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Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 15

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 443-460).


XV

OÙ JANE EDGERTON, SUMMY SKIN ET BEN RADDLE N’Y COMPRENNENT PLUS RIEN.


Oui, cet or si âprement poursuivi par Hunter, le destin implacable ne le lui donnait qu’avec la mort. Quelle n’avait pas été sa soif du précieux et malfaisant métal ! Que de crimes commis, combien plus encore projetés pour arriver à en posséder des parcelles ! Et, par un ironique retour du sort, c’était l’or même qui broyait ce cerveau où s’étaient formés tant de rêves criminels !

Ben Raddle avait machinalement mesuré de l’œil l’étonnant projectile qui venait de le débarrasser de son ennemi, et il n’en estimait pas la valeur à moins d’une centaine de mille francs. Cette masse, devenue son incontestable propriété, suffirait donc amplement à couvrir les frais de l’expédition, et permettrait même d’allouer une modeste prime à chacun des audacieux mais malheureux explorateurs.

Quel dénouement à côté de celui sur lequel tous avaient compté ! Des incalculables trésors du volcan, on n’emporterait que cet unique échantillon !

Sans doute, l’hostilité des Texiens avait contrarié les plans de Ben Raddle. Pour la défense de sa caravane, il avait dû précipiter le dénouement. Mais, en somme, quand même il eût été libre de choisir son jour et son heure, l’or que renfermait le cratère n’en aurait pas moins été perdu pour lui, puisque c’était du côté de la mer que le Golden Mount projetait ses matières éruptives.

« Tout le malheur, conclut le Scout, quand les esprits se furent un peu calmés, c’est que le cratère du volcan ait été inabordable quand nous sommes arrivés.

— En effet, approuva Summy Skim. Jacques Ledun l’avait cru éteint alors qu’il n’était qu’endormi. Il s’est réveillé quelques semaines trop tôt !

C’était, en effet, cette mauvaise chance qui avait fait perdre à Ben Raddle tous les bénéfices de sa campagne. Quoi qu’on pût lui dire, il ne parviendrait jamais à s’en consoler.

— Voyons, mon pauvre Ben, dit Summy Skim, un peu de courage et de philosophie !.. Renonce à tes rêves, et contente-toi d’être heureux dans notre cher pays dont nous sommes si loin depuis dix-huit mois ! »

Ben Raddle serra la main de son cousin, et, chassant sa tristesse d’un énergique effort, reprit sur-le-champ la direction de la caravane.

Il y avait lieu de réédifier le camp, hors des atteintes du volcan, même dans le cas d’un changement de direction dans l’écoulement des laves. Ce camp n’aurait d’ailleurs qu’une existence éphémère, puisqu’on n’avait plus aucun motif de s’attarder dans ces régions hyperboréennes.

L’emplacement en ayant été choisi à deux kilomètres en amont sur la rive du Rubber, on se mit aussitôt à l’œuvre. Une dizaine d’hommes furent envoyés de l’autre côté du canal, avec mission de réunir tout ce qui pouvait être sauvé de l’ancien matériel. D’autres chargèrent du butin conquis les propres chariots des vaincus. Le reste de la caravane se lança à la poursuite des chevaux échappés, dont plusieurs furent assez facilement capturés.

Avant la fin du jour, le nouveau campement était installé d’une manière, en somme, suffisamment confortable.

La nuit fut tranquille. On veilla par prudence, afin de parer à un retour offensif des survivants de la bande dispersée, mais le calme ne fut troublé que par la grande voix de l’éruption.

Pendant les quelques heures d’obscurité, quel spectacle que celui de cette éruption dans sa première violence ! La poudre d’or, chauffée à blanc et lancée par une formidable puissance, s’arrondissait en dôme au-dessus du cratère. Plus haut que cette voûte de feu, les flammes montaient en hurlant jusqu’à la zone des nuages, et éclairaient d’une lumière sinistre toute la contrée jusqu’aux limites de l’horizon.

Le canal continuait à s’écouler dans la terre irritée. Si rien ne venait combler la blessure faite au flanc de la montagne, pendant combien de semaines et de mois les eaux du vaste estuaire n’allaient-elles pas l’alimenter ?

