille ou le fléau, liant les gerbes ou portant la hotte des vendangeurs. Les jours de pluie, il allait chanter avec Anne dans le solfège de Mlle Léonide, écoutait l’orgue et le piano et trouvait que la musique était vraiment belle quand elle n’était pas faite par Sylvanie. Mlle Léonide le faisait causer, lui apprenait une foule de choses et lui donnait envie d’en apprendre d’autres ; et elle lui prêtait des livres qu’il était tout étonné de comprendre et d’aimer.

« N’est-ce pas, mademoiselle, que je ne suis pas si bête que j’en ai l’air ? » lui dit-il un jour. Cela fit bien rire la petite Anne.

Il arriva ainsi à la fin des vacances, et rentra au lycée en même temps que les deux élégantes, revenues des bains de mer, s’en allèrent commencer leur dernière année de couvent. M. Farrochon devait revenir au printemps suivant et rappeler sa fille auprès de lui, et il était convenu que Sylvanie et Mme Arnaudeau iraient passer les vacances à Nantes. Sylvanie aurait alors dix-sept ans, et sa mère, qui la trouvait admirable, caressait l’espoir de la marier à quelqu’un de plus digne d’elle qu’un propriétaire de campagne. En attendant, Sylvanie s’étudiait à imiter les façons de son amie, et malheureusement elle commençait à y réussir, à mesure qu’elle réussissait moins dans ses études. Elle n’avait jamais aimé le travail pour lui-même, et n’y avait cherché que des satisfactions de vanité ; maintenant que sa vanité se portait d’un autre côté, l’étude était abandonnée, l’étude qui aurait peut-être fini par faire d’elle, au lieu d’une pédante, une femme vraiment instruite. Sylvanie dépensait toute son énergie et toute son intelligence à combiner des attitudes, des sourires, des mines, des toilettes, des discours, destinés à étonner le public. Il ne lui en aurait pas fallu davantage, en travaillant dans un autre sens, pour devenir une femme de mérite.

Octavie l’encourageait dans ses essais, et souriait avec complaisance aux progrès de son élève. Elle tenait beaucoup à la bienveillance des Arnaudeau, elle se trouvait bien chez eux, et d’ailleurs, quelle que fût pour le moment l’opulence de son père, elle savait que cette opulence n’était pas solide, et elle se rappelait que déjà plusieurs fois elle l’avait vu vendre les chevaux, renvoyer les domestiques, et réduire les dépenses à une mesquinerie qui n’était pas dans ses goûts à elle. Elle se promettait, si pareille aventure se renouvelait, d’échapper à cette mesquinerie en se réfugiant chez son amie. Pour le moment, les affaires de M. Farrochon marchaient bien. Il revint d’Amérique, semant l’or à pleines mains, rappela Octavie, qui approchait de dix-huit ans, et la mit à la tête de sa maison. Les deux amies séparées eurent une correspondance très-suivie, et Sylvanie passa de longues heures à lire et à relire les lettres où Mlle Farrochon lui décrivait dans le plus grand détail ses toilettes du matin, ses toilettes de promenade, ses toilettes d’intérieur, ses toilettes de courses et ses toilettes de soirées. Puis venait la description du boudoir tendu en satin bleu, du cabinet de toilette en perse rose, de la chambre à coucher en taffetas mauve et mousseline brodée, du salon rouge et or, et de la chambre réservée à Sylvanie quand elle aurait le bonheur de quitter le couvent et de venir faire connaissance avec la véritable vie. Mlle Farrochon se considérait comme bien supérieure à Sylvanie, et ne redoutait point sa rivalité : elle avait tort. Malgré tous ses efforts, Sylvanie n’avait pas complétement réussi à s’enlaidir ; elle était encore fraîche sous le rouge et la poudre de riz, et il y avait encore sous ses manières empruntées quelque chose de naturel. Elle eut du succès dans la société que voyait Octavie ; et le beau vicomte de Montadille, qui avait vu les hauts et les bas de la fortune de M. Farrochon, pensa que les terres du père Arnaudeau devaient constituer un revenu plus solide. Il demanda la main de Sylvanie, qui lui fut accordée avec enthousiasme : la mère et la fille étaient aussi folles l’une que l’autre ; et quant à M. Arnaudeau, à qui ce mariage ne souriait guère, il ne fut consulté que pour la forme. Sylvanie devint donc vicomtesse, et Octavie délaissée et furieuse dut subir à son tour les airs de protection de son ancienne protégée. Elles continuèrent néanmoins à se voir, et à s’appeler mon cœur, mon ange et ma chérie, pendant qu’elles avaient au fond de l’âme, l’une le méchant orgueil de son triomphe, l’autre la rage de sa défaite. Quant à Mme Arnaudeau, elle profita du brillant mariage de sa fille pour passer le moins de temps possible à la campagne qu’elle détestait. Elle était heureuse à sa manière ; elle atteignait dans son âge mûr l’idéal auquel elle avait vainement aspiré dans sa jeunesse.

