Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 14

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 212-226).
1re partie


XIV

EXPLOITATION.


L’optimisme de Summy Skim ne dura que l’espace d’une nuit. En se réveillant, le lendemain, il fut aussitôt repris par ses idées ordinaires dont, sous une influence inexplicable, il s’était un instant départi. Il fut alors d’aussi mauvaise humeur que le comportait son heureux caractère, en constatant que ses craintes se trouvaient justifiées.

Ainsi, jusqu’au moment où il pourrait le vendre, Ben Raddle allait remettre le claim en activité. Qui sait même s’il consentirait jamais à s’en défaire !..

« C’était fatal, se répétait le sage Summy Skim… Ah ! oncle Josias !.. Si nous sommes devenus des mineurs, des orpailleurs, des prospecteurs, de quelque nom que l’on veuille affubler les chercheurs d’or que j’appelle moi des chercheurs de misère, c’est à vous que nous le devons… Une fois la main dans cet engrenage, le corps y passe tout entier, et le prochain hiver arrivera sans que nous ayons repris la route de Montréal !.. Un hiver au Klondike !.. avec des froids pour lesquels il a fallu fabriquer de gentils thermomètres gradués au-dessous de zéro plus que les autres ne le sont au-dessus ! Quelle perspective !.. Ah ! oncle Josias, oncle Josias !.. »

Ainsi raisonnait Summy Skim. Mais, que ce fût le naturel effet de la philosophie qu’il se flattait volontiers de pratiquer ou de toute autre cause, sa conviction n’avait plus sa verdeur d’antan. Summy Skim était-il donc en train d’évoluer, et le tranquille gentilhomme-fermier de Green Valley prenait-il goût à la vie d’aventures ?

La saison, pour les gisements du Yukon, ne faisait guère que commencer. Depuis quinze jours au plus, le dégel du sol et la débâcle des creeks les avaient rendus praticables. Si la terre, durcie par les grands froids, offrait encore quelque résistance au pic et à la pioche, on parvenait à l’entamer cependant. Il devenait assez facile d’atteindre la couche aurifère sans avoir à craindre que les parois des puits, solidifiées par l’hiver, ne vinssent à s’effondrer.

Faute d’un matériel plus perfectionné, faute de machines qu’il aurait su employer avec grand profit, Ben Raddle allait en être réduit à l’écuelle ou au plat, le pan comme on l’appelle dans l’argot des mineurs. Mais ces engins rudimentaires suffiraient à laver les boues dans la partie voisine du Forty Miles Creek.

En somme, ce sont les mines filoniennes, non les claims de rivière, qui demandent à être travaillées industriellement. Déjà, des machines à pilon pour broyer le quartz étaient établies sur les gisements montagneux du Klondike, et y fonctionnaient comme dans les autres contrées minières du Canada et de la Colombie anglaise.

Pour la réalisation de ce projet, Ben Raddle n’aurait pu trouver un concours plus précieux que celui du contre-maître Lorique. Il n’y avait qu’à laisser faire cet homme, très expérimenté, très entendu en ce genre de travaux, et très capable, d’ailleurs, d’appliquer les perfectionnements que lui proposerait l’ingénieur.

Il convenait, en tous cas, de se hâter. Une trop longue interruption dans l’exploitation du claim 129 aurait motivé des plaintes de la part de l’Administration. Très avide des taxes qu’elle prélève sur le rendement des placers, elle prononce volontiers la déchéance des concessions abandonnées pendant une période de temps relativement assez brève au cours de la bonne saison.

Le contre-maître éprouva plus de difficultés qu’il ne l’imaginait à recruter un personnel. De nouveaux gisements, signalés dans la partie du district que dominent les Dômes, avaient attiré les mineurs, car la main-d’œuvre promettait d’y être chère. Assurément, les caravanes ne cessaient d’arriver à Dawson City, la traversée des lacs et la descente du Yukon étant plus faciles depuis la débâcle. Mais les bras des travailleurs étaient réclamés de tous les côtés, à cette époque où l’emploi des machines n’était pas encore généralisé.