« Qui sait même, dit au matin le Scout à Summy Skim, si une telle inondation ne finira pas par éteindre le volcan ?

— C’est bien possible, Bill, mais, pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela à Ben ! Il serait capable d’attendre !.. Et pourtant, il n’y a plus rien maintenant à récolter dans le cratère ! »

Summy Skim avait tort de s’inquiéter. Le parti de Ben Raddle était pris et bien pris. Une fois de plus il s’inclinait devant la force des choses. Le claim 129 noyé sous les eaux, le Golden Mount vidé dans la mer, c’étaient là deux faits contre lesquels il ne pouvait rien et dont il était, par conséquent, décidé à ne pas encombrer son cerveau. Pour lui, ces deux déceptions, c’était déjà du passé, et résolument il se tournait vers l’avenir.

L’avenir, l’avenir le plus proche du moins, c’était Dawson City. Et Dieu sait pourquoi cette ville vers laquelle l’ingénieur dirigeait sa pensée se synthétisait pour lui en une chambre d’hôpital où une blonde jeune fille disait posément des choses douces et sensées. Affaire de contraste, sans doute. Au milieu du désordre général qui l’entourait, il évoquait involontairement, comme pour rétablir l’équilibre, l’image de ce calme limpide.

Le lendemain, dès cinq heures, il fit part à ses compagnons de sa décision de commencer, le jour même, à redescendre vers le Sud. Il s’attendait à des résistances. Il n’en rencontra pas. L’espoir était envolé et le courage avec lui. Tous poussèrent, au contraire, un soupir de soulagement en apprenant qu’on allait s’engager sur la route du retour.

Avant que ne fût donné le signal du départ, Ben Raddle et le Scout suivirent une dernière fois la base du volcan. L’éruption avait-elle lancé de ce côté quelques fragments de quartz aurifères ?

Non. Le bloc qui, après avoir exécuté Hunter, était venu rouler aux pieds de l’ingénieur resterait le seul souvenir que l’on rapporterait du Haut-Dominion.

L’éruption n’avait pas dévié. Toutes les substances : pierres, scories, laves, cendres, projetées vers le Nord, ne cessaient de retomber dans la mer, parfois même à deux kilomètres du rivage. Quant à l’intensité du phénomène, elle n’avait subi aucune diminution, et il eût été radicalement impossible d’atteindre le sommet du Golden Mount.

Pendant que Ben Raddle et le Scout procédaient à cette exploration, Jane Edgerton s’approcha de Summy Skim, qui, assis dans l’herbe, fumait placidement sa pipe. Comme peu de temps auparavant, lors de la dernière ascension, la jeune fille avait une allure lasse, un peu brisée, qui la rendait plus charmante encore.

« Il faut me pardonner, monsieur Skim, dit-elle avec une sorte de trouble, si je ne vous ai pas remercié comme il convient, mais c’est ce matin seulement que j’ai appris combien de reconnaissance je vous dois une fois de plus.

— Quel est le bavard ?.. commença Summy irrité.

— Patrick m’a tout dit, interrompit Jane doucement. Je sais que, si je suis en vie, c’est à votre adresse et à votre sang-froid, d’abord, à votre courage ensuite, que j’en suis redevable… Un jour, ajouta-t-elle avec un timide et touchant sourire, j’ai eu l’outrecuidance de me dire quitte envers vous. Je reconnais aujourd’hui qu’il me sera impossible d’y parvenir.

— C’est Patrick qui vous a ainsi monté la tête, mademoiselle Jane ? répondit indirectement Summy. Il est modeste, dans ce cas, car c’est lui qui a tout fait en réalité.

— Non, monsieur Skim, insista Jane avec plus de chaleur. Je sais quel rôle a joué Patrick, et je lui garde dans mon cœur la place à laquelle il a droit. Mais je sais aussi quel a été le vôtre.

— Le mien ?.. se récria Summy. J’ai joué le rôle d’un chasseur, voilà tout. Un chasseur voit quelque chose qui se sauve devant lui… il tire. C’est bien simple…

Summy s’arrêta brusquement, et, simulant une vive colère :

« Et puis, en voilà assez là-dessus. Je ne veux plus que l’on me parle de cette affaire.