Et M. Arnaudeau ? Il était, lui aussi, heureux à sa manière, qui n’était pas celle de Mme Arnaudeau. Personne ne le morigénait plus, personne ne lui faisait plus subir un cours de belles manières. Il se levait et se couchait aussi tôt qu’il lui plaisait, sans craindre de s’entendre dire que c’étaient là des façons de petites gens ; il s’habillait comme il voulait ; Martuche lui servait les plats qu’il aimait, et il était libre comme l’air, à la seule condition d’essuyer ses pieds sur le paillasson quand il rentrait : Martuche n’entendait pas raillerie là-dessus. Quand il s’ennuyait, il allait faire une visite au docteur ; et si celui-ci n’y était pas, M. Arnaudeau se trouvait tout aussi content d’être reçu par Anne, qui devenait grande, jolie et instruite, tout en restant douce, simple et bonne. Elle l’aimait tel qu’il était et ne s’apercevait point de ce qui lui manquait : il était bon, cela lui suffisait. Elle ne le trouvait point ennuyeux, et de fait il ne l’était pas avec elle, parce qu’il parlait sans gêne et sans embarras de ce qu’il connaissait. Il n’était allé qu’une fois voir sa fille à Nantes, et n’avait pas eu envie d’y retourner. Mais il allait toutes les semaines à la ville pour faire sortir Emmanuel, qui s’améliorait d’année en année, et qui ne revenait plus en vacances les mains vides. M. Arnaudeau avait d’abord été un peu inquiet de ses succès ; il se rappelait les airs dédaigneux avec lesquels Sylvanie foudroyait son ignorance ; mais quand il vit qu’Emmanuel devenait instruit sans devenir pédant, il se laissa aller sans réserve au plaisir d’être fier de son fils. Il prit même ses succès tellement à cœur, qu’il faillit faire une maladie de joie quand Emmanuel fut reçu bachelier. Ce fut un grand événement dans la famille. Mme Arnaudeau revint de Nantes tout exprès pour faire dans Chaillé et les environs des visites de cérémonie avec le nouveau bachelier, qui s’en fût bien passé ; mais il s’y prêta de bonne grâce en voyant son père satisfait, pour la première fois de sa vie, de faire des visites. Quand la fin des vacances approcha, Mme Arnaudeau déclara d’un ton péremptoire qu’Emmanuel allait partir pour Poitiers, afin d’y faire son droit, d’être reçu avocat, et de combler sa famille de gloire dans le plus bref délai. Emmanuel répondit tranquillement qu’il se souciait fort peu de la gloire, et qu’il n’avait pas la moindre envie d’être avocat. M. Arnaudeau devint pâle : il se souvenait des anciens goûts de son fils pour les fusils et les trompettes, et tremblait de voir son unique enfant (Sylvanie comptait si peu pour lui !) quitter pour jamais la Vendée et s’en aller chercher au loin une balle, un coup de sabre ou un boulet. Mais il respira et se sentit transporté en paradis quand Emmanuel déclara qu’il n’y avait pas pour lui de plus beau pays que la Vendée et de plus belle vie que celle d’un propriétaire campagnard ; qu’il demandait donc à être envoyé dans une école d’agriculture pour y étudier les améliorations à apporter dans l’exploitation des terres paternelles, où il reviendrait dans quelques années pour ne plus les quitter. Mme Arnaudeau essaya, mais en vain, de le faire changer de résolution : Emmanuel voulait bien ce qu’il voulait, et il partit pour X*** le jour même où Mme Arnaudeau retournait près de Sylvanie, qui avait, disait-elle avec dépit, eu l’esprit de ne pas ressembler à son père.

Pendant ce temps-là, Mlle Léonide faisait l’école, aidée souvent par Véronique, sa meilleure élève, qui était devenue en même temps la plus habile couturière du pays ; si bien qu’elle pouvait payer une bergère pour garder son troupeau, et que la Tessier avait le droit de rester à se reposer quand elle était malade, au lieu d’aller en journée, comme la pauvre femme l’avait fait si souvent. La fête de l’école se faisait tous les ans, au jour anniversaire de sa fondation, et Ambroise aurait refusé ce jour-là un engagement chez le roi ou le pape pour venir faire danser les petits élèves de Mlle Léonide.

On arriva ainsi à l’été de 1870. Emmanuel avait vingt-deux ans, et Ambroise vingt ; Véronique venait d’atteindre ses dix-huit ans, et Anne n’en avait pas encore dix-sept.