Tandis que Lorique s’efforçait de réunir un nombre suffisant de travailleurs, Ben Raddle s’empressa de tenir la promesse faite à Jane Edgerton. Sans plus attendre, Summy Skim et lui franchirent la colline séparant leur propriété de celle de leur jeune voisine.

La singulière division du claim en deux étages, le supérieur en amont, l’inférieur en aval, frappa tout de suite l’ingénieur. Après s’être avancé jusqu’au bord du creek et avoir soigneusement examiné la disposition des rives, il formula nettement son avis :

« Personne ne pourrait évaluer, mademoiselle, dit-il à Jane Edgerton, la valeur réelle de votre claim. Par contre, ce que je puis, en tous cas, affirmer avec certitude, c’est que vous avez fait fausse route en cherchant à en exploiter l’étage inférieur.

— Pourquoi cela ? objecta Jane. Mon choix n’était-il pas dicté par l’emplacement des puits ?

— C’est précisément la présence des puits, répliqua Ben Raddle, qui aurait dû vous en écarter. N’est-il pas évident, en effet, que si, dans une région sillonnée par autant de mineurs, ces puits ont été creusés, puis abandonnés, c’est que leur rendement a toujours été nul ? Pourquoi réussiriez-vous où les autres ont échoué ?

— C’est vrai, reconnut Jane frappée de la justesse de l’observation.

— Il y a un autre argument, poursuivit Ben Raddle. Mais, pour que vous en sentiez toute la force, il faut que vous ayez une idée nette de la manière dont s’est formée la couche aurifère que nous exploitons l’un et l’autre. Cette couche n’est autre chose qu’un dépôt abandonné par les eaux du Forty Miles Creek, à une époque très reculée où il n’était pas contenu entre ses rives actuelles. La rivière plus large recouvrait alors, comme le claim 129 et comme tous les autres claims du voisinage, l’endroit même où nous nous trouvons, et le ravin au bas duquel vous avez fondé votre exploitation formait une sorte de golfe dans lequel le courant, dévié par la colline qui sépare nos propriétés, venait s’engouffrer avec une certaine violence. Bien entendu, l’eau devait d’abord traverser l’étage supérieur, puisque celui-ci est en amont, puis, du haut de la barrière de rochers, elle tombait en cascade sur l’étage inférieur pour reprendre ensuite son cours. Cette barrière de rochers constituait forcément un obstacle contre lequel l’eau se brisait et tourbillonnait. Il est donc infiniment probable qu’avant de le franchir, elle avait abandonné en deçà de cet obstacle tous les corps lourds, et notamment les parcelles d’or, qu’elle pouvait tenir en suspension. La cuvette formée par la barrière de rochers s’est évidemment remplie peu à peu du dépôt de ces corps lourds, et un jour est arrivé où l’or aurait pu commencer à se déverser sur l’étage inférieur, mais il est à supposer que, juste à ce moment, une convulsion du sol a fait ébouler la masse de pierres qui recouvre et cache la couche sablonneuse que je prévois exister, et que le creek, rejeté vers le Nord par cet éboulement, a dû renoncer à franchir la rive telle que nous la voyons aujourd’hui.

Summy Skim ne cachait pas son admiration.

— Lumineux ! s’écria-t-il. Tu es un rude savant, Ben !

— N’allons pas si vite, répondit Ben Raddle. Après tout, ce ne sont là que des hypothèses. Je ne crois pas me tromper, cependant, en affirmant que, si le claim 127 bis contient de l’or, ce ne peut être que sous l’amoncellement des blocs qui recouvrent sa moitié supérieure.

— Allons-y voir, » conclut Jane avec sa décision accoutumée.

Les deux cousins et leur compagne remontèrent le ravin pendant environ deux cents mètres, puis, parvenus au point où la barrière de rocs sortait insensiblement du thalweg, s’engagèrent sur l’étage supérieur en revenant vers le creek. La marche était extrêmement difficile au milieu de l’éboulis de blocs parfois énormes qui le recouvrait, et il fallut près d’une heure aux excursionnistes pour arriver à la rivière.