— Soit, accorda Jane Edgerton, on n’en parlera plus… Mais j’y penserai toujours. »

La caravane s’ébranla vers huit heures. L’ingénieur et Summy Skim prirent la tête, précédant Jane Edgerton installée dans la carriole conduite par Neluto. Les chariots, chargés du matériel de campement, suivaient sous la direction du Scout.

La nourriture était largement assurée, la chasse et la pêche ayant permis d’économiser les conserves durant les semaines passées au Golden Mount. D’ailleurs, tout en faisant route, les chasseurs ne manqueraient ni de perdrix, ni de canards, ni de gros gibier. Si Summy Skim avait la chance d’abattre enfin un de ces fameux orignals, peut-on aller jusqu’à dire qu’il ne regretterait pas son voyage ?

Le temps était incertain, ce qui n’avait rien d’étonnant, la belle saison étant déjà très avancée. Il y avait lieu d’espérer, cependant, que la capitale du Klondike serait atteinte avant le mois de septembre, et qu’on n’aurait pas à souffrir du froid durant les haltes de nuit.

Lorsque la caravane s’arrêta pour le déjeuner, le Golden Mount était encore visible à l’horizon. Ben Raddle s’était retourné, il ne pouvait détacher ses regards des tourbillons de fumée qui s’élevaient de sa cime.

BEN RADDLE NE POUVAIT DÉTACHER SES REGARDS DES TOURBILLONS DE FUMÉE. (Page 447.)

« Allons, Ben, allons, lui dit Summy Skim, l’or s’en va en fumée, comme tant de choses en ce bas monde. N’y pensons plus. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut regarder, c’est par là. »

Et la main de Summy se tendait vers le Sud-Est, dans la direction approximative du cher et lointain Montréal.

D’un commun accord, Ben Raddle et le Scout avaient adopté pour le retour un nouvel itinéraire. Au lieu de faire un crochet dans l’Est, de manière à passer par Fort Mac Pherson, on marcherait au Sud en ligne droite. Ainsi la route serait sensiblement raccourcie. Quant à l’eau, on n’avait pas à craindre d’en manquer dans cette région sillonnée de creeks, surtout quand on serait à proximité des sources de la Porcupine River.

Vers la fin du premier jour de marche, l’attention des conducteurs fut attirée par de nombreuses crevasses dont la terre était couturée. Il fallait faire d’incessants détours qui diminuèrent dans une notable proportion le chemin utile parcouru. Si cet inconvénient persistait, on serait dans l’obligation d’obliquer à droite ou à gauche jusqu’à ce qu’on eût trouvé un sol plus propice au roulage.

Heureusement, après quelques kilomètres, la situation se modifia favorablement. Les sillons plus profonds se firent en même temps plus rares. Ils semblaient se réunir par degrés, les uns aux autres, de telle sorte qu’il ne resta bientôt qu’un petit nombre de crevasses agrandies dont chacune totalisait celles qui avaient contribué à la former.

Cette loi se poursuivit jusqu’au bout avec une rigueur mathématique. À soixante kilomètres du Golden Mount, il n’en existait plus qu’une seule, mais d’une telle taille que le nom de ravin lui eût mieux convenu. Cette cassure, profonde de quinze mètres, large de soixante, aux bords déchiquetés comme à la suite d’un violent arrachement, courait du Nord au Sud avec quelques degrés de déviation vers l’Ouest. Elle paraissait donc se diriger presque exactement vers Dawson City, et la caravane n’eut qu’à suivre son bord oriental pour ne pas s’écarter d’une droite géométrique.

Cette circonstance singulière était naturellement l’objet des conversations de tous. L’énorme fossé s’en allait à perte de vue, implacablement rectiligne. À ses pentes que n’égayait pas la plus petite touffe d’herbe, à la netteté des fragments d’humus que nulle pluie n’avait encore lavés, on reconnaissait qu’il devait être de création récente. Quelle force avait pu accomplir d’un seul coup une œuvre aussi gigantesque ?