Nulle part, malgré la plus patiente recherche, Ben Raddle ne put découvrir la moindre parcelle de sable. Ce n’était partout qu’un chaos de pierres et de rochers, dans l’intervalle desquels on discernait encore d’autres roches plus profondément encaissées.

« Il sera malaisé de prouver expérimentalement ma théorie, fit observer Ben Raddle en atteignant le bord taillé à pic comme une falaise au-dessus du courant.

— Moins que tu ne crois, peut-être, répondit Summy, qui, à quelques mètres de là, semblait avoir fait une découverte intéressante. Voici du sable, Ben.

Ben Raddle rejoignit son cousin. Un carré de sable, grand à peine comme un mouchoir de poche, apparaissait en effet entre deux roches.

— Et du sable magnifique ! s’écria Ben après un instant d’examen. C’est miracle que personne ne l’ait trouvé avant nous. Regarde sa coloration, Summy ; regardez, mademoiselle Jane. Je parie cent contre un que ce sable-là donne du cinquante dollars au plat !

Il n’y avait aucun moyen de vérifier sur place l’affirmation de l’ingénieur. Hâtivement, on remplit poches et chapeaux du précieux dépôt, et l’on refit en sens inverse le chemin parcouru.

Dès que l’on fut revenu près du creek, le sable lavé abandonna son métal, et Ben Raddle eut la satisfaction de constater que son évaluation avait été trop modeste de moitié. Le rendement ne pouvait être estimé à moins de cent dollars au plat.

— Cent dollars ! s’écrièrent Jane et Summy émerveillés.

— Au bas mot, affirma catégoriquement Ben Raddle.

— Mais alors… ma fortune est faite ! balbutia Jane tout de même un peu émue malgré son imperturbable sang-froid.

— Ne nous emballons pas, dit Ben Raddle, ne nous emballons pas… Certes, je suis d’avis que cette partie de votre claim doit contenir des pépites pour une somme colossale, mais, outre que la richesse de cette petite poche peut n’être qu’un simple accident, il y a lieu de tenir compte des frais énormes que nécessitera le déblaiement du sol. Il vous faudra du personnel, de l’outillage… La dynamite ne sera pas de trop pour vous débarrasser de cet amoncellement de rochers.

— Aujourd’hui même nous nous mettrons à l’œuvre, dit Jane avec énergie. Nous tâcherons, Patrick et moi, de déblayer un petit coin sans l’aide de personne. Ce que nous y trouverons me permettra d’embaucher le personnel et d’acheter le matériel nécessaire, de manière à activer le travail.

— C’est judicieusement penser, approuva Ben Raddle, et il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance…

— Et à accepter, ainsi que M. Summy, mes bien vifs remercîments, ajouta Jane. Sans vous, j’allais me décider à franchir la frontière, à m’enfoncer dans l’Alaska, et nul ne saurait dire…

— Puisque je suis votre associé, interrompit Ben Raddle un peu plus froidement, il était de mon intérêt, miss Edgerton, de vous aider à trouver une meilleure solution et de diminuer dans la mesure du possible les risques courus par le capital que vous représentez.

— C’est juste, reconnut Jane d’un air satisfait.

Summy Skim interrompit le dialogue qui lui portait visiblement sur les nerfs.

— Quels damnés gens d’affaires vous faites tous les deux ! Vous êtes étonnants, ma parole !.. Moi qui ne suis pas « associé », ça ne m’empêche pas d’être rudement content ! »

Laissant Jane Edgerton commencer sa nouvelle exploitation, les deux cousins regagnèrent le claim 129, où apparaissaient déjà quelques ouvriers. Vers la fin de la journée, Lorique était parvenu à en embaucher une trentaine à des salaires très élevés qui dépassaient souvent dix dollars par jour.

Tels étaient, d’ailleurs, les prix qui avaient cours alors dans la région de la Bonanza. Nombre d’ouvriers se faisaient de soixante-quinze à quatre-vingts francs par jour, et beaucoup d’entre eux s’enrichissaient, car ils ne dépensaient pas cet argent aussi facilement qu’ils le gagnaient.