« Le Golden Mount, répondit Ben Raddle à Summy Skim qui l’interrogeait à ce sujet. C’est une réaction secondaire du volcan. Avant l’éruption proprement dite, nous avons ressenti, si tu t’en souviens, une violente secousse sismique, et l’horizon du Sud a été pendant un certain temps tout empâté de poussière. Tu connais maintenant l’origine de cette poussière.

— À une telle distance de la montagne ! se récria Summy Skim.

— Cela n’a rien de surprenant, affirma l’ingénieur. Les volcans, avant d’entrer en éruption, causent souvent des désordres à une distance infiniment plus grande. Mais tout s’apaise, dès que la pression intérieure réussit à se frayer une issue suffisante par le cratère. C’est bien ce qui s’est passé ici. »

On ne franchit le cercle polaire que le 12 août. La route, plus courte, était aussi plus mauvaise, et l’on ne parvenait pas à dépasser une moyenne de douze à quinze kilomètres par jour. Le Scout regrettait vivement de n’avoir pas refait en sens inverse la route de Fort Mac Pherson.

Par bonheur, la santé générale se maintenait dans un état satisfaisant. Ces vigoureux Canadiens, rompus aux fatigues, restaient valides en dépit des pires épreuves.

La vaste crevasse ouverte par l’effort volcanique accompagnait toujours la caravane dans son exode vers le Sud. Cependant, cent kilomètres au delà du cercle polaire, elle parut perdre de son importance première. Les bords se rapprochaient, le fond se comblait. Cette modification, toutefois, ne s’opérait que très lentement, et l’on pouvait encore aisément discerner cette fidèle compagne de route, quand, cinquante kilomètres plus loin, elle obliqua plus fortement sur la droite, et, d’abîme devenue simple fêlure, alla se perdre dans l’horizon de l’Ouest.

Les hauteurs qui encadrent la capitale du Klondike apparurent le 3 septembre. Quelques instants après midi, on s’arrêtait enfin devant la porte de Northern Hotel.

Ce fut le signal de la dislocation. Patrick et Neluto se dirigèrent vers la maison du faubourg où ils comptaient bien retrouver leur ami Lorique. Le Scout conduisit ses hommes et son matériel augmenté de celui de Hunter à son dépôt de Dawson. Quant aux anciens mineurs du 129, ils se répandirent dans la ville, et se mirent en quête de logements.

Pendant ce temps, Jane Edgerton, Summy Skim et Ben Raddle, auxquels les épreuves endurées n’avaient pu faire perdre le souvenir des raffinements de la civilisation, se livraient avec délice à une exagération de toilette. En dépit des prix excessifs de Dawson, tout y passa : bain, coiffeur, tailleur et couturière, lingère et chemisier. Vers trois heures, ils se retrouvaient tous trois, reposés, ragaillardis, transformés, dans le hall de Northern Hotel.

Tandis que Jane, impatiente d’embrasser sa cousine, se dirigeait en hâte vers l’hôpital, Ben et Summy se rendirent aux bureaux de l’Anglo-American Transportation and Trading Company, où, avant de partir, ils avaient déposé ce qui leur restait de fonds. Il fallait penser à la question d’argent. Quelle que fut la valeur de la masse d’or projetée par le Golden Mount, ils étaient pour l’instant fort dépourvus d’espèces monnayées.

Ce fut Summy qui présenta au guichet un chèque que le préposé reçut d’un air nonchalant, qui se transforma instantanément en un air effaré dès qu’il eut jeté les yeux sur les noms dont ce chèque était signé. Le guichet se referma aussitôt d’un coup sec, puis, derrière le grillage, il y eut un bruit de remue-ménage dont les deux cousins furent très intrigués.

En attendant que fussent accomplies, à l’abri des regards profanes, les formalités prescrites pour le payement d’un chèque, les deux cousins se transportèrent à un autre guichet où ils remirent le bloc d’or envoyé par le Golden Mount dans de si dramatiques circonstances. Le préposé aux matières précieuses, en recevant cette pépite phénoménale, ne montra pas la superbe indifférence de son collègue des comptes courants. Il manifesta, au contraire, par la vivacité de ses gestes, la surprise que lui causait ce merveilleux échantillon des richesses minières. Le bloc était splendide, en effet. Nettoyé, frotté, débarrassé de la moindre parcelle de matière étrangère, il étincelait dans sa robe jaune et réfléchissait la lumière du jour par ses mille facettes.

Quand le représentant de la Trading Company eut suffisamment exprimé son admiration, il procéda à la pesée que suivit un rapide calcul.

« Vingt mille six cent trente-deux dollars, cinquante cents[1] annonça-t-il.

Ben Raddle acquiesça du geste.

« Au crédit de messieurs ?.. interrogea le préposé, la plume en suspens.

— Summy Skin1 et Ben Raddle, » compléta l’ingénieur.

Comme précédemment, le guichet se ferma d’un coup sec, et il y eut derrière le grillage ce même remue-ménage qui avait déjà excité la curiosité des deux cousins.

Quelques minutes s’écoulèrent. Ben Raddle, peu patient de son naturel, commençait à se demander tout haut si l’on ne se moquait pas de lui, lorsqu’un employé paraissant d’un grade élevé vint, à travers la salle, prier MM. Summy Skim et Ben Raddle de bien vouloir prendre la peine de le suivre, M. William Broll désirant leur parler.

Ceux-ci, quel que fût leur étonnement, obéirent à la courtoise invitation et se trouvèrent en peu d’instants en présence du sous-directeur, qui était pour eux une vieille connaissance.

« Je vous prie de m’excuser, messieurs, si je vous ai dérangés, dit-il. Mais j’avais donné l’ordre de me prévenir la première fois que l’un de vous se présenterait dans nos bureaux. Je me félicite de vous y recevoir tous les deux en même temps.

Summy Skim et Ben Raddle saluèrent, sans exprimer autrement leur surprise de l’honneur qui leur était fait.

« Je ne pouvais, vous le comprendrez, continua le sous-directeur, laisser partir, sans les avoir priés d’agréer nos compliments, les plus importants clients de notre maison.

Les deux cousins, d’un même mouvement, relevèrent les yeux sur leur interlocuteur. M. William Broll était-il atteint de folie subite ? Ou bien l’Anglo-American Transportation and Trading Company en était-elle réduite à cet excès de misère que leur médiocre crédit eût une telle importance dans ses livres ?

« Ah ! reprenait pendant ce temps le sous-directeur, vous devez souvent vous moquer de nous, et il faut avouer que vous en avez le droit. Avons-nous assez manqué de flair ! Quand je pense que nous nous sommes laissés arrêter par une misérable question de frontière ! Quand je pense que nous avions estimé à cinq mille dollars, — oui, à cinq mille dollars ! — votre propriété !.. Enfin, il n’y a pas à craindre que vous nous reprochiez notre aveuglement, puisque c’est à lui que vous devez d’être les heureux propriétaires du 129.

— Du 129 ? répétèrent ensemble Summy Skim et Ben Raddle littéralement ahuris.

— Du merveilleux, de l’extraordinaire, du prodigieux 129  !

Et si le prolixe sous-directeur s’en tenait à ces trois épithètes, c’est, évidemment, qu’il n’en trouvait pas d’autres !

— Pardon, mais… commença Summy Skim suffoqué.

Ben Raddle, qui n’était jamais bien long à retrouver le Nord dans toutes les circonstances de la vie, lui coupa la parole.

— Que voulez-vous, monsieur le sous-directeur, en affaire tout n’est qu’heur et malheur, dit-il en affectant le ton le plus naturel. Vous retrouverez une autre occasion.

— Jamais comme celle-là, affirma énergiquement William Broll. Il n’existe pas au Klondike, ni ailleurs, de gisement comparable au vôtre. Certes, je conçois que vous en ayez douté longtemps. Pendant un an vous avez dû tâtonner, lutter de toutes les manières, et nous n’avons eu, à notre grand regret, que des rapports trop rares. Mais vous êtes, maintenant, royalement payés de vos peines, ainsi que le prouvent les envois que vous nous faites tous les jours depuis un mois.

— Tous les jours ? balbutia Summy Skim.

— Ou presque tous, du moins.