Qu’on ne s’étonne pas de cette élévation des salaires. Sur les gisements du Sookum, par exemple, un ouvrier recueillait jusqu’à cent dollars par heure. En réalité, il ne prélevait pour lui-même que la centième partie de son gain.

Il a été dit que le matériel du 129 était des plus rudimentaires : des plats et des écuelles, voilà tout. Mais, si Josias Lacoste n’avait pas cru devoir compléter cet outillage par trop primitif, ce qu’il n’avait pas fait, son neveu voulut le faire. Avec le concours du contre-maître, et en y mettant un bon prix, deux « rockers » furent ajoutés au matériel du 129.

Le rocker est tout simplement une boîte longue de trois pieds, large de deux, une sorte de bière montée sur bascule. À l’intérieur est placé un sas muni d’un carré de laine, qui retient les grains d’or en laissant passer le sable. À l’extrémité inférieure de cet appareil, auquel sa bascule permet d’imprimer des secousses régulières, une certaine quantité de mercure s’amalgame au métal, quand la finesse de celui-ci empêche qu’il soit retenu à la main.

Plutôt qu’un rocker, Ben Raddle aurait désiré établir un sluice, et, n’ayant pu s’en procurer un, il songeait à le construire. C’est un conduit en bois que sillonnent, de six pouces en six pouces, des rainures transversales. Lorsqu’on y lance un courant de boue liquide, la terre et le quartz sont entraînés, tandis que les rainures retiennent l’or en raison de son poids spécifique.

Ces deux procédés, assez efficaces, donnent de bons résultats, mais ils exigent l’installation d’une pompe pour élever l’eau jusqu’à l’extrémité supérieure du sluice ou du rocker, ce qui augmente notablement le prix de l’appareil. Lorsqu’il s’agit de claims de montagnes, on peut quelquefois utiliser des chutes naturelles, mais, à la surface des claims de rivières, il faut nécessairement recourir à un moyen mécanique qui nécessite une assez forte dépense.

L’exploitation du 129 fut donc recommencée dans des conditions meilleures.

Tout en philosophant à sa manière, Summy Skim ne se lassait pas d’observer avec quelle ardeur, quelle passion, Ben Raddle se livrait à ce travail.

« Décidément, se disait-il, Ben n’a point échappé à l’épidémie régnante, et fasse Dieu que je ne sois pas pris à mon tour ! Je crains bien que l’on n’en guérisse pas, même après fortune faite, et qu’il ne suffise pas d’avoir assez d’or !.. Non ! il faut en avoir trop, et peut-être trop n’est-il pas encore assez ! »

Les propriétaires du 129 n’en étaient pas là, à beaucoup près. Que ce gisement fût riche si l’on en voulait croire le contre-maître, soit ! En tout cas, il ne livrait pas généreusement ses richesses. Il y avait des difficultés pour atteindre la couche aurifère qui courait à travers le sol en suivant le cours du Forty Miles. Ben Raddle dut reconnaître que les puits n’avaient pas une profondeur suffisante et qu’il fallait les forer plus avant. Grosse besogne, à cette époque de l’année, où la gelée ne produisait plus la solidification des parois.

Mais, en vérité, était-il sage de se lancer dans ces travaux coûteux, et ne valait-il pas mieux les laisser aux syndicats ou aux particuliers qui se rendraient acquéreurs du claim ? Ben Raddle ne devait-il pas se borner au rendement des plats et du rocker ?

Il est vrai que les plats atteignaient à peine un quart de dollar. Au prix où l’on payait le personnel, le profit était mince, et l’on pouvait se demander si les prévisions du contre-maître reposaient sur des bases sérieuses.

Pendant le mois de juin, le temps fut assez beau. Plusieurs orages éclatèrent, très violents parfois, mais passèrent vite. Les travaux interrompus étaient aussitôt repris le long du Forty Miles Creek.