— Depuis un mois, vous croyez ? insinua Ben Raddle d’une voix plus assurée.

Le sous-directeur parut chercher dans ses souvenirs.

— Mon Dieu, oui, dit-il, il y a près d’un mois que nous avons reçu le premier de vos envois actuels.

— Vraiment ! fit Ben Raddle d’un ton bonasse.

— Du reste, ajouta M. William Broll, si vous avez besoin de connaître la date exacte de ce premier envoi, nous la trouverons sur nos livres.

Il appuya sur un timbre. Un employé parut aussitôt.

« Faites-moi monter, lui dit le sous-directeur, le compte-courant de MM. Summy Skim et Ben Raddle, propriétaires du claim 129.

L’employé disparut.

« Cela me permettra de vous donner votre solde exact par la même occasion. Voilà qui ne manquera pas non plus d’un certain intérêt, s’écria M. William Broll, en riant largement.

On apportait le registre. Le sous-directeur l’ouvrit devant lui.

« Voyez vous-mêmes, messieurs, dit-il. Je ne me trompais guère. Nous sommes aujourd’hui le 3 septembre et votre premier envoi est du 5 août…

— Le 5 août !.. se disait en lui-même Summy Skim. Un an, jour pour jour, après l’inondation du claim 129 !..

— Quant à votre solde… continuait le sous-directeur en suivant de l’œil les longues colonnes de chiffres. Voyons !.. Ah ! le voici… Voulez-vous prendre note ?

Ben Raddle s’empara d’un crayon et écrivit sous la dictée d’une main, ferme :

« Trois millions trois cent huit mille quatre cent trente et un dollars quatre-vingt-dix cents[2]… Et encore sans y comprendre votre livraison d’aujourd’hui, qui porte le total général à trois millions trois cent vingt-neuf mille soixante-quatre dollars quarante cents[3].

L’ingénieur avait écrit avec soin ces chiffres vertigineux. Si Summy Skim, ému de pitié pour sa propre cervelle, avait simplement pris le parti de ne plus penser, il réfléchissait, lui, pendant que William Broll continuait sur le mode dithyrambique :

« Ah ! votre envoi d’aujourd’hui !.. C’est le plus merveilleux de tous, non par la somme assurément, mais par la beauté extraordinaire de l’échantillon !.. Quelle pépite, by God !.. Je la crois vraiment unique au monde, et le 129 seul pouvait en donner une de cette taille !..

Ben Raddle avait terminé ses réflexions. Que le sous-directeur fût fou et fou à lier, cela ne faisait aucun doute. Il y avait en tous cas un moyen bien simple de s’en assurer. Il expliqua d’un air détaché :

— Nous étions venus, mon cousin et moi, dans l’intention de toucher un petit chèque de mille dollars ; mais, puisque nous sommes de passage à Dawson, je réfléchis que nous ferions bien de prendre une somme plus importante.

— À vos ordres, messieurs, répondit M. Broll. Quelle somme désirez-vous ?

— Cent mille dollars[4], dit Ben Raddle froidement.

On allait bien voir. Si le sous-directeur était fou, il n’était pas croyable que tous les employés le fussent devenus en même temps. La plaisanterie prendrait fin, lorsqu’il faudrait effectivement verser une pareille somme.

— À vos ordres, messieurs, répéta M. Broll à la demande formulée par Ben Raddle. Le temps de compter ces cent mille dollars et on les portera à votre hôtel en même temps que le reçu. »

« Nous pouvons les attendre longtemps, » se disait Ben Raddle, en prenant congé du sous-directeur qui reconduisit ses deux visiteurs jusqu’à la porte en manifestant la plus grande amabilité.

Summy s’était levé en même temps que son cousin, et l’avait suivi avec la docilité d’un petit enfant.

« Qu’est-ce que tu penses de ça, Ben ? bégaya-t-il, dès qu’ils furent dans la rue.

— Rien, » répondit Ben Raddle plus troublé qu’il ne voulait le paraître.

Le reste de la route se fit en silence et les deux cousins arrivèrent à Northern Hotel sans échanger d’autre parole.

En entrant dans le hall, ils y trouvèrent Jane Edgerton qui semblait les attendre impatiemment. La jeune fille avait dû éprouver, elle aussi, sa part d’émotion. Ses traits bouleversés exprimaient une cruelle inquiétude et son visage était baigné de larmes.

À cette vue, Summy Skim oublia sa fantastique entrevue avec le sous-directeur de l’Anglo-American Transportation and Trading Company. Il courut vers Jane Edgerton, lui prit affectueusement les mains.

« Qu’avez-vous, mademoiselle Jane ? interrogea-t-il. Que se passe-t-il ?

— Ma cousine a disparu, répondit Jane Edgerton en s’efforçant vainement de retenir ses sanglots.

« Ma cousine a disparu. » (Page 458.)

Ce fut au tour de Ben Raddle d’être ému.

— Miss Edith est disparue ? dit-il d’une voix troublée. C’est impossible !

— Rien n’est plus certain, cependant, affirma Jane Edgerton. En vous quittant, je suis allée à l’hôpital où j’ai trouvé le docteur Pilcox. C’est de lui que je tiens la nouvelle.

— Et le docteur Pilcox ne vous a donné aucun détail ?

— Il m’a dit qu’Edith l’avait quitté à l’improviste, sans aucun avertissement préalable, le 25 juillet dernier, à la première heure.

— Sans donner la raison de son départ ?

— Non.

— Sans dire où elle allait ?

— Pas davantage. Elle s’est bornée à annoncer qu’elle comptait être de retour au début de l’hiver.

— Et le docteur ne sait pas où elle est allée ?

— Il l’ignore.

— Voilà une aventure, par exemple ! s’écria l’ingénieur qui semblait en proie à une violente émotion.

À ce moment, un domestique pénétra dans le hall et annonça qu’un visiteur désirait parler à MM. Summy Skimet Ben Raddle.

« Faites entrer, répondit machinalement l’ingénieur.

Le nouveau venu portait à la main une sacoche assez volumineuse.

— Je suis chargé, dit-il, par notre sous-directeur, M. William Broll, d’apporter à ces messieurs les cent mille dollars qu’ils ont demandés, et de les prier de bien vouloir m’en donner reçu.

Tout en parlant, l’employé de la Transportation and Trading Company avait extrait de la sacoche des liasses de banknotes qu’il empilait au fur et à mesure sur la table.

— Si ces messieurs veulent bien vérifier ? suggéra-t-il.

Ben Raddle, dominant son trouble, compta méthodiquement les billets.

— D’accord, dit-il.

— Ces messieurs auront donc l’obligeance de signer mon reçu ? »

Ben Raddle prit la plume et apposa son nom d’une main ferme. Quant à Summy, il dut lui indiquer la place et presque lui guider la main. Summy vivait en plein rêve et n’était plus de ce monde.

Ce fut Ben Raddle qui reconduisit l’employé de la banque jusqu’à la porte. Puis il revint vers Jane Edgerton et son cousin.

Il les retrouva face à face, considérant le tas de banknotes qui recouvrait la table.

Summy Skim avait toujours son air désorienté. Jane Edgerton continuait à pleurer ; mais, à travers ses larmes, son regard quêteur interrogeait.

Ben Raddle n’était pas d’humeur à s’embarquer en de longues dissertations en vue d’éclaircir ce qu’il ne comprenait pas lui-même. Il s’était dominé jusque-là, mais la réaction se produisait maintenant et la force commençait à lui manquer. D’un geste las, il remit toute explication à plus tard.

Un instant, ils demeurèrent tous trois, debout, au milieu du hall. Puis, d’un même mouvement, ils se laissèrent tomber au fond de fauteuils qui ouvraient des bras accueillants, et leurs têtes se renversèrent sur de confortables dossiers. Longtemps ils restèrent ainsi, l’esprit tendu, Œdipes impuissants à deviner les énigmes du Sphinx, tandis qu’au dehors, sur la cité où le bruit de la vie s’apaisait, descendaient peu à peu les ombres du crépuscule.



  1. 106,876 fr. 35.
  2. 17,137,677 fr 25.
  3. 17,244,553 fr. 60.
  4. 518,000 fr.