Dans les premiers jours de juillet, tout ce que les propriétaires du claim 129 purent faire, ce fut d’envoyer à Dawson une somme de trois mille dollars qui fut déposée au crédit de leur compte dans les caisses de l’American Trading and Transportation Company.

« J’en mettrais de ma poche, si elle n’était pas vide, disait Summy Skim, pour leur envoyer davantage, afin qu’ils regrettent d’avoir laissé échapper le claim 129… Mais trois mille dollars !.. Ils vont rire de nous.

— Patience, Summy, patience ! répondait Ben Raddle. Ça viendra. »

En tout cas, pour que ça vienne, comme disait l’ingénieur, il fallait agir vite. En juillet, la belle saison n’a plus que deux mois à courir. Le soleil, qui se couche à dix heures et demie, reparaît avant une heure du matin au-dessus de l’horizon. Et encore, entre son lever et son coucher, règne-t-il un crépuscule qui laisse à peine voir les constellations circumpolaires. Avec une seconde équipe remplaçant la première, les prospecteurs auraient pu continuer le travail. C’est ainsi qu’on procédait sur les placers situés au delà de la frontière, sur le territoire de l’Alaska, où les Américains déployaient une incroyable activité.

Au grand regret de Ben Raddle, il était impossible de les imiter. Lorique, malgré ses recherches, n’avait pu réunir plus de quarante travailleurs.

Sur le claim 127 bis, Jane Edgerton se heurtait à une difficulté semblable. Force lui était de se contenter d’une dizaine d’ouvriers. À n’importe quel prix, impossible d’en trouver davantage.

Tous les soirs, Summy Skim et Ben Raddle étaient tenus au courant du résultat de ses efforts. Sans se maintenir au niveau de la première expérience, la teneur du claim était encourageante. Le rendement moyen des plats s’élevait à quatre dollars et les plats de dix dollars n’étaient pas rares. Dix ouvriers habiles auraient dû suffire, dans ces conditions, pour assurer un bénéfice de plusieurs centaines de mille francs en fin de saison.

Malheureusement, les ouvriers de Jane Edgerton étaient presque tous occupés au déblaiement du terrain, et, malgré le dévouement et la force prodigieuse de Patrick, ce travail avançait lentement. Une plus grande surface de sable apparaissait cependant peu à peu, à mesure que les rochers étaient précipités à l’étage inférieur, et l’on pouvait prévoir que, vers le milieu du mois de juillet, le claim 127 bis commencerait à donner à sa propriétaire de sérieux profits.

Les perspectives étaient moins riantes sur le claim 129, en dépit de l’activité déployée par Ben Raddle.

On ne s’étonnera pas, étant donné son tempérament, qu’il voulût parfois prendre directement part à la besogne. Il ne dédaignait point de se joindre à ses ouvriers, tout en les surveillant, et, le plat à la main, de laver les boues du 129. Souvent aussi, il manœuvrait lui-même les rockers, tandis que Summy le considérait d’un air narquois. Celui-ci, du moins, gardait tout son calme, et c’est en vain que son cousin s’efforçait de lui communiquer un peu de sa passion.

« EH BIEN, SUMMY, TU N’ESSAYES PAS ? » (Page 221.)

« Eh bien, Summy, tu n’essaies pas ? disait-il.

— Non, répondait invariablement Summy Skim, je n’ai pas la vocation.

— Ce n’est pas difficile, pourtant. Un plat qu’on agite, dont on délaie le gravier, et au fond duquel restent les parcelles d’or !

— En effet, Ben. Mais, que veux-tu, ce métier ne me plaît pas. Non, quand bien même on me paierait deux dollars l’heure !

— Je suis sûr que tu aurais la main heureuse ! soupirait Ben Raddle avec une expression de regret.

Un jour, pourtant, Summy Skim se laissa fléchir. Docilement, il prit le plat, y versa de la terre qui venait d’être extraite de l’un des puits, et, après avoir transformé cette terre en vase liquide, il l’écoula peu à peu.

Pas la moindre trace de ce métal que Summy Skim ne cessait de maudire !

— Bredouille ! dit-il. Pas même de quoi me payer une pipe de tabac ! »

Summy était plus heureux à la chasse. Bien que le hasard de la poursuite l’amenât presque tous les jours — comme s’il l’eût fait exprès ! — jusqu’au claim 127 bis, où il perdait un temps précieux, en attendant que Jane Edgerton cessât le travail, il revenait en général le carnier abondamment garni. Que ce persistant succès fût dû à ses talents de chasseur, il n’y avait pas lieu d’en douter, mais l’abondance du gibier de poil et de plume dans les plaines et dans les gorges voisines y était aussi pour quelque chose. À défaut d’orignals, dont il n’avait pu réussir à apercevoir un seul échantillon, les caribous se rencontraient fréquemment dans les bois. Quant aux bécassines, aux perdrix de neige, aux canards, ils pullulaient à la surface des marécages des deux côtés du Forty Miles Creek. Summy Skim se consolait donc de son séjour prolongé au Klondike, non sans regretter la giboyeuse campagne de Green Vaylle.

Pendant la première quinzaine de juillet, le lavage donna de meilleurs résultats. Le contre-maître était enfin tombé sur la véritable couche aurifère qui devenait plus riche en se rapprochant de la frontière. Les plats et les rockers produisaient une somme importante en grains d’or. Bien qu’aucune pépite de grande valeur n’eût été recueillie, le rendement de cette quinzaine ne fut pas inférieur à trente-sept mille francs. Voilà qui justifiait les dires de Lorique et qui devait surexciter l’ambition de Ben Raddle.

Par les rumeurs circulant entre les ouvriers, on savait, sur le claim 129, qu’une amélioration identique était constatée sur le claim 131 du Texien Hunter, à mesure que l’exploitation gagnait vers l’Est. Nul doute, d’après l’enrichissement graduel de la couche aurifère dans les deux sens, qu’il n’y eût une poche, une bonanza, aux environs de la frontière, et peut-être à la frontière même.

Excités par cette perspective, les ouvriers de Hunter et de Malone et le personnel des deux Canadiens s’avançaient l’un vers l’autre. Le jour ne tarderait pas où ils se rencontreraient sur le tracé actuel de la frontière contestée par les deux États.

Les recrues des Texiens — une trentaine d’hommes — étaient tous d’origine américaine. Il eût été difficile de réunir plus déplorable troupe d’aventuriers. De mines peu rassurantes, sortes de sauvages, violents, brutaux et querelleurs, ils étaient bien dignes, en un mot, de leurs maîtres si désavantageusement connus dans la région du Klondike.

En général, d’ailleurs, une certaine différence existe entre les Américains et les Canadiens employés sur les gisements. Ceux-ci se montrent d’ordinaire plus dociles, plus tranquilles, plus disciplinés. Aussi les syndicats leur donnent-ils d’ordinaire la préférence. Les sociétés américaines, toutefois, recherchent plutôt leurs compatriotes, malgré leur violence, leur tendance à la rébellion, leur emportement dans ces rixes presque quotidiennes provoquées par les liqueurs fortes, qui font d’immenses ravages dans les régions aurifères. Il est rare qu’un jour s’écoule sans que la police ait à intervenir sur un claim ou sur un autre. Coups de poignard et coups de revolver s’échangent, et parfois il y a mort d’homme. Quant aux blessés, il faut les diriger sur l’hôpital de Dawson City, déjà encombré des malades que les épidémies permanentes y envoient sans cesse.

Pendant la troisième semaine de juillet, l’exploitation continua d’être fructueuse, sans que ni Ben Raddle, ni Lorique, ni leurs hommes eussent jamais recueilli une pépite de valeur. Mais enfin les profits étaient très supérieurs aux dépenses, et, le 20 juillet, un nouvel envoi de douze mille dollars put être fait, au crédit de MM. Summy Skim et Ben Raddle, dans les caisses de l’American Trading and Transportation Company.

Summy Skim se frottait les mains.

« C’est M. William Broll, dit-il, qui va faire une tête ! »

Il n’était pas douteux désormais, en effet, que les bénéfices de la campagne ne s’élevassent à beaucoup plus de cent mille francs. Il y aurait donc lieu de tenir haut le prix du 129, lorsque les acquéreurs se présenteraient.

Sur le claim 127 bis, les événements prenaient également une tournure favorable. Jane Edgerton, une faible partie de son terrain déblayée, arrivait enfin à la période de rendement. Déjà, plus de trois mille dollars de poudre d’or lui appartenant étaient mis en réserve dans la maisonnette des deux cousins, en attendant le prochain envoi à Dawson. Selon toute probabilité, elle aurait, en fin de saison, retiré de son claim une cinquantaine de mille francs, malgré les difficultés et les lenteurs du début.

Vers la fin de juillet, Summy Skim fit une proposition non dénuée de quelque apparence de raison :

« Je ne vois pas pourquoi, dit-il, on serait obligé de rester ici, et pourquoi mademoiselle Jane et nous, nous ne vendrions pas nos claims ?

— Parce que, répondit Ben Raddle, cette opération ne peut se faire à de bons prix avant la rectification de la frontière.

— Eh ! riposta Summy, que le diable emporte le cent quarante et unième méridien ! Une vente peut se faire par correspondance, par intermédiaire, à Montréal, dans l’étude de maître Snubbin, aussi bien qu’à Dawson City.

— Non dans des conditions aussi favorables, répliqua Ben Raddle.

— Pourquoi ? puisque nous sommes maintenant fixés, mademoiselle Jane et nous, sur la valeur de nos claims ?

— Dans un mois ou six semaines, nous le serons bien davantage, déclara l’ingénieur, et ce n’est plus quarante mille dollars qu’on nous offrira du 129, ce sera quatre-vingt mille, cent mille dollars !

— Que ferons-nous de tout cela ? s’écria Summy Skim.

— Bon usage, sois-en sûr, affirma Ben Raddle. Ne vois-tu donc pas que la couche devient de plus en plus riche à mesure qu’on avance vers l’Ouest ?

— Oui, mais, à force d’avancer, on finira par arriver au 131, fit observer Summy Skim, et, lorsque nos hommes se trouveront en contact avec ceux de ce délicieux Hunter, je ne sais trop ce qui se passera. »

En effet, il y avait lieu de redouter qu’une lutte s’engageât alors entre les deux personnels qui se rapprochaient chaque jour de la limite mitoyenne des deux placers. Déjà même des injures avaient été échangées, et de violentes menaces se faisaient parfois entendre. Lorique avait eu maille à partir avec le contremaître américain, sorte d’athlète brutal et grossier, et l’on pouvait craindre que ces injures ne dégénérassent en voies de fait, lorsque Hunter et Malone seraient de retour. Plus d’une pierre avait été lancée d’un claim à l’autre… non pas, toutefois, sans qu’on se fût assuré qu’elles étaient veuves de la moindre parcelle d’or.

Dans ces circonstances, Lorique, secondé par Ben Raddle, faisait tout ce qu’il pouvait pour retenir ses ouvriers. Au contraire, le contre-maître américain ne cessait d’exciter les siens, et ne laissait échapper aucune occasion de chercher querelle à Lorique.

La prospection donnait, d’ailleurs, de moins bons résultats en territoire américain, et, pour le moment du moins, le 131 ne valait pas le 129 ; il semblait même que l’enrichissement de la couche aurifère manifestait une tendance à se détourner vers le Sud en s’écartant de la rive du Forty Miles Creek, et l’on pouvait croire que la poche, la bonanza poursuivie serait trouvée en territoire canadien.

Le 27 juillet, les deux équipes n’étaient plus qu’à dix mètres l’une de l’autre. Quinze jours ne s’écouleraient pas avant qu’elles se fussent rejointes sur la ligne séparative. Summy Skim n’avait donc pas tort de prévoir et de craindre quelque collision.

Or, précisément à la date du 27 juillet, un incident vint aggraver singulièrement la situation.

Hunter et Malone étaient reparus sur le claim 131.